Le comte de Monte-cristo beq Alexandre Dumas
Le Comte de Monte-Cristo
BeQ
Alexandre Dumas
Le Comte de Monte-Cristo
I
La Bibliothèque électronique du Québec
Collection À tous les vents
Volume 113 : version 1.04
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Le Comte de Monte-Cristo est présenté ici en
six volumes. Édition de référence : Le Comte de
Monte-Cristo, préface de Didier Decoin,
LArchipel, 1998.
Image de couverture : Le Comte de Monte-
Cristo, par Alexandre Dumas, illustré par G.
Staal, J. A. Beaucé, etc. Calmann-Lévy, Éditeur,
Paris, 1896.
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Le Comte de Monte-Cristo
I
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1
Marseille. Larrivée
Le 24 février 1815, la vigie de Notre-Dame de
la Garde signala le trois-mâts le Pharaon, venant
de Smyrne, Trieste et Naples.
Comme dhabitude, un pilote côtier partit
aussitôt du port, rasa le château dIf, et alla
aborder le navire entre le cap de Morgion et lîle
de Rion.
Aussitôt, comme dhabitude encore, la plateforme
du fort Saint-Jean sétait couverte de
curieux ; car cest toujours une grande affaire à
Marseille que larrivée dun bâtiment, surtout
quand ce bâtiment, comme le Pharaon, a été
construit, gréé, arrimé sur les chantiers de la
vieille Phocée, et appartient à un armateur de la
ville.
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Cependant ce bâtiment savançait ; il avait
heureusement franchi le détroit que quelque
secousse volcanique a creusé entre lîle de
Calasareigne et lîle de Jaros ; il avait doublé
Pomègue, et il savançait sous ses trois huniers,
son grand foc et sa brigantine, mais si lentement
et dune allure si triste, que les curieux, avec cet
instinct qui pressent un malheur, se demandaient
quel accident pouvait être arrivé à bord.
Néanmoins les experts en navigation
reconnaissaient que si un accident était arrivé, ce
ne pouvait être au bâtiment lui-même ; car il
savançait dans toutes les conditions dun navire
parfaitement gouverné : son ancre était en
mouillage, ses haubans de beaupré décrochés ; et
près du pilote, qui sapprêtait à diriger le
Pharaon par létroite entrée du port de Marseille,
était un jeune homme au geste rapide et à loeil
actif, qui surveillait chaque mouvement du navire
et répétait chaque ordre du pilote.
La vague inquiétude qui planait sur la foule
avait particulièrement atteint un des spectateurs
de lesplanade de Saint-Jean, de sorte quil ne put
attendre lentrée du bâtiment dans le port ; il
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sauta dans une petite barque et ordonna de ramer
au-devant du Pharaon, quil atteignit en face de
lanse de la Réserve.
En voyant venir cet homme, le jeune marin
quitta son poste à côté du pilote, et vint, le
chapeau à la main, sappuyer à la muraille du
bâtiment.
Cétait un jeune homme de dix-huit à vingt
ans, grand, svelte, avec de beaux yeux noirs et
des cheveux débène ; il y avait dans toute sa
personne cet air calme et de résolution particulier
aux hommes habitués depuis leur enfance à lutter
avec le danger.
« Ah ! cest vous, Dantès ! cria lhomme à la
barque ; quest-il donc arrivé, et pourquoi cet air
de tristesse répandu sur tout votre bord ?
Un grand malheur, monsieur Morrel !
répondit le jeune homme, un grand malheur, pour
moi surtout : à la hauteur de Civita-Vecchia, nous
avons perdu ce brave capitaine Leclère.
Et le chargement ? demanda vivement
larmateur.
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Il est arrivé à bon port, monsieur Morrel, et
je crois que vous serez content sous ce rapport ;
mais ce pauvre capitaine Leclère...
Que lui est-il donc arrivé ? demanda
larmateur dun air visiblement soulagé ; que lui
est-il donc arrivé, à ce brave capitaine ?
Il est mort.
Tombé à la mer ?
Non, monsieur ; mort dune fièvre cérébrale,
au milieu dhorribles souffrances. »
Puis, se retournant vers ses hommes :
« Holà hé ! dit-il, chacun à son poste pour le
mouillage ! »
Léquipage obéit. Au même instant, les huit ou
dix matelots qui le composaient sélancèrent les
uns sur les écoutes, les autres sur les bras, les
autres aux drisses, les autres aux hallebas des
focs, enfin les autres aux cargues des voiles.
Le jeune marin jeta un coup doeil nonchalant
sur ce commencement de manoeuvre, et, voyant
que ses ordres allaient sexécuter, il revint à son
interlocuteur.
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« Et comment ce malheur est-il donc arrivé ?
continua larmateur, reprenant la conversation où
le jeune marin lavait quittée.
Mon Dieu, monsieur, de la façon la plus
imprévue : après une longue conversation avec le
commandant du port, le capitaine Leclère quitta
Naples fort agité ; au bout de vingt-quatre heures,
la fièvre le prit ; trois jours après, il était mort...
« Nous lui avons fait les funérailles ordinaires,
et il repose, décemment enveloppé dans un
hamac, avec un boulet de trente-six aux pieds et
un à la tête, à la hauteur de lîle dEl Giglio. Nous
rapportons à sa veuve sa croix dhonneur et son
épée. Cétait bien la peine, continua le jeune
homme avec un sourire mélancolique, de faire
dix ans la guerre aux Anglais pour en arriver à
mourir, comme tout le monde, dans son lit.
Dame ! que voulez-vous, monsieur Edmond,
reprit larmateur qui paraissait se consoler de plus
en plus, nous sommes tous mortels, et il faut bien
que les anciens fassent place aux nouveaux, sans
cela il ny aurait pas davancement ; et du
moment que vous massurez que la cargaison...
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Est en bon état, monsieur Morrel, je vous en
réponds. Voici un voyage que je vous donne le
conseil de ne point escompter pour 25 000 francs
de bénéfice. »
Puis, comme on venait de dépasser la tour
ronde :
« Range à carguer les voiles de hune, le foc et
la brigantine ! cria le jeune marin ; faites
penaud ! »
Lordre sexécuta avec presque autant de
promptitude que sur un bâtiment de guerre.
« Amène et cargue partout ! »
Au dernier commandement, toutes les voiles
sabaissèrent, et le navire savança dune façon
presque insensible, ne marchant plus que par
limpulsion donnée.
« Et maintenant, si vous voulez monter,
monsieur Morrel, dit Dantès voyant limpatience
de larmateur, voici votre comptable, M.
Danglars, qui sort de sa cabine, et qui vous
donnera tous les renseignements que vous pouvez
désirer. Quant à moi, il faut que je veille au
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mouillage et que je mette le navire en deuil. »
Larmateur ne se le fit pas dire deux fois. Il
saisit un câble que lui jeta Dantès, et, avec une
dextérité qui eût fait honneur à un homme de
mer, il gravit les échelons cloués sur le flanc
rebondi du bâtiment, tandis que celui-ci,
retournant à son poste de second, cédait la
conversation à celui quil avait annoncé sous le
nom de Danglars, et qui, sortant de sa cabine,
savançait effectivement au-devant de larmateur.
Le nouveau venu était un homme de vingtcinq
à vingt-six ans, dune figure assez sombre,
obséquieux envers ses supérieurs, insolent envers
ses subordonnés : aussi, outre son titre dagent
comptable, qui est toujours un motif de répulsion
pour les matelots, était-il généralement aussi mal
vu de léquipage quEdmond Dantès au contraire
en était aimé.
« Eh bien, monsieur Morrel, dit Danglars,
vous savez le malheur, nest-ce pas ?
Oui, oui, pauvre capitaine Leclère ! cétait
un brave et honnête homme !
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Et un excellent marin surtout, vieilli entre le
ciel et leau, comme il convient à un homme
chargé des intérêts dune maison aussi importante
que la maison Morrel et fils, répondit Danglars.
Mais, dit larmateur, suivant des yeux
Dantès qui cherchait son mouillage, mais il me
semble quil ny a pas besoin dêtre si vieux
marin que vous le dites, Danglars, pour connaître
son métier, et voici notre ami Edmond qui fait le
sien, ce me semble, en homme qui na besoin de
demander des conseils à personne.
Oui, dit Danglars en jetant sur Dantès un
regard oblique où brilla un éclair de haine, oui,
cest jeune, et cela ne doute de rien. À peine le
capitaine a-t-il été mort quil a pris le
commandement sans consulter personne, et quil
nous a fait perdre un jour et demi à lîle dElbe au
lieu de revenir directement à Marseille.
Quant à prendre le commandement du
navire, dit larmateur, cétait son devoir comme
second ; quant à perdre un jour et demi à lîle
dElbe, il a eu tort ; à moins que le navire nait eu
quelque avarie à réparer.
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Le navire se portait comme je me porte, et
comme je désire que vous vous portiez, monsieur
Morrel ; et cette journée et demie a été perdue par
pur caprice, pour le plaisir daller à terre, voilà
tout.
Dantès, dit larmateur se retournant vers le
jeune homme, venez donc ici.
Pardon, monsieur, dit Dantès, je suis à vous
dans un instant. »
Puis sadressant à léquipage :
« Mouille ! » dit-il.
Aussitôt lancre tomba, et la chaîne fila avec
bruit. Dantès resta à son poste, malgré la présence
du pilote, jusquà ce que cette dernière manoeuvre
fût terminée ; puis alors :
« Abaissez la flamme à mi-mât, mettez le
pavillon en berne, croisez les vergues !
Vous voyez, dit Danglars, il se croit déjà
capitaine, sur ma parole.
Et il lest de fait, dit larmateur.
Oui, sauf votre signature et celle de votre
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associé, monsieur Morrel.
Dame ! pourquoi ne le laisserions-nous pas à
ce poste ? dit larmateur. Il est jeune, je le sais
bien, mais il me paraît tout à la chose, et fort
expérimenté dans son état. »
Un nuage passa sur le front de Danglars.
« Pardon, monsieur Morrel, dit Dantès en
sapprochant ; maintenant que le navire est
mouillé, me voilà tout à vous : vous mavez
appelé, je crois ? »
Danglars fit un pas en arrière.
« Je voulais vous demander pourquoi vous
vous étiez arrêté à lîle dElbe ?
Je lignore, monsieur ; cétait pour
accomplir un dernier ordre du capitaine Leclère,
qui, en mourant, mavait remis un paquet pour le
grand maréchal Bertrand.
Lavez-vous donc vu, Edmond ?
Qui ?
Le grand maréchal ?
Oui. »
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Morrel regarda autour de lui, et tira Dantès à
part.
« Et comment va lEmpereur ? demanda-t-il
vivement.
Bien, autant que jaie pu en juger par mes
yeux.
Vous avez donc vu lEmpereur aussi ?
Il est entré chez le maréchal pendant que jy
étais.
Et vous lui avez parlé ?
Cest-à-dire que cest lui qui ma parlé,
monsieur, dit Dantès en souriant.
Et que vous a-t-il dit ?
Il ma fait des questions sur le bâtiment, sur
lépoque de son départ pour Marseille, sur la
route quil avait suivie et sur la cargaison quil
portait. Je crois que sil eût été vide, et que jen
eusse été le maître, son intention eût été de
lacheter ; mais je lui ai dit que je nétais que
simple second, et que le bâtiment appartenait à la
maison Morrel et fils. « Ah ! ah ! a-t-il dit, je la
connais. Les Morrel sont armateurs de père en
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fils, et il y avait un Morrel qui servait dans le
même régiment que moi lorsque jétais en
garnison à Valence. »
Cest pardieu vrai ! sécria larmateur tout
joyeux ; cétait Policar Morrel, mon oncle, qui est
devenu capitaine. Dantès, vous direz à mon oncle
que lEmpereur sest souvenu de lui, et vous le
verrez pleurer, le vieux grognard. Allons, allons,
continua larmateur en frappant amicalement sur
lépaule du jeune homme, vous avez bien fait,
Dantès, de suivre les instructions du capitaine
Leclère et de vous arrêter à lîle dElbe, quoique,
si lon savait que vous avez remis un paquet au
maréchal et causé avec lEmpereur, cela pourrait
vous compromettre.
En quoi voulez-vous, monsieur, que cela me
compromette ? dit Dantès : je ne sais pas même
ce que je portais, et lEmpereur ne ma fait que
les questions quil eût faites au premier venu.
Mais, pardon, reprit Dantès, voici la santé et la
douane qui nous arrivent ; vous permettez, nestce
pas ?
Faites, faites, mon cher Dantès. »
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Le jeune homme séloigna, et, comme il
séloignait, Danglars se rapprocha.
« Eh bien, demanda-t-il, il paraît quil vous a
donné de bonnes raisons de son mouillage à
Porto-Ferrajo ?
Dexcellentes, mon cher monsieur Danglars.
Ah ! tant mieux, répondit celui-ci, car cest
toujours pénible de voir un camarade qui ne fait
pas son devoir.
Dantès a fait le sien, répondit larmateur, et
il ny a rien à dire. Cétait le capitaine Leclère qui
lui avait ordonné cette relâche.
À propos du capitaine Leclère, ne vous a-t-il
pas remis une lettre de lui ?
Qui ?
Dantès.
À moi, non ! En avait-il donc une ?
Je croyais quoutre le paquet, le capitaine
Leclère lui avait confié une lettre.
De quel paquet voulez-vous parler,
Danglars ?
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Mais de celui que Dantès a déposé en
passant à Porto-Ferrajo ?
Comment savez-vous quil avait un paquet à
déposer à Porto-Ferrajo ? »
Danglars rougit.
« Je passais devant la porte du capitaine qui
était entrouverte, et je lui ai vu remettre ce paquet
et cette lettre à Dantès.
Il ne men a point parlé, dit larmateur ; mais
sil a cette lettre, il me la remettra. »
Danglars réfléchit un instant.
« Alors, monsieur Morrel, je vous prie, dit-il,
ne parlez point de cela à Dantès ; je me serai
trompé. »
En ce moment, le jeune homme revenait ;
Danglars séloigna.
« Eh bien, mon cher Dantès, êtes-vous libre ?
demanda larmateur.
Oui, monsieur.
La chose na pas été longue.
Non, jai donné aux douaniers la liste de nos
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marchandises ; et quant à la consigne, elle avait
envoyé avec le pilote côtier un homme à qui jai
remis nos papiers.
Alors, vous navez plus rien à faire ici ? »
Dantès jeta un regard rapide autour de lui.
« Non, tout est en ordre, dit-il.
Vous pouvez donc alors venir dîner avec
nous ?
Excusez-moi, monsieur Morrel, excusezmoi,
je vous prie, mais je dois ma première visite
à mon père. Je nen suis pas moins reconnaissant
de lhonneur que vous me faites.
Cest juste, Dantès, cest juste. Je sais que
vous êtes bon fils.
Et... demanda Dantès avec une certaine
hésitation, et il se porte bien, que vous sachiez,
mon père ?
Mais je crois que oui, mon cher Edmond,
quoique je ne laie pas aperçu.
Oui, il se tient enfermé dans sa petite
chambre.
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Cela prouve au moins quil na manqué de
rien pendant votre absence. »
Dantès sourit.
« Mon père est fier, monsieur, et, eût-il
manqué de tout, je doute quil eût demandé
quelque chose à qui que ce soit au monde,
excepté à Dieu.
Eh bien, après cette première visite, nous
comptons sur vous.
Excusez-moi encore, monsieur Morrel, mais
après cette première visite, jen ai une seconde
qui ne me tient pas moins au coeur.
Ah ! cest vrai, Dantès ; joubliais quil y a
aux Catalans quelquun qui doit vous attendre
avec non moins dimpatience que votre père :
cest la belle Mercédès. »
Dantès sourit.
« Ah ! ah ! dit larmateur, cela ne métonne
plus, quelle soit venue trois fois me demander
des nouvelles du Pharaon. Peste ! Edmond, vous
nêtes point à plaindre, et vous avez là une jolie
maîtresse !
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Ce nest point ma maîtresse, monsieur, dit
gravement le jeune marin : cest ma fiancée.
Cest quelquefois tout un, dit larmateur en
riant.
Pas pour nous, monsieur, répondit Dantès.
Allons, allons, mon cher Edmond, continua
larmateur, que je ne vous retienne pas ; vous
avez assez bien fait mes affaires pour que je vous
donne tout loisir de faire les vôtres. Avez-vous
besoin dargent ?
Non, monsieur ; jai tous mes appointements
du voyage, cest-à-dire près de trois mois de
solde.
Vous êtes un garçon rangé, Edmond.
Ajoutez que jai un père pauvre, monsieur
Morrel.
Oui, oui, je sais que vous êtes un bon fils.
Allez donc voir votre père : jai un fils aussi, et
jen voudrais fort à celui qui, après un voyage de
trois mois, le retiendrait loin de moi.
Alors, vous permettez ? dit le jeune homme
en saluant.
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Oui, si vous navez rien de plus à me dire.
Non.
Le capitaine Leclère ne vous a pas, en
mourant, donné une lettre pour moi ?
Il lui eût été impossible décrire, monsieur ;
mais cela me rappelle que jaurai un congé de
quinze jours à vous demander.
Pour vous marier ?
Dabord ; puis pour aller à Paris.
Bon, bon ! vous prendrez le temps que vous
voudrez, Dantès ; le temps de décharger le
bâtiment nous prendra bien six semaines, et nous
ne nous remettrons guère en mer avant trois
mois... Seulement, dans trois mois, il faudra que
vous soyez là. Le Pharaon, continua larmateur
en frappant sur lépaule du jeune marin, ne
pourrait pas repartir sans son capitaine.
Sans son capitaine ! sécria Dantès les yeux
brillants de joie ; faites bien attention à ce que
vous dites là, monsieur, car vous venez de
répondre aux plus secrètes espérances de mon
coeur. Votre intention serait-elle de me nommer
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capitaine du Pharaon ?
Si jétais seul, je vous tendrais la main, mon
cher Dantès, et je vous dirais : « Cest fait. »
Mais jai un associé, et vous savez le proverbe
italien : Che a compagne a padrone. Mais la
moitié de la besogne est faite au moins, puisque
sur deux voix vous en avez déjà une. Rapportezvous-
en à moi pour avoir lautre, et je ferai de
mon mieux.
Oh ! monsieur Morrel, sécria le jeune
marin, saisissant, les larmes aux yeux, les mains
de larmateur ; monsieur Morrel, je vous
remercie, au nom de mon père et de Mercédès.
Cest bien, cest bien, Edmond, il y a un
Dieu au ciel pour les braves gens, que diable !
Allez voir votre père, allez voir Mercédès, et
revenez me trouver après.
Mais vous ne voulez pas que je vous ramène
à terre ?
Non, merci ; je reste à régler mes comptes
avec Danglars. Avez-vous été content de lui
pendant le voyage ?
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Cest selon le sens que vous attachez à cette
question, monsieur. Si cest comme bon
camarade, non, car je crois quil ne maime pas
depuis le jour où jai eu la bêtise, à la suite dune
petite querelle que nous avions eue ensemble, de
lui proposer de nous arrêter dix minutes à lîle de
Monte-Cristo pour vider cette querelle ;
proposition que javais eu tort de lui faire, et quil
avait eu, lui, raison de refuser. Si cest comme
comptable que vous me faites cette question, je
crois quil ny a rien à dire et que vous serez
content de la façon dont sa besogne est faite.
Mais, demanda larmateur, voyons, Dantès,
si vous étiez capitaine du Pharaon, garderiezvous
Danglars avec plaisir ?
Capitaine ou second, monsieur Morrel,
répondit Dantès, jaurai toujours les plus grands
égards pour ceux qui posséderont la confiance de
mes armateurs.
Allons, allons, Dantès, je vois quen tout
point vous êtes un brave garçon. Que je ne vous
retienne plus : allez, car je vois que vous êtes sur
des charbons.
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Jai donc mon congé ? demanda Dantès.
Allez, vous dis-je.
Vous permettez que je prenne votre canot ?
Prenez.
Au revoir, monsieur Morrel, et mille fois
merci.
Au revoir, mon cher Edmond, bonne
chance ! »
Le jeune marin sauta dans le canot, alla
sasseoir à la poupe, et donna lordre daborder à
la Canebière. Deux matelots se penchèrent
aussitôt sur leurs rames, et lembarcation glissa
aussi rapidement quil est possible de le faire, au
milieu des mille barques qui obstruent lespèce
de rue étroite qui conduit, entre deux rangées de
navires, de lentrée du port au quai dOrléans.
Larmateur le suivit des yeux en souriant,
jusquau bord, le vit sauter sur les dalles du quai,
et se perdre aussitôt au milieu de la foule bariolée
qui, de cinq heures du matin à neuf heures du
soir, encombre cette fameuse rue de la Canebière,
dont les Phocéens modernes sont si fiers, quils
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disent avec le plus grand sérieux du monde et
avec cet accent qui donne tant de caractère à ce
quils disent : « Si Paris avait la Canebière, Paris
serait un petit Marseille. »
En se retournant, larmateur vit derrière lui
Danglars, qui, en apparence, semblait attendre ses
ordres, mais qui, en réalité, suivait comme lui le
jeune marin du regard.
Seulement, il y avait une grande différence
dans lexpression de ce double regard qui suivait
le même homme.
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2
Le père et le fils
Laissons Danglars, aux prises avec le génie de
la haine, essayer de souffler contre son camarade
quelque maligne supposition à loreille de
larmateur, et suivons Dantès, qui, après avoir
parcouru la Canebière dans toute sa longueur,
prend la rue de Noailles, entre dans une petite
maison située du côté gauche des Allées de
Meilhan, monte vivement les quatre étages dun
escalier obscur, et, se retenant à la rampe dune
main, comprimant de lautre les battements de
son coeur, sarrête devant une porte entrebâillée,
qui laisse voir jusquau fond dune petite
chambre.
Cette chambre était celle quhabitait le père de
Dantès.
La nouvelle de larrivée du Pharaon nétait
27
pas encore parvenue au vieillard, qui soccupait,
monté sur une chaise, à palissader dune main
tremblante quelques capucines mêlées de
clématites, qui montaient en grimpant le long du
treillage de sa fenêtre.
Tout à coup il se sentit prendre à bras-le-corps,
et une voix bien connue sécria derrière lui :
« Mon père, mon bon père ! »
Le vieillard jeta un cri et se retourna ; puis,
voyant son fils, il se laissa aller dans ses bras,
tout tremblant et tout pâle.
« Quas-tu donc, père ? sécria le jeune
homme inquiet ; serais-tu malade ?
Non, non, mon cher Edmond, mon fils, mon
enfant, non ; mais je ne tattendais pas, et la joie,
le saisissement de te revoir ainsi à limproviste...
Ah ! mon Dieu ! il me semble que je vais
mourir !
Eh bien, remets-toi donc, père ! cest moi,
bien moi ! On dit toujours que la joie ne fait pas
de mal, et voilà pourquoi je suis entré ici sans
préparation. Voyons, souris-moi, au lieu de me
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regarder comme tu le fais, avec des yeux égarés.
Je reviens et nous allons être heureux.
Ah ! tant mieux, garçon ! reprit le vieillard,
mais comment allons-nous être heureux ? tu ne
me quittes donc plus ? Voyons, conte-moi ton
bonheur.
Que le Seigneur me pardonne, dit le jeune
homme, de me réjouir dun bonheur fait avec le
deuil dune famille ! Mais Dieu sait que je
neusse pas désiré ce bonheur ; il arrive, et je nai
pas la force de men affliger : le brave capitaine
Leclère est mort, mon père, et il est probable que,
par la protection de M. Morrel, je vais avoir sa
place. Comprenez-vous, mon père ? capitaine à
vingt ans ! avec cent louis dappointements et une
part dans les bénéfices ! nest-ce pas plus que ne
pouvait vraiment lespérer un pauvre matelot
comme moi ?
Oui, mon fils, oui, en effet, dit le vieillard,
cest heureux.
Aussi je veux que du premier argent que je
toucherai vous ayez une petite maison, avec un
jardin pour planter vos clématites, vos capucines
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et vos chèvrefeuilles... Mais, quas-tu donc, père,
on dirait que tu te trouves mal ?
Patience, patience ! ce ne sera rien. »
Et, les forces manquant au vieillard, il se
renversa en arrière.
« Voyons ! voyons ! dit le jeune homme, un
verre de vin, mon père ; cela vous ranimera ; où
mettez-vous votre vin ?
Non, merci, ne cherche pas ; je nen ai pas
besoin, dit le vieillard essayant de retenir son fils.
Si fait, si fait, père, indiquez-moi lendroit. »
Et il ouvrit deux ou trois armoires.
« Inutile... dit le vieillard, il ny a plus de vin.
Comment, il ny a plus de vin ! dit en
pâlissant à son tour Dantès, regardant
alternativement les joues creuses et blêmes du
vieillard et les armoires vides, comment, il ny a
plus de vin ! Auriez-vous manqué dargent, mon
père ?
Je nai manqué de rien, puisque te voilà, dit
le vieillard.
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Cependant, balbutia Dantès en essuyant la
sueur qui coulait de son front, cependant je vous
avais laissé deux cents francs, il y a trois mois, en
partant.
Oui, oui, Edmond, cest vrai ; mais tu avais
oublié en partant une petite dette chez le voisin
Caderousse ; il me la rappelée, en me disant que
si je ne payais pas pour toi il irait se faire payer
chez M. Morrel. Alors, tu comprends, de peur
que cela te fît du tort...
Eh bien ?
Eh bien, jai payé, moi.
Mais, sécria Dantès, cétait cent quarante
francs que je devais à Caderousse !
Oui, balbutia le vieillard.
Et vous les avez donnés sur les deux cent
francs que je vous avais laissés ? »
Le vieillard fit un signe de tête.
« De sorte que vous avez vécu trois mois avec
soixante francs ! murmura le jeune homme.
Tu sais combien il me faut peu de chose, dit
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le vieillard.
Oh ! mon Dieu, mon Dieu, pardonnez-moi !
sécria Edmond en se jetant à genoux devant le
bonhomme.
Que fais-tu donc ?
Oh ! vous mavez déchiré le coeur.
Bah ! te voilà, dit le vieillard en souriant ;
maintenant tout est oublié, car tout est bien.
Oui, me voilà, dit le jeune homme, me voilà
avec un bel avenir et un peu dargent. Tenez,
père, dit-il, prenez, prenez, et envoyez chercher
tout de suite quelque chose. »
Et il vida sur la table ses poches, qui
contenaient une douzaine de pièces dor, cinq ou
six écus de cinq francs et de la menue monnaie.
Le visage du vieux Dantès sépanouit.
« À qui cela ? dit-il.
Mais, à moi !... à toi !... à nous !... Prends,
achète des provisions, sois heureux, demain il y
en aura dautres.
Doucement, doucement, dit le vieillard en
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souriant ; avec ta permission, juserai
modérément de la bourse : on croirait, si lon me
voyait acheter trop de choses à la fois, que jai été
obligé dattendre ton retour pour les acheter.
Fais comme tu voudras ; mais, avant toutes
choses, prends une servante, père ; je ne veux pas
que tu restes seul. Jai du café de contrebande et
dexcellent tabac dans un petit coffre de la cale,
tu lauras dès demain. Mais chut ! voici
quelquun.
Cest Caderousse qui aura appris ton arrivée,
et qui vient sans doute te faire son compliment de
bon retour.
Bon, encore des lèvres qui disent une chose
tandis que le coeur en pense une autre, murmura
Edmond ; mais, nimporte, cest un voisin qui
nous a rendu service autrefois, quil soit le
bienvenu. »
En effet, au moment où Edmond achevait la
phrase à voix basse, on vit apparaître, encadrée
par la porte du palier, la tête noire et barbue de
Caderousse. Cétait un homme de vingt-cinq à
vingt-six ans ; il tenait à sa main un morceau de
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drap, quen sa qualité de tailleur il sapprêtait à
changer en un revers dhabit.
« Eh ! te voilà donc revenu, Edmond ? dit-il
avec un accent marseillais des plus prononcés et
avec un large sourire qui découvrait ses dents
blanches comme de livoire.
Comme vous voyez, voisin Caderousse, et
prêt à vous être agréable en quelque chose que ce
soit, répondit Dantès en dissimulant mal sa
froideur sous cette offre de service.
Merci, merci ; heureusement, je nai besoin
de rien, et ce sont même quelquefois les autres
qui ont besoin de moi. (Dantès fit un
mouvement.) Je ne te dis pas cela pour toi,
garçon ; je tai prêté de largent, tu me las
rendu ; cela se fait entre bons voisins, et nous
sommes quittes.
On nest jamais quitte envers ceux qui nous
ont obligés, dit Dantès, car lorsquon ne leur doit
plus largent, on leur doit la reconnaissance.
À quoi bon parler de cela ! Ce qui est passé
est passé. Parlons de ton heureux retour, garçon.
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Jétais donc allé comme cela sur le port pour
rassortir du drap marron, lorsque je rencontrai
lami Danglars.
« Toi, à Marseille ?
« Eh oui, tout de même, me répondit-il.
« Je te croyais à Smyrne.
« Jy pourrais être, car jen reviens.
« Et Edmond, où est-il donc, le petit ?
« Mais chez son père, sans doute », répondit
Danglars ; et alors je suis venu, continua
Caderousse, pour avoir le plaisir de serrer la main
à un ami.
Ce bon Caderousse, dit le vieillard, il nous
aime tant.
Certainement que je vous aime, et que je
vous estime encore, attendu que les honnêtes
gens sont rares ! Mais il paraît que tu deviens
riche, garçon ? » continua le tailleur en jetant un
regard oblique sur la poignée dor et dargent que
Dantès avait déposée sur la table.
Le jeune homme remarqua léclair de
35
convoitise qui illumina les yeux noirs de son
voisin.
« Eh ! mon Dieu ! dit-il négligemment, cet
argent nest point à moi ; je manifestais au père la
crainte quil neût manqué de quelque chose en
mon absence, et pour me rassurer, il a vidé sa
bourse sur la table. Allons, père, continua Dantès,
remettez cet argent dans votre tirelire ; à moins
que le voisin Caderousse nen ait besoin à son
tour, auquel cas il est bien à son service.
Non pas, garçon, dit Caderousse, je nai
besoin de rien, et Dieu merci létat nourrit son
homme. Garde ton argent, garde : on nen a
jamais de trop ; ce qui nempêche pas que je ne te
sois obligé de ton offre comme si jen profitais.
Cétait de bon coeur, dit Dantès.
Je nen doute pas. Eh bien, te voilà donc au
mieux avec M. Morrel, câlin que tu es ?
M. Morrel a toujours eu beaucoup de bonté
pour moi, répondit Dantès.
En ce cas, tu as tort de refuser son dîner.
Comment, refuser son dîner ? reprit le vieux
36
Dantès ; il tavait donc invité à dîner ?
Oui, mon père, reprit Edmond en souriant de
létonnement que causait à son père lexcès de
lhonneur dont il était lobjet.
Et pourquoi donc as-tu refusé, fils ?
demanda le vieillard.
Pour revenir plus tôt près de vous, mon père,
répondit le jeune homme ; javais hâte de vous
voir.
Cela laura contrarié, ce bon M. Morrel,
reprit Caderousse ; et quand on vise à être
capitaine, cest un tort que de contrarier son
armateur.
Je lui ai expliqué la cause de mon refus,
reprit Dantès, et il la comprise, je lespère.
Ah ! cest que, pour être capitaine, il faut un
peu flatter ses patrons.
Jespère être capitaine sans cela, répondit
Dantès.
Tant mieux, tant mieux ! cela fera plaisir à
tous les anciens amis, et je sais quelquun là-bas,
derrière la citadelle de Saint-Nicolas, qui nen
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sera pas fâché.
Mercédès ? dit le vieillard.
Oui, mon père, reprit Dantès, et, avec votre
permission, maintenant que je vous ai vu,
maintenant que je sais que vous vous portez bien
et que vous avez tout ce quil vous faut, je vous
demanderai la permission daller faire visite aux
Catalans.
Va, mon enfant, dit le vieux Dantès, et que
Dieu te bénisse dans ta femme comme il ma béni
dans mon fils.
Sa femme ! dit Caderousse ; comme vous y
allez, père Dantès ! elle ne lest pas encore, ce me
semble !
Non ; mais, selon toute probabilité, répondit
Edmond, elle ne tardera pas à le devenir.
Nimporte, nimporte, dit Caderousse, tu as
bien fait de te dépêcher, garçon.
Pourquoi cela ?
Parce que la Mercédès est une belle fille, et
que les belles filles ne manquent pas
damoureux ; celle-là surtout, ils la suivent par
38
douzaines.
Vraiment, dit Edmond avec un sourire sous
lequel perçait une légère nuance dinquiétude.
Oh ! oui, reprit Caderousse, et de beaux
partis même ; mais, tu comprends, tu vas être
capitaine, on naura garde de te refuser, toi !
Ce qui veut dire, reprit Dantès avec un
sourire qui dissimulait mal son inquiétude, que si
je nétais pas capitaine...
Eh ! eh ! fit Caderousse.
Allons, allons, dit le jeune homme, jai
meilleure opinion que vous des femmes en
général, et de Mercédès en particulier, et, jen
suis convaincu, que je sois capitaine ou non, elle
me restera fidèle.
Tant mieux ! tant mieux ! dit Caderousse,
cest toujours, quand on va se marier, une bonne
chose que davoir la foi ; mais, nimporte ; croismoi,
garçon, ne perds pas de temps à aller lui
annoncer ton arrivée et à lui faire part de tes
espérances.
Jy vais », dit Edmond.
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Il embrassa son père, salua Caderousse dun
signe et sortit.
Caderousse resta un instant encore ; puis,
prenant congé du vieux Dantès, il descendit à son
tour et alla rejoindre Danglars, qui lattendait au
coin de la rue Senac.
« Eh bien, dit Danglars, las-tu vu ?
Je le quitte, dit Caderousse.
Et ta-t-il parlé de son espérance dêtre
capitaine ?
Il en parle comme sil létait déjà.
Patience ! dit Danglars, il se presse un peu
trop, ce me semble.
Dame ! il paraît que la chose lui est promise
par M. Morrel.
De sorte quil est bien joyeux ?
Cest-à-dire quil en est insolent ; il ma déjà
fait ses offres de service comme si cétait un
grand personnage ; il ma offert de me prêter de
largent comme sil était un banquier.
Et vous avez refusé ?
40
Parfaitement ; quoique jeusse bien pu
accepter, attendu que cest moi qui lui ai mis à la
main les premières pièces blanches quil a
maniées. Mais maintenant M. Dantès naura plus
besoin de personne, il va être capitaine.
Bah ! dit Danglars, il ne lest pas encore.
Ma foi, ce serait bien fait quil ne le fût pas,
dit Caderousse, ou sans cela il ny aura plus
moyen de lui parler.
Que si nous le voulons bien, dit Danglars, il
restera ce quil est, et peut-être même deviendra
moins quil nest.
Que dis-tu ?
Rien, je me parle à moi-même. Et il est
toujours amoureux de la belle Catalane ?
Amoureux fou. Il y est allé ; mais ou je me
trompe fort, ou il aura du désagrément de ce côtélà.
Explique-toi.
À quoi bon ?
Cest plus important que tu ne crois. Tu
41
naimes pas Dantès, hein ?
Je naime pas les arrogants.
Eh bien, alors ! dis-moi ce que tu sais
relativement à la Catalane.
Je ne sais rien de bien positif ; seulement jai
vu des choses qui me font croire, comme je te lai
dit, que le futur capitaine aura du désagrément
aux environs du chemin des Vieilles-Infirmeries.
Quas-tu vu ? allons, dis.
Eh bien, jai vu que toutes les fois que
Mercédès vient en ville, elle y vient accompagnée
dun grand gaillard de Catalan à loeil noir, à la
peau rouge, très brun, très ardent, et quelle
appelle mon cousin.
Ah ! vraiment ! et crois-tu que ce cousin lui
fasse la cour ?
Je le suppose : que diable peut faire un grand
garçon de vingt et un ans à une belle fille de dixsept
?
Et tu dis que Dantès est allé aux Catalans ?
Il est parti devant moi.
42
Si nous allions du même côté, nous nous
arrêterions à la Réserve, et, tout en buvant un
verre de vin de La Malgue, nous attendrions des
nouvelles.
Et qui nous en donnera ?
Nous serons sur la route, et nous verrons sur
le visage de Dantès ce qui se sera passé.
Allons, dit Caderousse ; mais cest toi qui
paies ?
Certainement », répondit Danglars.
Et tous deux sacheminèrent dun pas rapide
vers lendroit indiqué. Arrivés là, ils se firent
apporter une bouteille et deux verres.
Le père Pamphile venait de voir passer Dantès
il ny avait pas dix minutes.
Certains que Dantès était aux Catalans, ils
sassirent sous le feuillage naissant des platanes
et des sycomores, dans les branches desquels une
bande joyeuse doiseaux chantaient un des
premiers beaux jours de printemps.
43
3
Les Catalans
À cent pas de lendroit où les deux amis, les
regards à lhorizon et loreille au guet, sablaient
le vin pétillant de La Malgue, sélevait, derrière
une butte nue et rongée par le soleil et le mistral,
le village des Catalans.
Un jour, une colonie mystérieuse partit de
lEspagne et vint aborder à la langue de terre où
elle est encore aujourdhui. Elle arrivait on ne
savait doù et parlait une langue inconnue. Un
des chefs, qui entendait le provençal, demanda à
la commune de Marseille de leur donner ce
promontoire nu et aride, sur lequel ils venaient,
comme les matelots antiques, de tirer leurs
bâtiments. La demande lui fut accordée, et trois
mois après, autour des douze ou quinze bâtiments
qui avaient amené ces bohémiens de la mer, un
44
petit village sélevait.
Ce village construit dune façon bizarre et
pittoresque, moitié maure, moitié espagnol, est
celui que lon voit aujourdhui habité par des
descendants de ces hommes, qui parlent la langue
de leurs pères. Depuis trois ou quatre siècles, ils
sont encore demeurés fidèles à ce petit
promontoire, sur lequel ils sétaient abattus,
pareils à une bande doiseaux de mer, sans se
mêler en rien à la population marseillaise, se
mariant entre eux, et ayant conservé les moeurs et
le costume de leur mère patrie, comme ils en ont
conservé le langage.
Il faut que nos lecteurs nous suivent à travers
lunique rue de ce petit village, et entrent avec
nous dans une de ces maisons auxquelles le soleil
a donné, au-dehors, cette belle couleur feuille
morte particulière aux monuments du pays, et,
au-dedans, une couche de badigeon, cette teinte
blanche qui forme le seul ornement des posadas
espagnoles.
Une belle jeune fille aux cheveux noirs
comme le jais, aux yeux veloutés comme ceux de
45
la gazelle, se tenait debout, adossée à une cloison,
et froissait entre ses doigts effilés et dun dessin
antique une bruyère innocente dont elle arrachait
les fleurs, et dont les débris jonchaient déjà le
sol ; en outre, ses bras nus jusquau coude, ses
bras brunis, mais qui semblaient modelés sur
ceux de la Vénus dArles, frémissaient dune
sorte dimpatience fébrile, et elle frappait la terre
de son pied souple et cambré, de sorte que lon
entrevoyait la forme pure, fière et hardie de sa
jambe, emprisonnée dans un bas de coton rouge à
coins gris et bleus.
À trois pas delle, assis sur une chaise quil
balançait dun mouvement saccadé, appuyant son
coude à un vieux meuble vermoulu, un grand
garçon de vingt à vingt-deux ans la regardait dun
air où se combattaient linquiétude et le dépit ;
ses yeux interrogeaient, mais le regard ferme et
fixe de la jeune fille dominait son interlocuteur.
« Voyons, Mercédès, disait le jeune homme,
voici Pâques qui va revenir, cest le moment de
faire une noce, répondez-moi !
Je vous ai répondu cent fois, Fernand, et il
46
faut en vérité que vous soyez bien ennemi de
vous-même pour minterroger encore !
Eh bien, répétez-le encore, je vous en
supplie, répétez-le encore pour que jarrive à le
croire. Dites-moi pour la centième fois que vous
refusez mon amour, quapprouvait votre mère ;
faites-moi bien comprendre que vous vous jouez
de mon bonheur, que ma vie et ma mort ne sont
rien pour vous. Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! avoir
rêvé dix ans dêtre votre époux, Mercédès, et
perdre cet espoir qui était le seul but de ma vie !
Ce nest pas moi du moins qui vous ai
jamais encouragé dans cet espoir, Fernand,
répondit Mercédès ; vous navez pas une seule
coquetterie à me reprocher à votre égard. Je vous
ai toujours dit : « Je vous aime comme un frère,
mais nexigez jamais de moi autre chose que
cette amitié fraternelle, car mon coeur est à un
autre. » Vous ai-je toujours dit cela, Fernand ?
Oui, je le sais bien, Mercédès, répondit le
jeune homme ; oui, vous vous êtes donné, vis-àvis
de moi, le cruel mérite de la franchise ; mais
oubliez-vous que cest parmi les Catalans une loi
47
sacrée de se marier entre eux ?
Vous vous trompez, Fernand, ce nest pas
une loi, cest une habitude, voilà tout ; et, croyezmoi,
ninvoquez pas cette habitude en votre
faveur. Vous êtes tombé à la conscription,
Fernand ; la liberté quon vous laisse, cest une
simple tolérance ; dun moment à lautre vous
pouvez être appelé sous les drapeaux. Une fois
soldat, que ferez-vous de moi, cest-à-dire dune
pauvre fille orpheline, triste, sans fortune,
possédant pour tout bien une cabane presque en
ruine, où pendent quelques filets usés, misérable
héritage laissé par mon père à ma mère et par ma
mère à moi ? Depuis un an quelle est morte,
songez donc, Fernand, que je vis presque de la
charité publique ! Quelquefois vous feignez que
je vous suis utile, et cela pour avoir le droit de
partager votre pêche avec moi ; et jaccepte,
Fernand, parce que vous êtes le fils dun frère de
mon père, parce que nous avons été élevés
ensemble et plus encore parce que, par-dessus
tout, cela vous ferait trop de peine si je vous
refusais. Mais je sens bien que ce poisson que je
vais vendre et dont je tire largent avec lequel
48
jachète le chanvre que je file, je sens bien,
Fernand, que cest une charité.
Et quimporte, Mercédès, si, pauvre et isolée
que vous êtes, vous me convenez ainsi mieux que
la fille du plus fier armateur ou du plus riche
banquier de Marseille ! À nous autres, que nous
faut-il ? Une honnête femme et une bonne
ménagère. Où trouverais-je mieux que vous sous
ces deux rapports ?
Fernand, répondit Mercédès en secouant la
tête, on devient mauvaise ménagère et on ne peut
répondre de rester honnête femme lorsquon aime
un autre homme que son mari. Contentez-vous de
mon amitié, car, je vous le répète, cest tout ce
que je puis vous promettre, et je ne promets que
ce que je suis sûre de pouvoir donner.
Oui, je comprends, dit Fernand ; vous
supportez patiemment votre misère, mais vous
avez peur de la mienne. Eh bien, Mercédès, aimé
de vous, je tenterai la fortune ; vous me porterez
bonheur, et je deviendrai riche : je puis étendre
mon état de pêcheur ; je puis entrer comme
commis dans un comptoir ; je puis moi-même
49
devenir marchand !
Vous ne pouvez rien tenter de tout cela,
Fernand ; vous êtes soldat, et si vous restez aux
Catalans, cest parce quil ny a pas de guerre.
Demeurez donc pêcheur ; ne faites point de rêves
qui vous feraient paraître la réalité plus terrible
encore, et contentez-vous de mon amitié, puisque
je ne puis vous donner autre chose.
Eh bien, vous avez raison, Mercédès, je serai
marin ; jaurai, au lieu du costume de nos pères
que vous méprisez, un chapeau verni, une
chemise rayée et une veste bleue avec des ancres
sur les boutons. Nest-ce point ainsi quil faut
être habillé pour vous plaire ?
Que voulez-vous dire ? demanda Mercédès
en lançant un regard impérieux, que voulez-vous
dire ? Je ne vous comprends pas.
Je veux dire, Mercédès, que vous nêtes si
dure et si cruelle pour moi que parce que vous
attendez quelquun qui est ainsi vêtu. Mais celui
que vous attendez est inconstant peut-être, et, sil
ne lest pas, la mer lest pour lui.
50
Fernand, sécria Mercédès, je vous croyais
bon et je me trompais ! Fernand, vous êtes un
mauvais coeur dappeler à laide de votre jalousie
les colères de Dieu ! Eh bien, oui, je ne men
cache pas, jattends et jaime celui que vous dites,
et sil ne revient pas, au lieu daccuser cette
inconstance que vous invoquez, vous, je dirai
quil est mort en maimant. »
Le jeune Catalan fit un geste de rage.
« Je vous comprends, Fernand : vous vous en
prendrez à lui de ce que je ne vous aime pas ;
vous croiserez votre couteau catalan contre son
poignard ! À quoi cela vous avancera-t-il ? À
perdre mon amitié si vous êtes vaincu, à voir mon
amitié se changer en haine si vous êtes vainqueur.
Croyez-moi, chercher querelle à un homme est un
mauvais moyen de plaire à la femme qui aime cet
homme. Non, Fernand, vous ne vous laisserez
point aller ainsi à vos mauvaises pensées. Ne
pouvant mavoir pour femme, vous vous
contenterez de mavoir pour amie et pour soeur ;
et dailleurs, ajouta-t-elle, les yeux troublés et
mouillés de larmes, attendez, attendez, Fernand :
51
vous lavez dit tout à lheure, la mer est perfide,
et il y a déjà quatre mois quil est parti ; depuis
quatre mois jai compté bien des tempêtes ! »
Fernand demeura impassible ; il ne chercha
pas à essuyer les larmes qui roulaient sur les
joues de Mercédès ; et cependant, pour chacune
de ces larmes, il eût donné un verre de son sang ;
mais ces larmes coulaient pour un autre.
Il se leva, fit un tour dans la cabane et revint,
sarrêta devant Mercédès, loeil sombre et les
poings crispés.
« Voyons, Mercédès, dit-il, encore une fois
répondez : est-ce bien résolu ?
Jaime Edmond Dantès, dit froidement la
jeune fille, et nul autre quEdmond ne sera mon
époux.
Et vous laimerez toujours ?
Tant que je vivrai. »
Fernand baissa la tête comme un homme
découragé, poussa un soupir qui ressemblait à un
gémissement ; puis tout à coup relevant le front,
les dents serrées et les narines entrouvertes :
52
« Mais sil est mort ?
Sil est mort, je mourrai.
Mais sil vous oublie ?
Mercédès ! cria une voix joyeuse au-dehors
de la maison, Mercédès !
Ah ! sécria la jeune fille en rougissant de
joie et en bondissant damour, tu vois bien quil
ne ma pas oubliée, puisque le voilà ! »
Et elle sélança vers la porte, quelle ouvrit en
sécriant :
« À moi, Edmond ! me voici. »
Fernand, pâle et frémissant, recula en arrière
comme fait un voyageur à la vue dun serpent, et
rencontrant sa chaise, il y retomba assis.
Edmond et Mercédès étaient dans les bras lun
de lautre. Le soleil ardent de Marseille, qui
pénétrait à travers louverture de la porte, les
inondait dun flot de lumière. Dabord ils ne
virent rien de ce qui les entourait. Un immense
bonheur les isolait du monde, et ils ne parlaient
que par ces mots entrecoupés qui sont les élans
dune joie si vive quils semblent lexpression de
53
la douleur.
Tout à coup Edmond aperçut la figure sombre
de Fernand, qui se dessinait dans lombre, pâle et
menaçante ; par un mouvement dont il ne se
rendit pas compte lui-même, le jeune Catalan
tenait la main sur le couteau passé à sa ceinture.
« Ah ! pardon, dit Dantès en fronçant le
sourcil à son tour, je navais pas remarqué que
nous étions trois. »
Puis, se tournant vers Mercédès :
« Qui est ce monsieur ? demanda-t-il.
Monsieur sera votre meilleur ami, Dantès,
car cest mon ami à moi, cest mon cousin, cest
mon frère ; cest Fernand ; cest-à-dire lhomme
quaprès vous, Edmond, jaime le plus au
monde ; ne le reconnaissez-vous pas ?
Ah ! si fait », dit Edmond.
Et, sans abandonner Mercédès, dont il tenait la
main serrée dans une des siennes, il tendit avec
un mouvement de cordialité son autre main au
Catalan.
Mais Fernand, loin de répondre à ce geste
54
amical, resta muet et immobile comme une
statue.
Alors Edmond promena son regard
investigateur de Mercédès, émue et tremblante, à
Fernand, sombre et menaçant.
Ce seul regard lui apprit tout.
La colère monta à son front.
« Je ne savais pas venir avec tant de hâte chez
vous, Mercédès, pour y trouver un ennemi.
Un ennemi ! sécria Mercédès avec un
regard de courroux à ladresse de son cousin ; un
ennemi chez moi, dis-tu, Edmond ! Si je croyais
cela, je te prendrais sous le bras et je men irais à
Marseille, quittant la maison pour ny plus jamais
rentrer. »
Loeil de Fernand lança un éclair.
« Et sil tarrivait malheur, mon Edmond,
continua-t-elle avec ce même flegme implacable
qui prouvait à Fernand que la jeune fille avait lu
jusquau plus profond de sa sinistre pensée, sil
tarrivait malheur, je monterais sur le cap de
Morgion, et je me jetterais sur les rochers la tête
55
la première. »
Fernand devint affreusement pâle.
« Mais tu tes trompé, Edmond, poursuivitelle,
tu nas point dennemi ici ; il ny a que
Fernand, mon frère, qui va te serrer la main
comme à un ami dévoué. »
Et à ces mots, la jeune fille fixa son visage
impérieux sur le Catalan, qui, comme sil eût été
fasciné par ce regard, sapprocha lentement
dEdmond et tendit la main.
Sa haine, pareille à une vague impuissante,
quoique furieuse, venait se briser contre
lascendant que cette femme exerçait sur lui.
Mais à peine eut-il touché la main dEdmond,
quil sentit quil avait fait tout ce quil pouvait
faire, et quil sélança hors de la maison.
« Oh ! sécriait-il en courant comme un
insensé et en noyant ses mains dans ses cheveux,
oh ! qui me délivrera donc de cet homme ?
Malheur à moi ! malheur à moi !
Eh ! le Catalan ! eh ! Fernand ! où courstu
? » dit une voix.
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Le jeune homme sarrêta tout court, regarda
autour de lui, et aperçut Caderousse attablé avec
Danglars sous un berceau de feuillage.
« Eh ! dit Caderousse, pourquoi ne viens-tu
pas ? Es-tu donc si pressé que tu naies pas le
temps de dire bonjour aux amis ?
Surtout quand ils ont encore une bouteille
presque pleine devant eux », ajouta Danglars.
Fernand regarda les deux hommes dun air
hébété, et ne répondit rien.
« Il semble tout penaud, dit Danglars, poussant
du genou Caderousse : est-ce que nous nous
serions trompés, et quau contraire de ce que
nous avions prévu, Dantès triompherait ?
Dame ! il faut voir », dit Caderousse.
Et se retournant vers le jeune homme :
« Eh bien, voyons, le Catalan, te décides-tu ? »
dit-il.
Fernand essuya la sueur qui ruisselait de son
front et entra lentement sous la tonnelle, dont
lombrage sembla rendre un peu de calme à ses
sens et la fraîcheur un peu de bien-être à son
57
corps épuisé.
« Bonjour, dit-il, vous mavez appelé, nest-ce
pas ? »
Et il tomba plutôt quil ne sassit sur un des
sièges qui entouraient la table.
« Je tai appelé parce que tu courais comme un
fou, et que jai eu peur que tu nallasses te jeter à
la mer, dit en riant Caderousse. Que diable,
quand on a des amis, cest non seulement pour
leur offrir un verre de vin, mais encore pour les
empêcher de boire trois ou quatre pintes deau. »
Fernand poussa un gémissement qui
ressemblait à un sanglot et laissa tomber sa tête
sur ses deux poignets, posés en croix sur la table.
« Eh bien, veux-tu que je te dise, Fernand,
reprit Caderousse, entamant lentretien avec cette
brutalité grossière des gens du peuple auxquels la
curiosité fait oublier toute diplomatie ; eh bien, tu
as lair dun amant déconfit ! »
Et il accompagna cette plaisanterie dun gros
rire.
« Bah ! répondit Danglars, un garçon taillé
58
comme celui-là nest pas fait pour être
malheureux en amour ; tu te moques, Caderousse.
Non pas, reprit celui-ci ; écoute plutôt
comme il soupire. Allons, allons, Fernand, dit
Caderousse, lève le nez et réponds-nous : ce nest
pas aimable de ne pas répondre aux amis qui
nous demandent des nouvelles de notre santé.
Ma santé va bien, dit Fernand crispant ses
poings, mais sans lever la tête.
Ah ! vois-tu Danglars, dit Caderousse en
faisant signe de loeil à son ami, voici la chose :
Fernand, que tu vois, et qui est un bon et brave
Catalan, un des meilleurs pêcheurs de Marseille,
est amoureux dune belle fille quon appelle
Mercédès ; mais malheureusement il paraît que la
belle fille, de son côté, est amoureuse du second
du Pharaon ; et, comme le Pharaon est entré
aujourdhui même dans le port, tu comprends ?
Non, je ne comprends pas, dit Danglars.
Le pauvre Fernand aura reçu son congé,
continua Caderousse.
Eh bien, après ? dit Fernand relevant la tête
59
et regardant Caderousse, en homme qui cherche
quelquun sur qui faire tomber sa colère ;
Mercédès ne dépend de personne ? nest-ce pas ?
et elle est bien libre daimer qui elle veut.
Ah ! si tu le prends ainsi, dit Caderousse,
cest autre chose ! Moi, je te croyais un Catalan ;
et lon mavait dit que les Catalans nétaient pas
hommes à se laisser supplanter par un rival ; on
avait même ajouté que Fernand surtout était
terrible dans sa vengeance. »
Fernand sourit avec pitié.
« Un amoureux nest jamais terrible, dit-il.
Le pauvre garçon ! reprit Danglars feignant
de plaindre le jeune homme du plus profond de
son coeur. Que veux-tu ? il ne sattendait pas à
voir revenir ainsi Dantès tout à coup ; il le croyait
peut-être mort, infidèle, qui sait ? Ces choses-là
sont dautant plus sensibles quelles nous arrivent
tout à coup.
Ah ! ma foi, dans tous les cas, dit
Caderousse qui buvait tout en parlant et sur
lequel le vin fumeux de La Malgue commençait à
60
faire son effet, dans tous les cas, Fernand nest
pas le seul que lheureuse arrivée de Dantès
contrarie, nest-ce pas, Danglars ?
Non, tu dis vrai, et joserais presque dire que
cela lui portera malheur.
Mais nimporte, reprit Caderousse en versant
un verre de vin à Fernand, et en remplissant pour
la huitième ou dixième fois son propre verre
tandis que Danglars avait à peine effleuré le sien ;
nimporte, en attendant il épouse Mercédès, la
belle Mercédès ; il revient pour cela, du moins. »
Pendant ce temps, Danglars enveloppait dun
regard perçant le jeune homme, sur le coeur
duquel les paroles de Caderousse tombaient
comme du plomb fondu.
« Et à quand la noce ? demanda-t-il.
Oh ! elle nest pas encore faite ! murmura
Fernand.
Non, mais elle se fera, dit Caderousse, aussi
vrai que Dantès sera le capitaine du Pharaon,
nest-ce pas, Danglars ? »
Danglars tressaillit à cette atteinte inattendue,
61
et se retourna vers Caderousse, dont à son tour il
étudia le visage pour voir si le coup était
prémédité ; mais il ne lut rien que lenvie sur ce
visage déjà presque hébété par livresse.
« Eh bien, dit-il en remplissant les verres,
buvons donc au capitaine Edmond Dantès, mari
de la belle Catalane ! »
Caderousse porta son verre à sa bouche dune
main alourdie et lavala dun trait. Fernand prit le
sien et le brisa contre terre.
« Eh ! eh ! eh ! dit Caderousse, quaperçois-je
donc là-bas, au haut de la butte, dans la direction
des Catalans ? Regarde donc, Fernand, tu as
meilleure vue que moi ; je crois que je commence
à voir trouble, et, tu le sais, le vin est un traître :
on dirait deux amants qui marchent côte à côte et
la main dans la main. Dieu me pardonne ! ils ne
se doutent pas que nous les voyons, et les voilà
qui sembrassent ! »
Danglars ne perdait pas une des angoisses de
Fernand, dont le visage se décomposait à vue
doeil.
62
« Les connaissez-vous, monsieur Fernand ?
dit-il.
Oui, répondit celui-ci dune voix sourde,
cest M. Edmond et Mlle Mercédès.
Ah ! voyez-vous ! dit Caderousse, et moi qui
ne les reconnaissais pas ! Ohé ! Dantès ! ohé ! la
belle fille ! venez par ici un peu, et dites-nous à
quand la noce, car voici M. Fernand qui est si
entêté quil ne veut pas nous le dire.
Veux-tu te taire ! dit Danglars, affectant de
retenir Caderousse, qui, avec la ténacité des
ivrognes, se penchait hors du berceau ; tâche de
te tenir debout et laisse les amoureux saimer
tranquillement. Tiens, regarde M. Fernand, et
prends exemple : il est raisonnable, lui. »
Peut-être Fernand, poussé à bout, aiguillonné
par Danglars comme le taureau par les
banderilleros, allait-il enfin sélancer, car il sétait
déjà levé et semblait se ramasser sur lui-même
pour bondir sur son rival ; mais Mercédès, riante
et droite, leva sa belle tête et fit rayonner son
clair regard ; alors Fernand se rappela la menace
quelle avait faite, de mourir si Edmond mourait,
63
et il retomba tout découragé sur son siège.
Danglars regarda successivement ces deux
hommes : lun abruti par livresse, lautre dominé
par lamour.
« Je ne tirerai rien de ces niais-là, murmura-til,
et jai grand-peur dêtre ici entre un ivrogne et
un poltron : voici un envieux qui se grise avec du
vin, tandis quil devrait senivrer de fiel ; voici un
grand imbécile à qui on vient de prendre sa
maîtresse sous son nez et qui se contente de
pleurer et de se plaindre comme un enfant. Et
cependant, cela vous a des yeux flamboyants
comme ces Espagnols, ces Siciliens et ces
Calabrais, qui se vengent si bien ; cela vous a des
poings à écraser une tête de boeuf aussi sûrement
que le ferait la masse dun boucher. Décidément,
le destin dEdmond lemporte ; il épousera la
belle fille, il sera capitaine et se moquera de
nous ; à moins que... un sourire livide se dessina
sur les lèvres de Danglars à moins que je ne
men mêle, ajouta-t-il.
Holà ! continuait de crier Caderousse à
moitié levé et les poings sur la table, holà !
64
Edmond ! tu ne vois donc pas les amis, ou est-ce
que tu es déjà trop fier pour leur parler ?
Non, mon cher Caderousse, répondit Dantès,
je ne suis pas fier, mais je suis heureux, et le
bonheur aveugle, je crois, encore plus que la
fierté.
À la bonne heure ! voilà une explication, dit
Caderousse. Eh ! bonjour, madame Dantès. »
Mercédès salua gravement.
« Ce nest pas encore mon nom, dit-elle, et
dans mon pays cela porte malheur, assure-t-on,
dappeler les filles du nom de leur fiancé avant
que ce fiancé soit leur mari ; appelez-moi donc
Mercédès, je vous prie.
Il faut lui pardonner, à ce bon voisin
Caderousse, dit Dantès, il se trompe de si peu de
chose !
Ainsi, la noce va avoir lieu incessamment,
monsieur Dantès ? dit Danglars en saluant les
deux jeunes gens.
Le plus tôt possible, monsieur Danglars ;
aujourdhui tous les accords chez le papa Dantès,
65
et demain ou après-demain, au plus tard, le dîner
des fiançailles, ici, à la Réserve. Les amis y
seront, je lespère ; cest vous dire que vous êtes
invité, monsieur Danglars ; cest te dire que tu en
es, Caderousse.
Et Fernand, dit Caderousse en riant dun rire
pâteux, Fernand en est-il aussi ?
Le frère de ma femme est mon frère, dit
Edmond, et nous le verrions avec un profond
regret, Mercédès et moi, sécarter de nous dans
un pareil moment. »
Fernand ouvrit la bouche pour répondre ; mais
la voix expira dans sa gorge, et il ne put articuler
un seul mot.
« Aujourdhui les accords, demain ou aprèsdemain
les fiançailles... diable ! vous êtes bien
pressé, capitaine.
Danglars, reprit Edmond en souriant, je vous
dirai comme Mercédès disait tout à lheure à
Caderousse : ne me donnez pas le titre qui ne me
convient pas encore, cela me porterait malheur.
Pardon, répondit Danglars ; je disais donc
66
simplement que vous paraissiez bien pressé ; que
diable ! nous avons le temps : le Pharaon ne se
remettra guère en mer avant trois mois.
On est toujours pressé dêtre heureux,
monsieur Danglars, car lorsquon a souffert
longtemps on a grand-peine à croire au bonheur.
Mais ce nest pas légoïsme seul qui me fait agir :
il faut que jaille à Paris.
Ah ! vraiment ! à Paris : et cest la première
fois que vous y allez, Dantès ?
Oui.
Vous y avez affaire ?
Pas pour mon compte : une dernière
commission de notre pauvre capitaine Leclère à
remplir ; vous comprenez, Danglars, cest sacré.
Dailleurs, soyez tranquille, je ne prendrai que le
temps daller et revenir.
Oui, oui, je comprends », dit tout haut
Danglars.
Puis tout bas :
« À Paris, pour remettre à son adresse sans
doute la lettre que le grand maréchal lui a donnée.
67
Pardieu ! cette lettre me fait pousser une idée, une
excellente idée ! Ah ! Dantès, mon ami, tu nes
pas encore couché au registre du Pharaon sous le
numéro 1. »
Puis se retournant vers Edmond, qui
séloignait déjà :
« Bon voyage ! lui cria-t-il.
Merci », répondit Edmond en retournant la
tête et en accompagnant ce mouvement dun
geste amical.
Puis les deux amants continuèrent leur route,
calmes et joyeux comme deux élus qui montent
au ciel.
68
4
Complot
Danglars suivit Edmond et Mercédès des yeux
jusquà ce que les deux amants eussent disparu à
lun des angles du fort Saint-Nicolas ; puis, se
retournant alors, il aperçut Fernand, qui était
retombé pâle et frémissant sur sa chaise, tandis
que Caderousse balbutiait les paroles dune
chanson à boire.
« Ah çà ! mon cher monsieur, dit Danglars à
Fernand, voilà un mariage qui ne me paraît pas
faire le bonheur de tout le monde !
Il me désespère, dit Fernand.
Vous aimiez donc Mercédès ?
Je ladorais !
Depuis longtemps ?
Depuis que nous nous connaissons, je lai
69
toujours aimée.
Et vous êtes là à vous arracher les cheveux,
au lieu de chercher remède à la chose ! Que
diable ! je ne croyais pas que ce fût ainsi
quagissaient les gens de votre nation.
Que voulez-vous que je fasse ? demanda
Fernand.
Et que sais-je, moi ? Est-ce que cela me
regarde ? Ce nest pas moi, ce me semble, qui
suis amoureux de Mlle Mercédès, mais vous.
Cherchez, dit lÉvangile, et vous trouverez.
Javais trouvé déjà.
Quoi ?
Je voulais poignarder lhomme, mais la
femme ma dit que sil arrivait malheur à son
fiancé, elle se tuerait.
Bah ! on dit ces choses-là, mais on ne les fait
point.
Vous ne connaissez point Mercédès,
monsieur : du moment où elle a menacé, elle
exécuterait.
70
Imbécile ! murmura Danglars : quelle se tue
ou non, que mimporte, pourvu que Dantès ne
soit point capitaine.
Et avant que Mercédès meure, reprit
Fernand avec laccent dune immuable
résolution, je mourrais moi-même.
En voilà de lamour ! dit Caderousse dune
voix de plus en plus avinée ; en voilà, ou je ne
my connais plus !
Voyons, dit Danglars, vous me paraissez un
gentil garçon, et je voudrais, le diable
memporte ! vous tirer de peine ; mais...
Oui, dit Caderousse, voyons.
Mon cher, reprit Danglars, tu es aux trois
quarts ivres : achève la bouteille, et tu le seras
tout à fait. Bois, et ne te mêle pas de ce que nous
faisons : pour ce que nous faisons il faut avoir
toute sa tête.
Moi ivre ? dit Caderousse, allons donc ! Jen
boirais encore quatre, de tes bouteilles, qui ne
sont pas plus grandes que des bouteilles deau de
Cologne ! Père Pamphile, du vin ! »
71
Et pour joindre la preuve à la proposition,
Caderousse frappa avec son verre sur la table.
« Vous disiez donc, monsieur ? reprit Fernand,
attendant avec avidité la suite de la phrase
interrompue.
Que disais-je ? Je ne me le rappelle plus. Cet
ivrogne de Caderousse ma fait perdre le fil de
mes pensées.
Ivrogne tant que tu le voudras ; tant pis pour
ceux qui craignent le vin, cest quils ont quelque
mauvaise pensée quils craignent que le vin ne
leur tire du coeur. »
Et Caderousse se mit à chanter les deux
derniers vers dune chanson fort en vogue à cette
époque :
Tous les méchants sont buveurs deau,
Cest bien prouvé par le déluge.
« Vous disiez, monsieur, reprit Fernand, que
vous voudriez me tirer de peine ; mais, ajoutiezvous...
72
Oui, mais, ajoutais-je... pour vous tirer de
peine il suffit que Dantès népouse pas celle que
vous aimez et le mariage peut très bien manquer,
ce me semble, sans que Dantès meure.
La mort seule les séparera, dit Fernand.
Vous raisonnez comme un coquillage, mon
ami, dit Caderousse, et voilà Danglars, qui est un
finaud, un malin, un grec, qui va vous prouver
que vous avez tort. Prouve, Danglars. Jai
répondu de toi. Dis-lui quil nest pas besoin que
Dantès meure ; dailleurs ce serait fâcheux quil
mourût, Dantès. Cest un bon garçon, je laime,
moi, Dantès. À ta santé, Dantès. »
Fernand se leva avec impatience.
« Laissez-le dire, reprit Danglars en retenant le
jeune homme, et dailleurs, tout ivre quil est, il
ne fait point si grande erreur. Labsence disjoint
tout aussi bien que la mort ; et supposez quil y
ait entre Edmond et Mercédès les murailles dune
prison, ils seront séparés ni plus ni moins que sil
y avait là la pierre dune tombe.
Oui, mais on sort de prison, dit Caderousse,
73
qui avec les restes de son intelligence se
cramponnait à la conversation, et quand on est
sorti de prison et quon sappelle Edmond
Dantès, on se venge.
Quimporte ! murmura Fernand.
Dailleurs, reprit Caderousse, pourquoi
mettrait-on Dantès en prison ? Il na ni volé, ni
tué, ni assassiné.
Tais-toi, dit Danglars.
Je ne veux pas me taire, moi, dit Caderousse.
Je veux quon me dise pourquoi on mettrait
Dantès en prison. Moi, jaime Dantès. À ta santé,
Dantès ! »
Et il avala un nouveau verre de vin.
Danglars suivit dans les yeux atones du
tailleur les progrès de livresse, et se tournant
vers Fernand :
« Eh bien, comprenez-vous, dit-il, quil ny a
pas besoin de le tuer ?
Non, certes, si, comme vous le disiez tout à
lheure, on avait le moyen de faire arrêter Dantès.
Mais ce moyen, lavez-vous ?
74
En cherchant bien, dit Danglars, on pourrait
le trouver. Mais continua-t-il, de quoi diable !
vais-je me mêler là ; est-ce que cela me regarde ?
Je ne sais pas si cela vous regarde, dit
Fernand en lui saisissant le bras ; mais ce que je
sais, cest que vous avez quelque motif de haine
particulière contre Dantès : celui qui hait luimême
ne se trompe pas aux sentiments des
autres.
Moi, des motifs de haine contre Dantès ?
Aucun, sur ma parole. Je vous ai vu malheureux
et votre malheur ma intéressé, voilà tout ; mais
du moment où vous croyez que jagis pour mon
propre compte, adieu, mon cher ami, tirez-vous
daffaire comme vous pourrez. »
Et Danglars fit semblant de se lever à son tour.
« Non pas, dit Fernand en le retenant, restez !
Peu mimporte, au bout du compte, que vous en
vouliez à Dantès, ou que vous ne lui en vouliez
pas : je lui en veux, moi ; je lavoue hautement.
Trouvez le moyen et je lexécute, pourvu quil
ny ait pas mort dhomme, car Mercédès a dit
quelle se tuerait si lon tuait Dantès. »
75
Caderousse, qui avait laissé tomber sa tête sur
la table, releva le front, et regardant Fernand et
Danglars avec des yeux lourds et hébétés :
« Tuer Dantès ! dit-il, qui parle ici de tuer
Dantès ? je ne veux pas quon le tue, moi : cest
mon ami ; il a offert ce matin de partager son
argent avec moi, comme jai partagé le mien avec
lui : je ne veux pas quon tue Dantès.
Et qui te parle de le tuer, imbécile ! reprit
Danglars ; il sagit dune simple plaisanterie ;
bois à sa santé, ajouta-t-il en remplissant le verre
de Caderousse, et laisse-nous tranquilles.
Oui, oui, à la santé de Dantès ! dit
Caderousse en vidant son verre, à sa santé !... à sa
santé !... là !
Mais le moyen, le moyen ? dit Fernand.
Vous ne lavez donc pas trouvé encore,
vous ?
Non, vous vous en êtes chargé.
Cest vrai, reprit Danglars, les Français ont
cette supériorité sur les Espagnols, que les
Espagnols ruminent et que les Français inventent.
76
Inventez donc alors, dit Fernand avec
impatience.
Garçon, dit Danglars, une plume, de lencre
et du papier !
Une plume, de lencre et du papier !
murmura Fernand.
Oui, je suis agent comptable : la plume,
lencre et le papier sont mes instruments ; et sans
mes instruments je ne sais rien faire.
Une plume, de lencre et du papier ! cria à
son tour Fernand.
Il y a ce que vous désirez là sur cette table,
dit le garçon en montrant les objets demandés.
Donnez-les-nous alors. »
Le garçon prit le papier, lencre et la plume, et
les déposa sur la table du berceau.
« Quand on pense, dit Caderousse en laissant
tomber sa main sur le papier, quil y a là de quoi
tuer un homme plus sûrement que si on
lattendait au coin dun bois pour lassassiner !
Jai toujours eu plus peur dune plume, dune
bouteille dencre et dune feuille de papier que
77
dune épée ou dun pistolet.
Le drôle nest pas encore si ivre quil en a
lair, dit Danglars ; versez-lui donc à boire,
Fernand. »
Fernand remplit le verre de Caderousse, et
celui-ci en véritable buveur quil était, leva la
main de dessus le papier et la porta à son verre.
Le Catalan suivit le mouvement jusquà ce que
Caderousse, presque vaincu par cette nouvelle
attaque, reposât ou plutôt laissât retomber son
verre sur la table.
« Eh bien ? reprit le Catalan en voyant que le
reste de la raison de Caderousse commençait à
disparaître sous ce dernier verre de vin.
Eh bien, je disais donc, par exemple, reprit
Danglars, que si, après un voyage comme celui
que vient de faire Dantès, et dans lequel il a
touché à Naples et à lîle dElbe, quelquun le
dénonçait au procureur du roi comme agent
bonapartiste...
Je le dénoncerai, moi ! dit vivement le jeune
homme.
78
Oui ; mais alors on vous fait signer votre
déclaration, on vous confronte avec celui que
vous avez dénoncé : je vous fournis de quoi
soutenir votre accusation, je le sais bien ; mais
Dantès ne peut rester éternellement en prison, un
jour ou lautre il en sort, et, ce jour où il en sort,
malheur à celui qui ly a fait entrer !
Oh ! je ne demande quune chose, dit
Fernand, cest quil vienne me chercher une
querelle !
Oui, et Mercédès ! Mercédès, qui vous prend
en haine si vous avez seulement le malheur
décorcher lépiderme à son bien-aimé Edmond !
Cest juste, dit Fernand.
Non, non, reprit Danglars, si on se décidait à
une pareille chose, voyez-vous, il vaudrait bien
mieux prendre tout bonnement comme je le fais,
cette plume, la tremper dans lencre, et écrire de
la main gauche, pour que lécriture ne fût pas
reconnue, une petite dénonciation ainsi conçue. »
Et Danglars, joignant lexemple au précepte,
écrivit de la main gauche et dune écriture
79
renversée, qui navait aucune analogie avec son
écriture habituelle, les lignes suivantes quil
passa à Fernand, et que Fernand lut à demi-voix :
Monsieur le procureur du roi est prévenu, par
un ami du trône et de la religion, que le nommé
Edmond Dantès, second du navire le Pharaon,
arrivé ce matin de Smyrne, après avoir touché à
Naples et à Porto-Ferrajo, a été chargé, par
Murat, dune lettre pour lusurpateur, et, par
lusurpateur, dune lettre pour le comité
bonapartiste de Paris.
On aura la preuve de son crime en larrêtant,
car on trouvera cette lettre ou sur lui, ou chez
son père, ou dans sa cabine à bord du Pharaon.
« À la bonne heure, continua Danglars ; ainsi
votre vengeance aurait le sens commun, car
daucune façon alors elle ne pourrait retomber sur
vous, et la chose irait toute seule ; il ny aurait
plus quà plier cette lettre, comme je le fais, et à
écrire dessus : « À Monsieur le Procureur royal. »
80
Tout serait dit. »
Et Danglars écrivit ladresse en se jouant.
« Oui, tout serait dit », sécria Caderousse, qui
par un dernier effort dintelligence avait suivi la
lecture, et qui comprenait dinstinct tout ce
quune pareille dénonciation pourrait entraîner de
malheur ; « oui, tout serait dit : seulement, ce
serait une infamie. »
Et il allongea le bras pour prendre la lettre.
« Aussi, dit Danglars en la poussant hors de la
portée de sa main, aussi, ce que je dis et ce que je
fais, cest en plaisantant ; et, le premier, je serais
bien fâché quil arrivât quelque chose à Dantès,
ce bon Dantès ! Aussi, tiens... »
Il prit la lettre, la froissa dans ses mains et la
jeta dans un coin de la tonnelle.
« À la bonne heure, dit Caderousse, Dantès est
mon ami, et je ne veux pas quon lui fasse de
mal.
Eh ! qui diable y songe à lui faire du mal ! ce
nest ni moi ni Fernand ! dit Danglars en se
levant et en regardant le jeune homme qui était
81
demeuré assis, mais dont loeil oblique couvait le
papier dénonciateur jeté dans un coin.
En ce cas, reprit Caderousse, quon nous
donne du vin : je veux boire à la santé dEdmond
et de la belle Mercédès.
Tu nas déjà que trop bu, ivrogne, dit
Danglars, et si tu continues tu seras obligé de
coucher ici, attendu que tu ne pourras plus te tenir
sur tes jambes.
Moi, dit Caderousse en se levant avec la
fatuité de lhomme ivre ; moi, ne pas pouvoir me
tenir sur mes jambes ! Je parie que je monte au
clocher des Accoules, et sans balancer encore !
Eh bien, soit, dit Danglars, je parie, mais
pour demain : aujourdhui il est temps de rentrer ;
donne-moi donc le bras et rentrons.
Rentrons, dit Caderousse, mais je nai pas
besoin de ton bras pour cela. Viens-tu, Fernand ?
rentres-tu avec nous à Marseille ?
Non, dit Fernand, je retourne aux Catalans,
moi.
Tu as tort, viens avec nous à Marseille,
82
viens.
Je nai point besoin à Marseille, et je ny
veux point aller.
Comment as-tu dit cela ? Tu ne veux pas,
mon bonhomme ! eh bien, à ton aise ! liberté
pour tout le monde ! Viens, Danglars, et laissons
monsieur rentrer aux Catalans, puisquil le
veut. »
Danglars profita de ce moment de bonne
volonté de Caderousse pour lentraîner du côté de
Marseille ; seulement, pour ouvrir un chemin plus
court et plus facile à Fernand, au lieu de revenir
par le quai de la Rive-Neuve, il revint par la porte
Saint-Victor. Caderousse le suivait, tout
chancelant, accroché à son bras.
Lorsquil eut fait une vingtaine de pas,
Danglars se retourna et vit Fernand se précipiter
sur le papier, quil mit dans sa poche ; puis
aussitôt, sélançant hors de la tonnelle, le jeune
homme tourna du côté du Pillon.
« Eh bien, que fait-il donc ? dit Caderousse, il
nous a menti : il a dit quil allait aux Catalans, et
83
il va à la ville ! Holà ! Fernand ! tu te trompes,
mon garçon !
Cest toi qui vois trouble, dit Danglars, il
suit tout droit le chemin des Vieilles-Infirmeries.
En vérité ! dit Caderousse, eh bien, jaurais
juré quil tournait à droite ; décidément le vin est
un traître.
Allons, allons, murmura Danglars, je crois
que maintenant la chose est bien lancée, et quil
ny a plus quà la laisser marcher toute seule. »
84
5
Le repas de fiançailles
Le lendemain fut un beau jour. Le soleil se
leva pur et brillant, et les premiers rayons dun
rouge pourpre diaprèrent de leurs rubis les
pointes écumeuses des vagues.
Le repas avait été préparé au premier étage de
cette même Réserve, avec la tonnelle de laquelle
nous avons déjà fait connaissance. Cétait une
grande salle éclairée par cinq ou six fenêtres, audessus
de chacune desquelles (explique le
phénomène qui pourra !) était écrit le nom dune
des grandes villes de France.
Une balustrade en bois, comme le reste du
bâtiment, régnait tout le long de ces fenêtres.
Quoique le repas ne fût indiqué que pour midi,
dès onze heures du matin, cette balustrade était
85
chargée de promeneurs impatients. Cétaient les
marins privilégiés du Pharaon et quelques
soldats, amis de Dantès. Tous avaient, pour faire
honneur aux fiancés, fait voir le jour à leurs plus
belles toilettes.
Le bruit circulait, parmi les futurs convives,
que les armateurs du Pharaon devaient honorer
de leur présence le repas de noces de leur
second ; mais cétait de leur part un si grand
honneur accordé à Dantès que personne nosait
encore y croire.
Cependant Danglars, en arrivant avec
Caderousse, confirma à son tour cette nouvelle. Il
avait vu le matin M. Morrel lui-même, et M.
Morrel lui avait dit quil viendrait dîner à la
Réserve.
En effet, un instant après eux, M. Morrel fit à
son tour son entrée dans la chambre et fut salué
par les matelots du Pharaon dun hourra unanime
dapplaudissements. La présence de larmateur
était pour eux la confirmation du bruit qui courait
déjà que Dantès serait nommé capitaine ; et
comme Dantès était fort aimé à bord, ces braves
86
gens remerciaient ainsi larmateur de ce quune
fois par hasard son choix était en harmonie avec
leurs désirs. À peine M. Morrel fut-il entré quon
dépêcha unanimement Danglars et Caderousse
vers le fiancé : ils avaient mission de le prévenir
de larrivée du personnage important dont la vue
avait produit une si vive sensation, et de lui dire
de se hâter.
Danglars et Caderousse partirent tout courant
mais ils neurent pas fait cent pas, quà la hauteur
du magasin à poudre ils aperçurent la petite
troupe qui venait.
Cette petite troupe se composait de quatre
jeunes filles amies de Mercédès et Catalanes
comme elle, et qui accompagnaient la fiancée à
laquelle Edmond donnait le bras. Près de la future
marchait le père Dantès, et derrière eux venait
Fernand avec son mauvais sourire.
Ni Mercédès ni Edmond ne voyaient ce
mauvais sourire de Fernand. Les pauvres enfants
étaient si heureux quils ne voyaient queux seuls
et ce beau ciel pur qui les bénissait.
Danglars et Caderousse sacquittèrent de leur
87
mission dambassadeurs ; puis après avoir
échangé une poignée de main bien vigoureuse et
bien amicale avec Edmond, ils allèrent, Danglars
prendre place près de Fernand, Caderousse se
ranger aux côtés du père Dantès, centre de
lattention générale.
Ce vieillard était vêtu de son bel habit de
taffetas épinglé, orné de larges boutons dacier,
taillés à facettes. Ses jambes grêles, mais
nerveuses, sépanouissaient dans de magnifiques
bas de coton mouchetés, qui sentaient dune lieue
la contrebande anglaise. À son chapeau à trois
cornes pendait un flot de rubans blancs et bleus.
Enfin, il sappuyait sur un bâton de bois tordu
et recourbé par le haut comme un pedum antique.
On eût dit un de ces muscadins qui paradaient en
1796 dans les jardins nouvellement rouverts du
Luxembourg et des Tuileries.
Près de lui, nous lavons dit, sétait glissé
Caderousse, Caderousse que lespérance dun
bon repas avait achevé de réconcilier avec les
Dantès, Caderousse à qui il restait dans la
mémoire un vague souvenir de ce qui sétait
88
passé la veille, comme en se réveillant le matin
on trouve dans son esprit lombre du rêve quon a
fait pendant le sommeil.
Danglars, en sapprochant de Fernand, avait
jeté sur lamant désappointé un regard profond.
Fernand, marchant derrière les futurs époux,
complètement oublié par Mercédès, qui dans cet
égoïsme juvénile et charmant de lamour navait
dyeux que pour son Edmond. Fernand était pâle,
puis rouge par bouffées subites qui
disparaissaient pour faire place chaque fois à une
pâleur croissante. De temps en temps, il regardait
du côté de Marseille, et alors un tremblement
nerveux et involontaire faisait frissonner ses
membres. Fernand semblait attendre ou tout au
moins prévoir quelque grand événement.
Dantès était simplement vêtu. Appartenant à la
marine marchande, il avait un habit qui tenait le
milieu entre luniforme militaire et le costume
civil ; et sous cet habit, sa bonne mine, que
rehaussaient encore la joie et la beauté de sa
fiancée, était parfaite.
Mercédès était belle comme une de ces
89
Grecques de Chypre ou de Céos, aux yeux
débène et aux lèvres de corail. Elle marchait de
ce pas libre et franc dont marchent les
Arlésiennes et les Andalouses. Une fille des villes
eût peut-être essayé de cacher sa joie sous un
voile ou tout au moins sous le velours de ses
paupières, mais Mercédès souriait et regardait
tous ceux qui lentouraient, et son sourire et son
regard disaient aussi franchement quauraient pu
le dire ses paroles : Si vous êtes mes amis,
réjouissez-vous avec moi, car, en vérité, je suis
bien heureuse !
Dès que les fiancés et ceux qui les
accompagnaient furent en vue de la Réserve, M.
Morrel descendit et savança à son tour au-devant
deux, suivi des matelots et des soldats avec
lesquels il était resté, et auxquels il avait
renouvelé la promesse déjà faite à Dantès quil
succéderait au capitaine Leclère. En le voyant
venir, Edmond quitta le bras de sa fiancée et le
passa sous celui de M. Morrel. Larmateur et la
jeune fille donnèrent alors lexemple en montant
les premiers lescalier de bois qui conduisait à la
chambre où le dîner était servi, et qui cria
90
pendant cinq minutes sous les pas pesants des
convives.
« Mon père, dit Mercédès en sarrêtant au
milieu de la table, vous à ma droite, je vous prie ;
quant à ma gauche, jy mettrai celui qui ma servi
de frère », fit-elle avec une douceur qui pénétra
au plus profond du coeur de Fernand comme un
coup de poignard.
Ses lèvres blêmirent, et sous la teinte bistrée
de son mâle visage on put voir encore une fois le
sang se retirer peu à peu pour affluer au coeur.
Pendant ce temps, Dantès avait exécuté la
même manoeuvre ; à sa droite il avait mis M.
Morrel, à sa gauche Danglars ; puis de la main il
avait fait signe à chacun de se placer à sa
fantaisie.
Déjà couraient autour de la table les
saucissons dArles à la chair brune et au fumet
accentué, les langoustes à la cuirasse
éblouissante, les prayres à la coquille rosée, les
oursins, qui semblent des châtaignes entourées de
leur enveloppe piquante, les clovisses, qui ont la
prétention de remplacer avec supériorité, pour les
91
gourmets du Midi, les huîtres du Nord ; enfin
tous ces hors-doeuvre délicats que la vague roule
sur sa rive sablonneuse, et que les pêcheurs
reconnaissants désignent sous le nom générique
de fruits de mer.
« Un beau silence ! dit le vieillard en
savourant un verre de vin jaune comme la topaze,
que le père Pamphile en personne venait
dapporter devant Mercédès. Dirait-on quil y a
ici trente personnes qui ne demandent quà rire.
Eh ! un mari nest pas toujours gai, dit
Caderousse.
Le fait est, dit Dantès, que je suis trop
heureux en ce moment pour être gai. Si cest
comme cela que vous lentendez, voisin, vous
avez raison ! La joie fait quelquefois un effet
étrange, elle oppresse comme la douleur. »
Danglars observa Fernand, dont la nature
impressionnable absorbait et renvoyait chaque
émotion.
« Allons donc, dit-il, est-ce que vous
craindriez quelque chose ? il me semble, au
92
contraire, que tout va selon vos désirs !
Et cest justement cela qui mépouvante, dit
Dantès, il me semble que lhomme nest pas fait
pour être si facilement heureux ! Le bonheur est
comme ces palais des îles enchantées dont les
dragons gardent les portes. Il faut combattre pour
le conquérir, et moi, en vérité, je ne sais en quoi
jai mérité le bonheur dêtre le mari de Mercédès.
Le mari, le mari, dit Caderousse en riant, pas
encore, mon capitaine ; essaie un peu de faire le
mari, et tu verras comme tu seras reçu ! »
Mercédès rougit.
Fernand se tourmentait sur sa chaise,
tressaillait au moindre bruit, et de temps en temps
essuyait de larges plaques de sueur qui perlaient
sur son front, comme les premières gouttes dune
pluie dorage.
« Ma foi, dit Dantès, voisin Caderousse, ce
nest point la peine de me démentir pour si peu.
Mercédès nest point encore ma femme, cest
vrai... (il tira sa montre). Mais, dans une heure et
demie elle le sera ! »
93
Chacun poussa un cri de surprise, à
lexception du père Dantès, dont le large rire
montra les dents encore belles. Mercédès sourit et
ne rougit plus. Fernand saisit convulsivement le
manche de son couteau.
« Dans une heure ! dit Danglars pâlissant luimême
; et comment cela ?
Oui, mes amis, répondit Dantès, grâce au
crédit de M. Morrel, lhomme après mon père
auquel je dois le plus au monde, toutes les
difficultés sont aplanies. Nous avons acheté les
bans, et à deux heures et demie le maire de
Marseille nous attend à lhôtel de ville. Or,
comme une heure et un quart viennent de sonner,
je ne crois pas me tromper de beaucoup en disant
que dans une heure trente minutes Mercédès
sappellera Mme Dantès. »
Fernand ferma les yeux : un nuage de feu
brûla ses paupières ; il sappuya à la table pour ne
pas défaillir, et, malgré tous ses efforts, ne put
retenir un gémissement sourd qui se perdit dans
le bruit des rires et des félicitations de
lassemblée.
94
« Cest bien agir, cela, hein, dit le père Dantès.
Cela sappelle-t-il perdre son temps, à votre
avis ? Arrivé dhier au matin, marié aujourdhui à
trois heures ! Parlez-moi des marins pour aller
rondement en besogne.
Mais les autres formalités, objecta
timidement Danglars : le contrat, les écritures ?...
Le contrat, dit Dantès en riant, le contrat est
tout fait : Mercédès na rien, ni moi non plus !
Nous nous marions sous le régime de la
communauté, et voilà ! Ça na pas été long à
écrire et ce ne sera pas cher à payer. »
Cette plaisanterie excita une nouvelle
explosion de joie et de bravos.
« Ainsi, ce que nous prenions pour un repas de
fiançailles, dit Danglars, est tout bonnement un
repas de noces.
Non pas, dit Dantès ; vous ny perdrez rien,
soyez tranquilles. Demain matin, je pars pour
Paris. Quatre jours pour aller, quatre jours pour
revenir, un jour pour faire en conscience la
commission dont je suis chargé, et le 1er mars je
95
suis de retour ; au 2 mars donc le véritable repas
de noces. »
Cette perspective dun nouveau festin
redoubla lhilarité au point que le père Dantès,
qui au commencement du dîner se plaignait du
silence, faisait maintenant, au milieu de la
conversation générale, de vains efforts pour
placer son voeu de prospérité en faveur des futurs
époux.
Dantès devina la pensée de son père et y
répondit par un sourire plein damour. Mercédès
commença de regarder lheure au coucou de la
salle et fit un petit signe à Edmond.
Il y avait autour de la table cette hilarité
bruyante et cette liberté individuelle qui
accompagnent, chez les gens de condition
inférieure, la fin des repas. Ceux qui étaient
mécontents de leur place sétaient levés de table
et avaient été chercher dautres voisins. Tout le
monde commençait à parler à la fois, et personne
ne soccupait de répondre à ce que son
interlocuteur lui disait, mais seulement à ses
propres pensées.
96
La pâleur de Fernand était presque passée sur
les joues de Danglars ; quant à Fernand luimême,
il ne vivait plus et semblait un damné dans
le lac de feu. Un des premiers, il sétait levé et se
promenait de long en large dans la salle, essayant
disoler son oreille du bruit des chansons et du
choc des verres.
Caderousse sapprocha de lui au moment où
Danglars, quil semblait fuir, venait de le
rejoindre dans un angle de la salle.
« En vérité, dit Caderousse, à qui les bonnes
façons de Dantès et surtout le bon vin du père
Pamphile avaient enlevé tous les restes de la
haine dont le bonheur inattendu de Dantès avait
jeté les germes dans son âme, en vérité, Dantès
est un gentil garçon ; et quand je le vois assis près
de sa fiancée, je me dis que çeût été dommage
de lui faire la mauvaise plaisanterie que vous
complotiez hier.
Aussi, dit Danglars, tu as vu que la chose na
pas eu de suite ; ce pauvre M. Fernand était si
bouleversé quil mavait fait de la peine dabord ;
mais du moment quil en a pris son parti, au point
97
de sêtre fait le premier garçon de noces de son
rival, il ny a plus rien à dire. »
Caderousse regarda Fernand, il était livide.
« Le sacrifice est dautant plus grand, continua
Danglars, quen vérité la fille est belle. Peste !
lheureux coquin que mon futur capitaine ; je
voudrais mappeler Dantès douze heures
seulement.
Partons-nous ? demanda la douce voix de
Mercédès ; voici deux heures qui sonnent, et lon
nous attend à deux heures un quart.
Oui, oui, partons ! dit Dantès en se levant
vivement.
Partons ! » répétèrent en choeur tous les
convives.
Au même instant, Danglars, qui ne perdait pas
de vue Fernand assis sur le rebord de la fenêtre,
le vit ouvrir des yeux hagards, se lever comme
par un mouvement convulsif, et retomber assis
sur lappui de cette croisée ; presque au même
instant un bruit sourd retentit dans lescalier ; le
retentissement dun pas pesant, une rumeur
98
confuse de voix mêlées à un cliquetis darmes
couvrirent les exclamations des convives, si
bruyantes quelles fussent, et attirèrent lattention
générale, qui se manifesta à linstant même par
un silence inquiet.
Le bruit sapprocha : trois coups retentirent
dans le panneau de la porte ; chacun regarda son
voisin dun air étonné.
« Au nom de la loi ! » cria une voix vibrante, à
laquelle aucune voix ne répondit.
Aussitôt la porte souvrit, et un commissaire,
ceint de son écharpe, entra dans la salle, suivi de
quatre soldats armés, conduits par un caporal.
Linquiétude fit place à la terreur.
« Quy a-t-il ? demanda larmateur en
savançant au-devant du commissaire quil
connaissait ; bien certainement, monsieur, il y a
méprise.
Sil y a méprise, monsieur Morrel, répondit
le commissaire, croyez que la méprise sera
promptement réparée ; en attendant, je suis
porteur dun mandat darrêt ; et quoique ce soit
99
avec regret que je remplisse ma mission, il ne
faut pas moins que je la remplisse : lequel de
vous, messieurs, est Edmond Dantès ? »
Tous les regards se tournèrent vers le jeune
homme qui, fort ému, mais conservant sa dignité,
fit un pas en avant et dit :
« Cest moi, monsieur, que me voulez-vous ?
Edmond Dantès, reprit le commissaire, au
nom de la loi, je vous arrête !
Vous marrêtez ! dit Edmond avec une
légère pâleur, mais pourquoi marrêtez-vous ?
Je lignore, monsieur, mais votre premier
interrogatoire vous lapprendra. »
M. Morrel comprit quil ny avait rien à faire
contre linflexibilité de la situation : un
commissaire ceint de son écharpe nest plus un
homme, cest la statue de la loi, froide, sourde,
muette.
Le vieillard, au contraire, se précipita vers
lofficier ; il y a des choses que le coeur dun père
ou dune mère ne comprendra jamais.
Il pria et supplia : larmes et prières ne
100
pouvaient rien ; cependant son désespoir était si
grand, que le commissaire en fut touché.
« Monsieur, dit-il, tranquillisez-vous ; peutêtre
votre fils a-t-il négligé quelque formalité de
douane ou de santé, et, selon toute probabilité,
lorsquon aura reçu de lui les renseignements
quon désire en tirer, il sera remis en liberté.
Ah çà ! quest-ce que cela signifie ?
demanda en fronçant le sourcil Caderousse à
Danglars, qui jouait la surprise.
Le sais-je, moi ? dit Danglars ; je suis
comme toi : je vois ce qui se passe, je ny
comprends rien, et je reste confondu. »
Caderousse chercha des yeux Fernand : il avait
disparu.
Toute la scène de la veille se représenta alors à
son esprit avec une effrayante lucidité.
On eût dit que la catastrophe venait de tirer le
voile que livresse de la veille avait jeté entre lui
et sa mémoire.
« Oh ! oh ! dit-il dune voix rauque, serait-ce
la suite de la plaisanterie dont vous parliez hier,
101
Danglars ? En ce cas, malheur à celui qui laurait
faite, car elle est bien triste.
Pas du tout ! sécria Danglars, tu sais bien,
au contraire, que jai déchiré le papier.
Tu ne las pas déchiré, dit Caderousse ; tu
las jeté dans un coin, voilà tout.
Tais-toi, tu nas rien vu, tu étais ivre.
Où est Fernand ? demanda Caderousse.
Le sais-je, moi ! répondit Danglars, à ses
affaires probablement : mais, au lieu de nous
occuper de cela, allons donc porter du secours à
ces pauvres affligés. »
En effet, pendant cette conversation, Dantès
avait en souriant, serré la main à tous ses amis, et
sétait constitué prisonnier en disant :
« Soyez tranquilles, lerreur va sexpliquer, et
probablement que je nirai même pas jusquà la
prison.
Oh ! bien certainement, jen répondrais », dit
Danglars qui, en ce moment, sapprochait,
comme nous lavons dit, du groupe principal.
102
Dantès descendit lescalier, précédé du
commissaire de police et entouré par les soldats.
Une voiture, dont la portière était tout ouverte,
attendait à la porte, il y monta, deux soldats et le
commissaire montèrent après lui ; la portière se
referma, et la voiture reprit le chemin de
Marseille.
« Adieu, Dantès ! adieu, Edmond ! » sécria
Mercédès en sélançant sur la balustrade.
Le prisonnier entendit ce dernier cri, sorti
comme un sanglot du coeur déchiré de sa fiancée ;
il passa la tête par la portière, cria : « Au revoir,
Mercédès ! » et disparut à lun des angles du fort
Saint-Nicolas.
« Attendez-moi ici, dit larmateur, je prends la
première voiture que je rencontre, je cours à
Marseille, et je vous rapporte des nouvelles.
Allez ! crièrent toutes les voix, allez ! et
revenez bien vite ! »
Il y eut, après ce double départ, un moment de
stupeur terrible parmi tous ceux qui étaient restés.
Le vieillard et Mercédès restèrent quelque
103
temps isolés, chacun dans sa propre douleur ;
mais enfin leurs yeux se rencontrèrent ; ils se
reconnurent comme deux victimes frappées du
même coup, et se jetèrent dans les bras lun de
lautre.
Pendant ce temps, Fernand rentra, se versa un
verre deau quil but, et alla sasseoir sur une
chaise.
Le hasard fit que ce fut sur une chaise voisine
que vint tomber Mercédès en sortant des bras du
vieillard.
Fernand, par un mouvement instinctif, recula
sa chaise.
« Cest lui, dit à Danglars Caderousse, qui
navait pas perdu de vue le Catalan.
Je ne crois pas, répondit Danglars, il était
trop bête ; en tout cas, que le coup retombe sur
celui qui la fait.
Tu ne me parles pas de celui qui la
conseillé, dit Caderousse.
Ah ! ma foi, dit Danglars, si lon était
responsable de tout ce que lon dit en lair !
104
Oui, lorsque ce que lon dit en lair retombe
par la pointe. »
Pendant ce temps, les groupes commentaient
larrestation de toutes les manières.
« Et vous, Danglars, dit une voix, que pensezvous
de cet événement ?
Moi, dit Danglars, je crois quil aura
rapporté quelques ballots de marchandises
prohibées.
Mais si cétait cela, vous devriez le savoir,
Danglars, vous qui étiez agent comptable.
Oui, cest vrai ; mais lagent comptable ne
connaît que les colis quon lui déclare : je sais
que nous sommes chargés de coton, voilà tout ;
que nous avons pris le chargement à Alexandrie,
chez M. Pastret, et à Smyrne, chez M. Pascal ; ne
men demandez pas davantage.
Oh ! je me rappelle maintenant, murmura le
pauvre père, se rattachant à ce débris, quil ma
dit hier quil avait pour moi une caisse de café et
une caisse de tabac.
Voyez-vous, dit Danglars, cest cela : en
105
notre absence, la douane aura fait une visite à
bord du Pharaon, et elle aura découvert le pot
aux roses. »
Mercédès ne croyait point à tout cela ; car,
comprimée jusquà ce moment, sa douleur éclata
tout à coup en sanglots.
« Allons, allons, espoir ! dit, sans trop savoir
ce quil disait, le père Dantès.
Espoir ! répéta Danglars.
Espoir », essaya de murmurer Fernand.
Mais ce mot létouffait ; ses lèvres sagitèrent,
aucun son ne sortit de sa bouche.
« Messieurs, cria un des convives resté en
vedette sur la balustrade ; messieurs, une
voiture ! Ah ! cest M. Morrel ! courage,
courage ! sans doute quil nous apporte de bonnes
nouvelles. »
Mercédès et le vieux père coururent au-devant
de larmateur, quils rencontrèrent à la porte. M.
Morrel était fort pâle.
« Eh bien ? sécrièrent-ils dune même voix.
106
Eh bien, mes amis ! répondit larmateur en
secouant la tête, la chose est plus grave que nous
ne le pensions.
Oh ! monsieur, sécria Mercédès, il est
innocent !
Je le crois, répondit M. Morrel, mais on
laccuse...
De quoi donc ? demanda le vieux Dantès.
Dêtre un agent bonapartiste. »
Ceux de mes lecteurs qui ont vécu dans
lépoque où se passe cette histoire se rappelleront
quelle terrible accusation cétait alors, que celle
que venait de formuler M. Morrel.
Mercédès poussa un cri ; le vieillard se laissa
tomber sur une chaise.
« Ah ! murmura Caderousse, vous mavez
trompé, Danglars, et la plaisanterie a été faite ;
mais je ne veux pas laisser mourir de douleur ce
vieillard et cette jeune fille, et je vais tout leur
dire.
Tais-toi, malheureux ! sécria Danglars en
saisissant la main de Caderousse, ou je ne
107
réponds pas de toi-même ; qui te dit que Dantès
nest pas véritablement coupable ? Le bâtiment a
touché à lîle dElbe, il y est descendu, il est resté
tout un jour à Porto-Ferrajo ; si lon trouvait sur
lui quelque lettre qui le compromette, ceux qui
lauraient soutenu passeraient pour ses
complices. »
Caderousse, avec linstinct rapide de
légoïsme, comprit toute la solidité de ce
raisonnement ; il regarda Danglars avec des yeux
hébétés par la crainte et la douleur, et, pour un
pas quil avait fait en avant, il en fit deux en
arrière.
« Attendons, alors, murmura-t-il.
Oui, attendons, dit Danglars ; sil est
innocent, on le mettra en liberté ; sil est
coupable, il est inutile de se compromettre pour
un conspirateur.
Alors, partons, je ne puis rester plus
longtemps ici.
Oui, viens, dit Danglars enchanté de trouver
un compagnon de retraite, viens, et laissons-les se
108
retirer de là comme ils pourront. »
Ils partirent : Fernand, redevenu lappui de la
jeune fille, prit Mercédès par la main et la ramena
aux Catalans. Les amis de Dantès ramenèrent, de
leur côté, aux allées de Meilhan, ce vieillard
presque évanoui.
Bientôt cette rumeur, que Dantès venait dêtre
arrêté comme agent bonapartiste, se répandit par
toute la ville.
« Eussiez-vous cru cela, mon cher Danglars ?
dit M. Morrel en rejoignant son agent comptable
et Caderousse, car il regagnait lui-même la ville
en toute hâte pour avoir quelque nouvelle directe
dEdmond par le substitut du procureur du roi, M.
de Villefort, quil connaissait un peu ; auriezvous
cru cela ?
Dame, monsieur ! répondit Danglars, je vous
avais dit que Dantès, sans aucun motif, avait
relâché à lîle dElbe, et cette relâche, vous le
savez, mavait paru suspecte.
Mais aviez-vous fait part de vos soupçons à
dautres quà moi ?
109
Je men serais bien gardé, monsieur, ajouta
tout bas Danglars ; vous savez bien quà cause de
votre oncle, M. Policar Morrel, qui a servi sous
lautre et qui ne cache pas sa pensée, on vous
soupçonne de regretter Napoléon ; jaurais eu
peur de faire tort à Edmond et ensuite à vous ; il y
a de ces choses quil est du devoir dun
subordonné de dire à son armateur et de cacher
sévèrement aux autres.
Bien, Danglars, bien, dit larmateur, vous
êtes un brave garçon ; aussi javais davance
pensé à vous, dans le cas où ce pauvre Dantès fût
devenu le capitaine du Pharaon.
Comment cela, monsieur ?
Oui, javais davance demandé à Dantès ce
quil pensait de vous, et sil aurait quelque
répugnance à vous garder à votre poste ; car, je
ne sais pourquoi, javais cru remarquer quil y
avait du froid entre vous.
Et que vous a-t-il répondu ?
Quil croyait effectivement avoir eu dans
une circonstance quil ne ma pas dite, quelques
110
torts envers vous, mais que toute personne qui
avait la confiance de larmateur avait la sienne.
Lhypocrite ! murmura Danglars.
Pauvre Dantès ! dit Caderousse, cest un fait
quil était excellent garçon.
Oui, mais en attendant, dit M. Morrel, voilà
le Pharaon sans capitaine.
Oh ! dit Danglars, il faut espérer, puisque
nous ne pouvons repartir que dans trois mois, que
dici à cette époque Dantès sera mis en liberté.
Sans doute, mais jusque-là ?
Eh bien, jusque-là me voici, monsieur
Morrel, dit Danglars ; vous savez que je connais
le maniement dun navire aussi bien que le
premier capitaine au long cours venu, cela vous
offrira même un avantage, de vous servir de moi,
car lorsque Edmond sortira de prison, vous
naurez personne à remercier : il reprendra sa
place et moi la mienne, voilà tout.
Merci, Danglars, dit larmateur ; voilà en
effet qui concilie tout. Prenez donc le
commandement, je vous y autorise, et surveillez
111
le débarquement : il ne faut jamais, quelque
catastrophe qui arrive aux individus, que les
affaires souffrent.
Soyez tranquille, monsieur ; mais pourra-ton
le voir au moins, ce bon Edmond ?
Je vous dirai cela tout à lheure, Danglars ;
je vais tâcher de parler à M. de Villefort et
dintercéder près de lui en faveur du prisonnier.
Je sais bien que cest un royaliste enragé, mais,
que diable ! tout royaliste et procureur du roi
quil est, il est un homme aussi, et je ne le crois
pas méchant.
Non, dit Danglars, mais jai entendu dire
quil était ambitieux, et cela se ressemble
beaucoup.
Enfin, dit M. Morrel avec un soupir, nous
verrons ; allez à bord, je vous y rejoins. »
Et il quitta les deux amis pour prendre le
chemin du palais de justice.
« Tu vois, dit Danglars à Caderousse, la
tournure que prend laffaire. As-tu encore envie
daller soutenir Dantès maintenant ?
112
Non, sans doute ; mais cest cependant une
terrible chose quune plaisanterie qui a de
pareilles suites.
Dame ! qui la faite ? ce nest ni toi ni moi,
nest-ce pas ? cest Fernand. Tu sais bien que
quant à moi jai jeté le papier dans un coin : je
croyais même lavoir déchiré.
Non, non, dit Caderousse. Oh ! quant à cela,
jen suis sûr ; je le vois au coin de la tonnelle,
tout froissé, tout roulé, et je voudrais même bien
quil fût encore où je le vois !
Que veux-tu ? Fernand laura ramassé,
Fernand laura copié ou fait copier, Fernand
naura peut-être même pas pris cette peine ; et,
jy pense... mon Dieu ! il aura peut-être envoyé
ma propre lettre ! Heureusement que javais
déguisé mon écriture.
Mais tu savais donc que Dantès conspirait ?
Moi, je ne savais rien au monde. Comme je
lai dit, jai cru faire une plaisanterie, pas autre
chose. Il paraît que, comme Arlequin, jai dit la
vérité en riant.
113
Cest égal, reprit Caderousse, je donnerais
bien des choses pour que toute cette affaire ne fût
pas arrivée, ou du moins pour ny être mêlé en
rien. Tu verras quelle nous portera malheur,
Danglars !
Si elle doit porter malheur à quelquun, cest
au vrai coupable, et le vrai coupable cest
Fernand et non pas nous. Quel malheur veux-tu
quil nous arrive à nous ? Nous navons quà
nous tenir tranquilles, sans souffler le mot de tout
cela, et lorage passera sans que le tonnerre
tombe.
Amen ! dit Caderousse en faisant un signe
dadieu à Danglars et en se dirigeant vers les
allées de Meilhan, tout en secouant la tête et en se
parlant à lui-même, comme ont lhabitude de
faire les gens fort préoccupés.
Bon ! dit Danglars, les choses prennent la
tournure que javais prévue : me voilà capitaine
par intérim, et si cet imbécile de Caderousse peut
se taire, capitaine tout de bon. Il ny a donc que le
cas où la justice relâcherait Dantès ? Oh ! mais,
ajouta-t-il avec un sourire, la justice est la justice,
114
et je men rapporte à elle. »
Et sur ce, il sauta dans une barque en donnant
lordre au batelier de le conduire à bord du
Pharaon, où larmateur, on se le rappelle, lui
avait donné rendez-vous.
115
6
Le substitut du procureur du roi
Rue du Grand-Cours, en face de la fontaine
des Méduses, dans une de ces vieilles maisons à
larchitecture aristocratique bâties par Puget, on
célébrait aussi le même jour, à la même heure, un
repas de fiançailles.
Seulement, au lieu que les acteurs de cette
autre scène fussent des gens du peuple, des
matelots et des soldats, ils appartenaient à la tête
de la société marseillaise. Cétaient danciens
magistrats qui avaient donné la démission de leur
charge sous lusurpateur ; de vieux officiers qui
avaient déserté nos rangs pour passer dans ceux
de larmée de Condé ; des jeunes gens élevés par
leur famille encore mal rassurée sur leur
existence, malgré les quatre ou cinq remplaçants
quelle avait payés, dans la haine de cet homme
116
dont cinq ans dexil devaient faire un martyr, et
quinze ans de Restauration un dieu.
On était à table, et la conversation roulait,
brûlante de toutes les passions, les passions de
lépoque, passions dautant plus terribles,
vivantes et acharnées dans le Midi que depuis
cinq cents ans les haines religieuses venaient en
aide aux haines politiques.
LEmpereur, roi de lîle dElbe après avoir été
souverain dune partie du monde, régnant sur une
population de cinq à six mille âmes, après avoir
entendu crier : Vive Napoléon ! par cent vingt
millions de sujets et en dix langues différentes,
était traité là comme un homme perdu à tout
jamais pour la France et pour le trône. Les
magistrats relevaient les bévues politiques ; les
militaires parlaient de Moscou et de Leipsick ; les
femmes, de son divorce avec Joséphine. Il
semblait à ce monde royaliste, tout joyeux et tout
triomphant non pas de la chute de lhomme, mais
de lanéantissement du principe, que la vie
recommençait pour lui, et quil sortait dun rêve
pénible.
117
Un vieillard, décoré de la croix de Saint-Louis,
se leva et proposa la santé du roi Louis XVIII à
ses convives ; cétait le marquis de Saint-Méran.
À ce toast, qui rappelait à la fois lexilé de
Hartwell et le roi pacificateur de la France, la
rumeur fut grande, les verres se levèrent à la
manière anglaise, les femmes détachèrent leurs
bouquets et en jonchèrent la nappe. Ce fut un
enthousiasme presque poétique.
« Ils en conviendraient sils étaient là, dit la
marquise de Saint-Méran, femme à loeil sec, aux
lèvres minces, à la tournure aristocratique et
encore élégante, malgré ses cinquante ans, tous
ces révolutionnaires qui nous ont chassés et que
nous laissons à notre tour bien tranquillement
conspirer dans nos vieux châteaux quils ont
achetés pour un morceau de pain, sous la
Terreur : ils en conviendraient, que le véritable
dévouement était de notre côté, puisque nous
nous attachions à la monarchie croulante, tandis
queux, au contraire, saluaient le soleil levant et
faisaient leur fortune, pendant que, nous, nous
perdions la nôtre ; ils en conviendraient que notre
118
roi, à nous, était bien véritablement Louis le
Bien-Aimé, tandis que leur usurpateur, à eux, na
jamais été que Napoléon le Maudit ; nest-ce pas,
de Villefort ?
Vous dites, madame la marquise ?...
Pardonnez-moi, je nétais pas à la conversation.
Eh ! laissez ces enfants, marquise, reprit le
vieillard qui avait porté le toast ; ces enfants vont
sépouser, et tout naturellement ils ont à parler
dautre chose que de politique.
Je vous demande pardon, ma mère, dit une
jeune et belle personne aux blonds cheveux, à
loeil de velours nageant dans un fluide nacré ; je
vous rends M. de Villefort, que javais accaparé
pour un instant. Monsieur de Villefort, ma mère
vous parle.
Je me tiens prêt à répondre à madame si elle
veut bien renouveler sa question que jai mal
entendue, dit M. de Villefort.
On vous pardonne, Renée, dit la marquise
avec un sourire de tendresse quon était étonné de
voir fleurir sur cette sèche figure ; mais le coeur
119
de la femme est ainsi fait, que si aride quil
devienne au souffle des préjugés et aux exigences
de létiquette, il y a toujours un coin fertile et
riant : cest celui que Dieu a consacré à lamour
maternel. On vous pardonne... Maintenant je
disais, Villefort, que les bonapartistes navaient
ni notre conviction, ni notre enthousiasme, ni
notre dévouement.
Oh ! madame, ils ont du moins quelque
chose qui remplace tout cela : cest le fanatisme.
Napoléon est le Mahomet de lOccident ; cest
pour tous ces hommes vulgaires, mais aux
ambitions suprêmes, non seulement un législateur
et un maître, mais encore cest un type, le type de
légalité.
De légalité ! sécria la marquise. Napoléon,
le type de légalité ! et que ferez-vous donc de M.
de Robespierre ? Il me semble que vous lui volez
sa place pour la donner au Corse ; cest
cependant bien assez dune usurpation, ce me
semble.
Non, madame, dit Villefort, je laisse chacun
sur son piédestal : Robespierre, place Louis XV,
120
sur son échafaud ; Napoléon, place Vendôme, sur
sa colonne ; seulement lun a fait de légalité qui
abaisse, et lautre de légalité qui élève ; lun a
ramené les rois au niveau de la guillotine, lautre
a élevé le peuple au niveau du trône. Cela ne veut
pas dire, ajouta Villefort en riant, que tous deux
ne soient pas dinfâmes révolutionnaires, et que
le 9 thermidor et le 4 avril 1814 ne soient pas
deux jours heureux pour la France, et dignes
dêtre également fêtés par les amis de lordre et
de la monarchie ; mais cela explique aussi
comment, tout tombé quil est pour ne se relever
jamais, je lespère, Napoléon a conservé ses
séides. Que voulez-vous, marquise ? Cromwell,
qui nétait que la moitié de tout ce qua été
Napoléon, avait bien les siens !
Savez-vous que ce que vous dites là,
Villefort, sent la révolution dune lieue ? Mais je
vous pardonne : on ne peut pas être fils de
girondin et ne pas conserver un goût de terroir. »
Une vive rougeur passa sur le front de
Villefort.
« Mon père était girondin, madame, dit-il,
121
cest vrai ; mais mon père na pas voté la mort du
roi ; mon père a été proscrit par cette même
Terreur qui vous proscrivait, et peu sen est fallu
quil ne portât sa tête sur le même échafaud qui
avait vu tomber la tête de votre père.
Oui, dit la marquise, sans que ce souvenir
sanglant amenât la moindre altération sur ses
traits ; seulement cétait pour des principes
diamétralement opposés quils y fussent montés
tous deux, et la preuve cest que toute ma famille
est restée attachée aux princes exilés, tandis que
votre père a eu hâte de se rallier au nouveau
gouvernement, et quaprès que le citoyen Noirtier
a été girondin, le comte Noirtier est devenu
sénateur.
Ma mère, ma mère, dit Renée, vous savez
quil était convenu quon ne parlerait plus de ces
mauvais souvenirs.
Madame, répondit Villefort, je me joindrai à
Mlle de Saint-Méran pour vous demander bien
humblement loubli du passé. À quoi bon
récriminer sur des choses dans lesquelles la
volonté de Dieu même est impuissante ? Dieu
122
peut changer lavenir ; il ne peut pas même
modifier le passé. Ce que nous pouvons, nous
autres hommes, cest sinon le renier, du moins
jeter un voile dessus. Eh bien, moi, je me suis
séparé non seulement de lopinion, mais encore
du nom de mon père. Mon père a été ou est même
peut-être encore bonapartiste et sappelle
Noirtier ; moi, je suis royaliste et mappelle de
Villefort. Laissez mourir dans le vieux tronc un
reste de sève révolutionnaire, et ne voyez,
madame, que le rejeton qui sécarte de ce tronc,
sans pouvoir, et je dirai presque sans vouloir sen
détacher tout à fait.
Bravo, Villefort, dit le marquis, bravo, bien
répondu ! Moi aussi, jai toujours prêché à la
marquise loubli du passé, sans jamais avoir pu
lobtenir delle, vous serez plus heureux, je
lespère.
Oui, cest bien, dit la marquise, oublions le
passé, je ne demande pas mieux, et cest
convenu ; mais quau moins Villefort soit
inflexible pour lavenir. Noubliez pas, Villefort,
que nous avons répondu de vous à Sa Majesté :
123
que Sa Majesté, elle aussi, a bien voulu oublier, à
notre recommandation (elle tendit la main),
comme joublie à votre prière. Seulement sil
vous tombe quelque conspirateur entre les mains,
songez quon a dautant plus les yeux sur vous
que lon sait que vous êtes dune famille qui
peut-être est en rapport avec ces conspirateurs.
Hélas ! madame, dit Villefort, ma profession
et surtout le temps dans lequel nous vivons
mordonnent dêtre sévère. Je le serai. Jai déjà
eu quelques accusations politiques à soutenir, et,
sous ce rapport, jai fait mes preuves.
Malheureusement, nous ne sommes pas au bout.
Vous croyez ? dit la marquise.
Jen ai peur. Napoléon à lîle dElbe est bien
près de la France ; sa présence presque en vue de
nos côtes entretient lespérance de ses partisans.
Marseille est pleine dofficiers à demi-solde, qui,
tous les jours, sous un prétexte frivole, cherchent
querelle aux royalistes ; de là des duels parmi les
gens de classe élevée, de là des assassinats dans
le peuple.
Oui, dit le comte de Salvieux, vieil ami de
124
M. de Saint-Méran et chambellan de M. le comte
dArtois, oui, mais vous savez que la Sainte-
Alliance le déloge.
Oui, il était question de cela lors de notre
départ de Paris, dit M. de Saint-Méran. Et où
lenvoie-t-on ?
À Sainte-Hélène.
À Sainte-Hélène ! Quest-ce que cela ?
demanda la marquise.
Une île située à deux mille lieues dici, audelà
de léquateur, répondit le comte.
À la bonne heure ! Comme le dit Villefort,
cest une grande folie que davoir laissé un pareil
homme entre la Corse, où il est né, et Naples, où
règne encore son beau-frère, et en face de cette
Italie dont il voulait faire un royaume à son fils.
Malheureusement, dit Villefort, nous avons
les traités de 1814, et lon ne peut toucher à
Napoléon sans manquer à ces traités.
Eh bien, on y manquera, dit M. de Salvieux.
Y a-t-il regardé de si près, lui, lorsquil sest agi
de faire fusiller le malheureux duc dEnghien ?
125
Oui, dit la marquise, cest convenu, la
Sainte-Alliance débarrasse lEurope de
Napoléon, et Villefort débarrasse Marseille de ses
partisans. Le roi règne ou ne règne pas : sil
règne, son gouvernement doit être fort et ses
agents inflexibles ; cest le moyen de prévenir le
mal.
Malheureusement, madame, dit en souriant
Villefort, un substitut du procureur du roi arrive
toujours quand le mal est fait.
Alors, cest à lui de le réparer.
Je pourrais vous dire encore, madame, que
nous ne réparons pas le mal, mais que nous le
vengeons : voilà tout.
Oh ! monsieur de Villefort, dit une jeune et
jolie personne, fille du comte de Salvieux et amie
de Mlle de Saint-Méran, tâchez donc davoir un
beau procès, tandis que nous serons à Marseille.
Je nai jamais vu une cour dassises, et lon dit
que cest fort curieux.
Fort curieux, en effet, mademoiselle, dit le
substitut ; car au lieu dune tragédie factice, cest
126
un drame véritable ; au lieu de douleurs jouées ce
sont des douleurs réelles. Cet homme quon voit
là, au lieu, la toile baissée, de rentrer chez lui, de
souper en famille et de se coucher tranquillement
pour recommencer le lendemain, rentre dans la
prison où il trouve le bourreau. Vous voyez bien
que, pour les personnes nerveuses qui cherchent
les émotions, il ny a pas de spectacle qui vaille
celui-là. Soyez tranquille, mademoiselle, si la
circonstance se présente, je vous le procurerai.
Il nous fait frissonner... et il rit ! dit Renée
toute pâlissante.
Que voulez-vous... cest un duel... Jai déjà
requis cinq ou six fois la peine de mort contre des
accusés politiques ou autres... Eh bien, qui sait
combien de poignards à cette heure saiguisent
dans lombre, ou sont déjà dirigés contre moi ?
Oh ! mon Dieu ! dit Renée en
sassombrissant de plus en plus, parlez-vous donc
sérieusement, monsieur de Villefort ?
On ne peut plus sérieusement,
mademoiselle, reprit le jeune magistrat, le sourire
sur les lèvres. Et avec ces beaux procès que
127
désire mademoiselle pour satisfaire sa curiosité,
et que je désire, moi, pour satisfaire mon
ambition, la situation ne fera que saggraver.
Tous ces soldats de Napoléon, habitués à aller en
aveugles à lennemi, croyez-vous quils
réfléchissent en brûlant une cartouche ou en
marchant à la baïonnette ? Eh bien, réfléchirontils
davantage pour tuer un homme quils croient
leur ennemi personnel, que pour tuer un Russe,
un Autrichien ou un Hongrois quils nont jamais
vu ? Dailleurs il faut cela, voyez-vous ; sans
quoi notre métier naurait point dexcuse. Moimême,
quand je vois luire dans loeil de laccusé
léclair lumineux de la rage, je me sens tout
encouragé, je mexalte : ce nest plus un procès,
cest un combat ; je lutte contre lui, il riposte, je
redouble, et le combat finit, comme tous les
combats, par une victoire ou une défaite. Voilà ce
que cest que de plaider ! cest le danger qui fait
léloquence. Un accusé qui me sourirait après ma
réplique me ferait croire que jai parlé mal, que
ce que jai dit est pâle, sans vigueur, insuffisant.
Songez donc à la sensation dorgueil quéprouve
un procureur du roi, convaincu de la culpabilité
128
de laccusé, lorsquil voit blêmir et sincliner son
coupable sous le poids des preuves et sous les
foudres de son éloquence ! Cette tête se baisse,
elle tombera. »
Renée jeta un léger cri.
« Voilà qui est parler, dit un des convives.
Voilà lhomme quil faut dans des temps
comme les nôtres ! dit un second.
Aussi, dit un troisième, dans votre dernière
affaire vous avez été superbe, mon cher Villefort.
Vous savez, cet homme qui avait assassiné son
père ; eh bien, littéralement, vous laviez tué
avant que le bourreau y touchât.
Oh ! pour les parricides, dit Renée, oh ! peu
mimporte, il ny a pas de supplice assez grand
pour de pareils hommes ; mais pour les
malheureux accusés politiques !...
Mais cest pire encore, Renée, car le roi est
le père de la nation, et vouloir renverser ou tuer le
roi, cest vouloir tuer le père de trente-deux
millions dhommes.
Oh ! cest égal, monsieur de Villefort, dit
129
Renée, vous me promettez davoir de
lindulgence pour ceux que je vous
recommanderai ?
Soyez tranquille, dit Villefort avec son plus
charmant sourire, nous ferons ensemble mes
réquisitoires.
Ma chère, dit la marquise, mêlez-vous de
vos colibris, de vos épagneuls et de vos chiffons,
et laissez votre futur époux faire son état.
Aujourdhui, les armes se reposent et la robe est
en crédit ; il y a là-dessus un mot latin dune
grande profondeur.
Cedant arma togae, dit en sinclinant
Villefort.
Je nosais point parler latin, répondit la
marquise.
Je crois que jaimerais mieux que vous
fussiez médecin, reprit Renée ; lange
exterminateur, tout ange quil est, ma toujours
fort épouvantée.
Bonne Renée ! murmura Villefort en
couvant la jeune fille dun regard damour.
130
Ma fille, dit le marquis, M. de Villefort sera
le médecin moral et politique de cette province ;
croyez-moi, cest un beau rôle à jouer.
Et ce sera un moyen de faire oublier celui
qua joué son père, reprit lincorrigible marquise.
Madame, reprit Villefort avec un triste
sourire, jai déjà eu lhonneur de vous dire que
mon père avait, je lespère du moins, abjuré les
erreurs de son passé ; quil était devenu un ami
zélé de la religion et de lordre, meilleur royaliste
que moi peut-être ; car lui, cétait avec repentir,
et, moi, je ne le suis quavec passion. »
Et après cette phrase arrondie, Villefort, pour
juger de leffet de sa faconde, regarda les
convives, comme, après une phrase équivalente,
il aurait au parquet regardé lauditoire.
« Eh bien, mon cher Villefort, reprit le comte
de Salvieux, cest justement ce quaux Tuileries
je répondais avant-hier au ministre de la maison
du roi, qui me demandait un peu compte de cette
singulière alliance entre le fils dun girondin et la
fille dun officier de larmée de Condé ; et le
ministre a très bien compris. Ce système de
131
fusion est celui de Louis XVIII. Aussi le roi, qui,
sans que nous nous en doutassions, écoutait notre
conversation, nous a-t-il interrompus en disant :
« Villefort, remarquez que le roi na pas
prononcé le nom de Noirtier, et au contraire a
appuyé sur celui de Villefort ; Villefort, a donc
dit le roi, fera un bon chemin ; cest un jeune
homme déjà mûr, et qui est de mon monde. Jai
vu avec plaisir que le marquis et la marquise de
Saint-Méran le prissent pour gendre, et je leur
eusse conseillé cette alliance sils nétaient venus
les premiers me demander permission de la
contracter. »
Le roi a dit cela, comte ? sécria Villefort
ravi.
Je vous rapporte ses propres paroles, et si le
marquis veut être franc, il avouera que ce que je
vous rapporte à cette heure saccorde
parfaitement avec ce que le roi lui a dit à luimême
quand il lui a parlé, il y a six mois, dun
projet de mariage entre sa fille et vous.
Cest vrai, dit le marquis.
Oh ! mais je lui devrai donc tout, à ce digne
132
prince. Aussi que ne ferais-je pas pour le servir !
À la bonne heure, dit la marquise, voilà
comme je vous aime : vienne un conspirateur
dans ce moment, et il sera le bienvenu.
Et moi, ma mère, dit Renée, je prie Dieu
quil ne vous écoute point, et quil nenvoie à M.
de Villefort que de petits voleurs, de faibles
banqueroutiers et de timides escrocs ; moyennant
cela, je dormirai tranquille.
Cest comme si, dit en riant Villefort, vous
souhaitiez au médecin des migraines, des
rougeoles et des piqûres de guêpe, toutes choses
qui ne compromettent que lépiderme. Si vous
voulez me voir procureur du roi, au contraire,
souhaitez-moi de ces terribles maladies dont la
cure fait honneur au médecin. »
En ce moment, et comme si le hasard navait
attendu que lémission du souhait de Villefort
pour que ce souhait fût exaucé, un valet de
chambre entra et lui dit quelques mots à loreille.
Villefort quitta alors la table en sexcusant, et
revint quelques instants après, le visage ouvert et
les lèvres souriantes.
133
Renée le regarda avec amour ; car, vu ainsi,
avec ses yeux bleus, son teint mat et ses favoris
noirs qui encadraient son visage, cétait
véritablement un élégant et beau jeune homme ;
aussi lesprit tout entier de la jeune fille sembla-til
suspendu à ses lèvres, en attendant quil
expliquât la cause de sa disparition momentanée.
« Eh bien, dit Villefort, vous ambitionniez tout
à lheure, mademoiselle, davoir pour mari un
médecin, jai au moins avec les disciples
dEsculape (on parlait encore ainsi en 1815) cette
ressemblance, que jamais lheure présente nest à
moi, et quon me vient déranger même à côté de
vous, même au repas de mes fiançailles.
Et pour quelle cause vous dérange-t-on,
monsieur ? demanda la belle jeune fille avec une
légère inquiétude.
Hélas ! pour un malade qui serait, sil faut en
croire ce que lon ma dit, à toute extrémité :
cette fois cest un cas grave, et la maladie frise
léchafaud.
Ô mon Dieu ! sécria Renée en pâlissant.
134
En vérité ! dit tout dune voix lassemblée.
Il paraît quon vient tout simplement de
découvrir un petit complot bonapartiste.
Est-il possible ? dit la marquise.
Voici la lettre de dénonciation. »
Et Villefort lut :
Monsieur le procureur du roi est prévenu, par
un ami du trône et de la religion, que le nommé
Edmond Dantès, second du navire le Pharaon,
arrivé ce matin de Smyrne, après avoir touché à
Naples et à Porto-Ferrajo, a été chargé, par
Murat, dune lettre pour lusurpateur, et, par
lusurpateur, dune lettre pour le comité
bonapartiste de Paris.
On aura la preuve de son crime en larrêtant,
car on trouvera cette lettre ou sur lui, ou chez
son père, ou dans sa cabine à bord du Pharaon.
Mais, dit Renée, cette lettre, qui nest quune
lettre anonyme dailleurs, est adressée à M. le
135
procureur du roi, et non à vous.
Oui, mais le procureur du roi est absent ; en
son absence, lépître est parvenue à son
secrétaire, qui avait mission douvrir les lettres ;
il a donc ouvert celle-ci, ma fait chercher, et, ne
me trouvant pas, a donné des ordres pour
larrestation.
Ainsi, le coupable est arrêté, dit la marquise.
Cest-à-dire laccusé, reprit Renée.
Oui, madame, dit Villefort, et, comme
javais lhonneur de le dire tout à lheure à
Mlle Renée, si lon trouve la lettre en question, le
malade est bien malade.
Et où est ce malheureux ? demanda Renée.
Il est chez moi.
Allez, mon ami, dit le marquis, ne manquez
pas à vos devoirs pour demeurer avec nous,
quand le service du roi vous attend ailleurs ; allez
donc où le service du roi vous attend.
Oh ! monsieur de Villefort, dit Renée en
joignant les mains, soyez indulgent, cest le jour
de vos fiançailles ! »
136
Villefort fit le tour de la table, et, sapprochant
de la chaise de la jeune fille, sur le dossier de
laquelle il sappuya :
« Pour vous épargner une inquiétude, dit-il, je
ferai tout ce que je pourrai, chère Renée ; mais, si
les indices sont sûrs, si laccusation est vraie, il
faudra bien couper cette mauvaise herbe
bonapartiste. »
Renée frissonna à ce mot couper, car cette
herbe quil sagissait de couper avait une tête.
« Bah ! bah ! dit la marquise, nécoutez pas
cette petite fille, Villefort, elle sy fera. »
Et la marquise tendit à Villefort une main
sèche quil baisa, tout en regardant Renée et en
lui disant des yeux :
« Cest votre main que je baise, ou du moins
que je voudrais baiser en ce moment.
Tristes auspices ! murmura Renée.
En vérité, mademoiselle, dit la marquise,
vous êtes dun enfantillage désespérant : je vous
demande un peu ce que le destin de lÉtat peut
avoir à faire avec vos fantaisies de sentiment et
137
vos sensibleries de coeur.
Oh ! ma mère ! murmura Renée.
Grâce pour la mauvaise royaliste, madame la
marquise, dit de Villefort, je vous promets de
faire mon métier de substitut du procureur du roi
en conscience, cest-à-dire dêtre horriblement
sévère. »
Mais, en même temps que le magistrat
adressait ces paroles à la marquise, le fiancé jetait
à la dérobée un regard à sa fiancée, et ce regard
disait :
« Soyez tranquille, Renée : en faveur de votre
amour, je serai indulgent. »
Renée répondit à ce regard par son plus doux
sourire, et Villefort sortit avec le paradis dans le
coeur.
138
7
Linterrogatoire
À peine de Villefort fut-il hors de la salle à
manger quil quitta son masque joyeux pour
prendre lair grave dun homme appelé à cette
suprême fonction de prononcer sur la vie de son
semblable. Or, malgré la mobilité de sa
physionomie, mobilité que le substitut avait,
comme doit faire un habile acteur, plus dune fois
étudiée devant sa glace, ce fut cette fois un travail
pour lui que de froncer son sourcil et dassombrir
ses traits. En effet, à part le souvenir de cette
ligne politique suivie par son père, et qui pouvait,
sil ne sen éloignait complètement, faire dévier
son avenir, Gérard de Villefort était en ce
moment aussi heureux quil est donné à un
homme de le devenir ; déjà riche par lui-même, il
occupait à vingt-sept ans une place élevée dans la
139
magistrature, il épousait une jeune et belle
personne quil aimait, non pas passionnément,
mais avec raison, comme un substitut du
procureur du roi peut aimer, et outre sa beauté,
qui était remarquable, Mlle de Saint-Méran, sa
fiancée, appartenait à une des familles les mieux
en cour de lépoque ; et outre linfluence de son
père et de sa mère, qui, nayant point dautre
enfant, pouvaient la conserver tout entière à leur
gendre, elle apportait encore à son mari une dot
de cinquante mille écus, qui, grâce aux
espérances, ce mot atroce inventé par les
entremetteurs de mariage, pouvait saugmenter
un jour dun héritage dun demi-million.
Tous ces éléments réunis composaient donc
pour Villefort un total de félicité éblouissant, à ce
point quil lui semblait voir des taches au soleil,
quand il avait longtemps regardé sa vie intérieure
avec la vue de lâme.
À la porte, il trouva le commissaire de police
qui lattendait. La vue de lhomme noir le fit
aussitôt retomber des hauteurs du troisième ciel
sur la terre matérielle où nous marchons ; il
140
composa son visage, comme nous lavons dit, et
sapprochant de lofficier de justice :
« Me voici, monsieur, lui dit-il ; jai lu la
lettre, et vous avez bien fait darrêter cet homme ;
maintenant donnez-moi sur lui et sur la
conspiration tous les détails que vous avez
recueillis.
De la conspiration, monsieur, nous ne
savons rien encore, tous les papiers saisis sur lui
ont été enfermés en une seule liasse, et déposés
cachetés sur votre bureau. Quant au prévenu,
vous lavez vu par la lettre même qui le dénonce,
cest un nommé Edmond Dantès, second à bord
du trois-mâts le Pharaon, faisant le commerce de
coton avec Alexandrie et Smyrne, et appartenant
à la maison Morrel et fils, de Marseille.
Avant de servir dans la marine marchande,
avait-il servi dans la marine militaire ?
Oh ! non, monsieur ; cest un tout jeune
homme.
Quel âge ?
Dix-neuf ou vingt ans au plus. »
141
En ce moment, et comme Villefort, en suivant
la Grande-Rue, était arrivé au coin de la rue des
Conseils, un homme qui semblait lattendre au
passage laborda : cétait M. Morrel.
« Ah ! monsieur de Villefort ! sécria le brave
homme en apercevant le substitut, je suis bien
heureux de vous rencontrer. Imaginez-vous quon
vient de commettre la méprise la plus étrange, la
plus inouïe : on vient darrêter le second de mon
bâtiment, Edmond Dantès.
Je le sais, monsieur, dit Villefort, et je viens
pour linterroger.
Oh ! monsieur, continua M. Morrel, emporté
par son amitié pour le jeune homme, vous ne
connaissez pas celui quon accuse, et je le
connais, moi : imaginez-vous lhomme le plus
doux, lhomme le plus probe, et joserai presque
dire lhomme qui sait le mieux son état de toute
la marine marchande. Ô monsieur de Villefort !
je vous le recommande bien sincèrement et de
tout mon coeur. »
Villefort, comme on a pu le voir, appartenait
au parti noble de la ville, et Morrel au parti
142
plébéien ; le premier était royaliste ultra, le
second était soupçonné de sourd bonapartisme.
Villefort regarda dédaigneusement Morrel, et lui
répondit avec froideur :
« Vous savez, monsieur, quon peut être doux
dans la vie privée, probe dans ses relations
commerciales, savant dans son état, et nen être
pas moins un grand coupable, politiquement
parlant ; vous le savez, nest-ce pas, monsieur ? »
Et le magistrat appuya sur ces derniers mots,
comme sil en voulait faire lapplication à
larmateur lui-même ; tandis que son regard
scrutateur semblait vouloir pénétrer jusquau
fond du coeur de cet homme assez hardi
dintercéder pour un autre, quand il devait savoir
que lui-même avait besoin dindulgence.
Morrel rougit, car il ne se sentait pas la
conscience bien nette à lendroit des opinions
politiques ; et dailleurs la confidence que lui
avait faite Dantès à lendroit de son entrevue avec
le grand maréchal et des quelques mots que lui
avait adressés lEmpereur lui troublait quelque
peu lesprit. Il ajouta, toutefois, avec laccent du
143
plus profond intérêt :
« Je vous en supplie, monsieur de Villefort,
soyez juste comme vous devez lêtre, bon comme
vous lêtes toujours, et rendez-nous bien vite ce
pauvre Dantès ! »
Le rendez-nous sonna révolutionnairement à
loreille du substitut du procureur du roi.
« Eh ! eh ! se dit-il tout bas, rendez-nous... ce
Dantès serait-il affilié à quelque secte de
carbonari, pour que son protecteur emploie ainsi,
sans y songer, la formule collective ? On la
arrêté dans un cabaret, ma dit, je crois, le
commissaire ; en nombreuse compagnie, a-t-il
ajouté : ce sera quelque vente. »
Puis tout haut :
« Monsieur, répondit-il, vous pouvez être
parfaitement tranquille, et vous naurez pas fait
un appel inutile à ma justice si le prévenu est
innocent ; mais si, au contraire, il est coupable,
nous vivons dans une époque difficile, monsieur,
où limpunité serait dun fatal exemple : je serai
donc forcé de faire mon devoir. »
144
Et sur ce, comme il était arrivé à la porte de sa
maison adossée au palais de justice, il entra
majestueusement, après avoir salué avec une
politesse de glace le malheureux armateur, qui
resta comme pétrifié à la place où lavait quitté
Villefort.
Lantichambre était pleine de gendarmes et
dagents de police ; au milieu deux, gardé à vue,
enveloppé de regards flamboyants de haine, se
tenait debout, calme et immobile, le prisonnier.
Villefort traversa lantichambre, jeta un regard
oblique sur Dantès, et, après avoir pris une liasse
que lui remit un agent, disparut en disant :
« Quon amène le prisonnier. »
Si rapide queût été ce regard, il avait suffi à
Villefort pour se faire une idée de lhomme quil
allait avoir à interroger : il avait reconnu
lintelligence dans ce front large et ouvert, le
courage dans cet oeil fixe et ce sourcil froncé, et
la franchise dans ces lèvres épaisses et à demi
ouvertes, qui laissaient voir une double rangée de
dents blanches comme livoire.
145
La première impression avait été favorable à
Dantès ; mais Villefort avait entendu dire si
souvent, comme un mot de profonde politique,
quil fallait se défier de son premier mouvement,
attendu que cétait le bon, quil appliqua la
maxime à limpression, sans tenir compte de la
différence quil y a entre les deux mots.
Il étouffa donc les bons instincts qui voulaient
envahir son coeur pour livrer de là assaut à son
esprit, arrangea devant la glace sa figure des
grands jours et sassit, sombre et menaçant,
devant son bureau.
Un instant après lui, Dantès entra.
Le jeune homme était toujours pâle, mais
calme et souriant ; il salua son juge avec une
politesse aisée, puis chercha des yeux un siège,
comme sil eût été dans le salon de larmateur
Morrel.
Ce fut alors seulement quil rencontra ce
regard terne de Villefort, ce regard particulier aux
hommes de palais, qui ne veulent pas quon lise
dans leur pensée, et qui font de leur oeil un verre
dépoli. Ce regard lui apprit quil était devant la
146
justice, figure aux sombres façons.
« Qui êtes-vous et comment vous nommezvous
? demanda Villefort en feuilletant ces notes
que lagent lui avait remises en entrant, et qui
depuis une heure étaient déjà devenues
volumineuses, tant la corruption des espionnages
sattache vite à ce corps malheureux quon
nomme les prévenus.
Je mappelle Edmond Dantès, monsieur,
répondit le jeune homme dune voix calme et
sonore ; je suis second à bord du navire le
Pharaon, qui appartient à MM. Morrel et fils.
Votre âge ? continua Villefort.
Dix-neuf ans, répondit Dantès.
Que faisiez-vous au moment où vous avez
été arrêté ?
Jassistais au repas de mes propres
fiançailles, monsieur », dit Dantès dune voix
légèrement émue, tant le contraste était
douloureux de ces moments de joie avec la
lugubre cérémonie qui saccomplissait, tant le
visage sombre de M. de Villefort faisait briller de
147
toute sa lumière la rayonnante figure de
Mercédès.
« Vous assistiez au repas de vos fiançailles ?
dit le substitut en tressaillant malgré lui.
Oui, monsieur, je suis sur le point dépouser
une femme que jaime depuis trois ans. »
Villefort, tout impassible quil était
dordinaire, fut cependant frappé de cette
coïncidence, et cette voix émue de Dantès surpris
au milieu de son bonheur alla éveiller une fibre
sympathique au fond de son âme : lui aussi se
mariait, lui aussi était heureux, et on venait
troubler son bonheur pour quil contribuât à
détruire la joie dun homme qui, comme lui,
touchait déjà au bonheur.
Ce rapprochement philosophique, pensa-t-il,
fera grand effet à mon retour dans le salon de M.
de Saint-Méran ; et il arrangea davance dans son
esprit, et pendant que Dantès attendait de
nouvelles questions, les mots antithétiques à
laide desquels les orateurs construisent ces
phrases ambitieuses dapplaudissements qui
parfois font croire à une véritable éloquence.
148
Lorsque son petit speech intérieur fut arrangé,
Villefort sourit à son effet, et revenant à Dantès :
« Continuez, monsieur, dit-il.
Que voulez-vous que je continue ?
Déclairer la justice.
Que la justice me dise sur quel point elle
veut être éclairée, et je lui dirai tout ce que je
sais ; seulement, ajouta-t-il à son tour avec un
sourire, je la préviens que je ne sais pas grandchose.
Avez-vous servi sous lusurpateur ?
Jallais être incorporé dans la marine
militaire lorsquil est tombé.
On dit vos opinions politiques exagérées, dit
Villefort, à qui lon navait pas soufflé un mot de
cela, mais qui nétait pas fâché de poser la
demande comme on pose une accusation.
Mes opinions politiques, à moi, monsieur ?
Hélas ! cest presque honteux à dire, mais je nai
jamais eu ce quon appelle une opinion : jai dixneuf
ans à peine, comme jai eu lhonneur de
vous le dire ; je ne sais rien, je ne suis destiné à
149
jouer aucun rôle ; le peu que je suis et que je
serai, si lon maccorde la place que
jambitionne, cest à M. Morrel que je le devrai.
Aussi, toutes mes opinions, je ne dirai pas
politiques, mais privées, se bornent-elles à ces
trois sentiments : jaime mon père, je respecte M.
Morrel et jadore Mercédès. Voilà, monsieur, tout
ce que je puis dire à la justice ; vous voyez que
cest peu intéressant pour elle. »
À mesure que Dantès parlait, Villefort
regardait son visage à la fois si doux et si ouvert,
et se sentait revenir à la mémoire les paroles de
Renée, qui, sans le connaître, lui avait demandé
son indulgence pour le prévenu. Avec lhabitude
quavait déjà le substitut du crime et des
criminels, il voyait, à chaque parole de Dantès,
surgir la preuve de son innocence. En effet, ce
jeune homme, on pourrait presque dire cet enfant,
simple, naturel, éloquent de cette éloquence du
coeur quon ne trouve jamais quand on la cherche,
plein daffection pour tous, parce quil était
heureux, et que le bonheur rend bons les
méchants eux-mêmes, versait jusque sur son juge
la douce affabilité qui débordait de son coeur,
150
Edmond navait dans le regard, dans la voix, dans
le geste, tout rude et tout sévère quavait été
Villefort envers lui, que caresses et bonté pour
celui qui linterrogeait.
« Pardieu, se dit Villefort, voici un charmant
garçon, et je naurai pas grand-peine, je lespère,
à me faire bien venir de Renée en accomplissant
la première recommandation quelle ma faite :
cela me vaudra un bon serrement de main devant
tout le monde et un charmant baiser dans un
coin. »
Et à cette douce espérance la figure de
Villefort sépanouit ; de sorte que, lorsquil
reporta ses regards de sa pensée à Dantès, Dantès,
qui avait suivi tous les mouvements de
physionomie de son juge, souriait comme sa
pensée.
« Monsieur, dit Villefort, vous connaissezvous
quelques ennemis ?
Des ennemis à moi, dit Dantès : jai le
bonheur dêtre trop peu de chose pour que ma
position men ait fait. Quant à mon caractère, un
peu vif peut-être, jai toujours essayé de ladoucir
151
envers mes subordonnés. Jai dix ou douze
matelots sous mes ordres : quon les interroge,
monsieur, et ils vous diront quils maiment et me
respectent, non pas comme un père, je suis trop
jeune pour cela, mais comme un frère aîné.
Mais, à défaut dennemis, peut-être avezvous
des jaloux : vous allez être nommé capitaine
à dix-neuf ans, ce qui est un poste élevé dans
votre état ; vous allez épouser une jolie femme
qui vous aime, ce qui est un bonheur rare dans
tous les états de la terre ; ces deux préférences du
destin ont pu vous faire des envieux.
Oui, vous avez raison. Vous devez mieux
connaître les hommes que moi, et cest possible ;
mais si ces envieux devaient être parmi mes amis,
je vous avoue que jaime mieux ne pas les
connaître pour ne point être forcé de les haïr.
Vous avez tort, monsieur. Il faut toujours,
autant que possible, voir clair autour de soi ; et,
en vérité vous me paraissez un si digne jeune
homme, que je vais mécarter pour vous des
règles ordinaires de la justice et vous aider à faire
jaillir la lumière en vous communiquant la
152
dénonciation qui vous amène devant moi : voici
le papier accusateur ; reconnaissez-vous
lécriture ? »
Et Villefort tira la lettre de sa poche et la
présenta à Dantès. Dantès regarda et lut. Un
nuage passa sur son front, et il dit :
« Non, monsieur, je ne connais pas cette
écriture, elle est déguisée, et cependant elle est
dune forme assez franche. En tout cas, cest une
main habile qui la tracée. Je suis bien heureux,
ajouta-t-il en regardant avec reconnaissance
Villefort, davoir affaire à un homme tel que
vous, car en effet mon envieux est un véritable
ennemi. »
Et à léclair qui passa dans les yeux du jeune
homme en prononçant ces paroles, Villefort put
distinguer tout ce quil y avait de violente énergie
cachée sous cette première douceur.
« Et maintenant, voyons, dit le substitut,
répondez-moi franchement, monsieur, non pas
comme un prévenu à son juge, mais comme un
homme dans une fausse position répond à un
autre homme qui sintéresse à lui : quy a-t-il de
153
vrai dans cette accusation anonyme ? »
Et Villefort jeta avec dégoût sur le bureau la
lettre que Dantès venait de lui rendre.
« Tout et rien, monsieur, et voici la vérité
pure, sur mon honneur de marin, sur mon amour
pour Mercédès, sur la vie de mon père.
Parlez, monsieur », dit tout haut Villefort.
Puis tout bas, il ajouta :
« Si Renée pouvait me voir, jespère quelle
serait contente de moi, et quelle ne mappellerait
plus un coupeur de tête !
Eh bien, en quittant Naples, le capitaine
Leclère tomba malade dune fièvre cérébrale ;
comme nous navions pas de médecin à bord et
quil ne voulut relâcher sur aucun point de la
côte, pressé quil était de se rendre à lîle dElbe,
sa maladie empira au point que vers la fin du
troisième jour, sentant quil allait mourir, il
mappela près de lui.
« Mon cher Dantès, me dit-il, jurez-moi sur
votre honneur de faire ce que je vais vous dire ; il
y va des plus hauts intérêts.
154
« Je vous le jure, capitaine, lui répondis-je.
« Eh bien, comme après ma mort le
commandement du navire vous appartient, en
qualité de second, vous prendrez ce
commandement, vous mettrez le cap sur lîle
dElbe, vous débarquerez à Porto-Ferrajo, vous
demanderez le grand maréchal, vous lui remettrez
cette lettre : peut-être alors vous remettra-t-on
une autre lettre et vous chargera-t-on de quelque
mission. Cette mission qui métait réservée,
Dantès, vous laccomplirez à ma place, et tout
lhonneur en sera pour vous.
« Je le ferai, capitaine, mais peut-être
narrive-t-on pas si facilement que vous le pensez
près du grand maréchal.
« Voici une bague que vous lui ferez
parvenir, dit le capitaine, et qui lèvera toutes les
difficultés.
« Et à ces mots, il me remit une bague.
« Il était temps : deux heures après le délire le
prit ; le lendemain il était mort.
Et que fîtes-vous alors ?
155
Ce que je devais faire, monsieur, ce que tout
autre eût fait à ma place : en tout cas, les prières
dun mourant sont sacrées ; mais, chez les
marins, les prières dun supérieur sont des ordres
que lon doit accomplir. Je fis donc voile vers
lîle dElbe, où jarrivai le lendemain, je
consignai tout le monde à bord et je descendis
seul à terre. Comme je lavais prévu, on fit
quelques difficultés pour mintroduire près du
grand maréchal ; mais je lui envoyai la bague qui
devait me servir de signe de reconnaissance, et
toutes les portes souvrirent devant moi. Il me
reçut, minterrogea sur les dernières
circonstances de la mort du malheureux Leclère,
et, comme celui-ci lavait prévu, il me remit une
lettre quil me chargea de porter en personne à
Paris. Je le lui promis, car cétait accomplir les
dernières volontés de mon capitaine. Je descendis
à terre, je réglai rapidement toutes les affaires de
bord ; puis je courus voir ma fiancée, que je
retrouvai plus belle et plus aimante que jamais.
Grâce à M. Morrel, nous passâmes par-dessus
toutes les difficultés ecclésiastiques ; enfin,
monsieur, jassistais, comme je vous lai dit, au
156
repas de mes fiançailles, jallais me marier dans
une heure, et je comptais partir demain pour
Paris, lorsque, sur cette dénonciation que vous
paraissez maintenant mépriser autant que moi, je
fus arrêté.
Oui, oui, murmura Villefort, tout cela me
paraît être la vérité, et, si vous êtes coupable,
cest par imprudence ; encore cette imprudence
était-elle légitimée par les ordres de votre
capitaine. Rendez-nous cette lettre quon vous a
remise à lîle dElbe, donnez-moi votre parole de
vous représenter à la première réquisition, et allez
rejoindre vos amis.
Ainsi je suis libre, monsieur ! sécria Dantès
au comble de la joie.
Oui, seulement donnez-moi cette lettre.
Elle doit être devant vous, monsieur ; car on
me la prise avec mes autres papiers, et jen
reconnais quelques-uns dans cette liasse.
Attendez, dit le substitut à Dantès, qui
prenait ses gants et son chapeau, attendez ; à qui
est-elle adressée ?
157
À M. Noirtier, rue Coq-Héron, à Paris. »
La foudre tombée sur Villefort ne leût point
frappé dun coup plus rapide et plus imprévu ; il
retomba sur son fauteuil, doù il sétait levé à
demi pour atteindre la liasse de papiers saisis sur
Dantès, et, la feuilletant précipitamment, il en tira
la lettre fatale sur laquelle il jeta un regard
empreint dune indicible terreur.
« M. Noirtier, rue Coq-Héron, n° 13,
murmura-t-il en pâlissant de plus en plus.
Oui, monsieur, répondit Dantès étonné, le
connaissez-vous ?
Non, répondit vivement Villefort : un fidèle
serviteur du roi ne connaît pas les conspirateurs.
Il sagit donc dune conspiration ? demanda
Dantès, qui commençait, après sêtre cru libre, à
reprendre une terreur plus grande que la
première. En tout cas, monsieur, je vous lai dit,
jignorais complètement le contenu de la dépêche
dont jétais porteur.
Oui, reprit Villefort dune voix sourde ; mais
vous savez le nom de celui à qui elle était
158
adressée !
Pour la lui remettre à lui-même, monsieur, il
fallait bien que je le susse.
Et vous navez montré cette lettre à
personne ? dit Villefort tout en lisant et en
pâlissant, à mesure quil lisait.
À personne, monsieur, sur lhonneur !
Tout le monde ignore que vous étiez porteur
dune lettre venant de lîle dElbe et adressée à
M. Noirtier ?
Tout le monde, monsieur, excepté celui qui
me la remise.
Cest trop, cest encore trop ! » murmura
Villefort.
Le front de Villefort sobscurcissait de plus en
plus à mesure quil avançait vers la fin ; ses
lèvres blanches, ses mains tremblantes, ses yeux
ardents faisaient passer dans lesprit de Dantès
les plus douloureuses appréhensions.
Après cette lecture, Villefort laissa tomber sa
tête dans ses mains, et demeura un instant
accablé.
159
« Ô mon Dieu ! quy a-t-il donc, monsieur ? »
demanda timidement Dantès.
Villefort ne répondit pas ; mais au bout de
quelques instants, il releva sa tête pâle et
décomposée, et relut une seconde fois la lettre.
« Et vous dites que vous ne savez pas ce que
contenait cette lettre ? reprit Villefort.
Sur lhonneur, je le répète, monsieur, dit
Dantès, je lignore. Mais quavez-vous vousmême,
mon Dieu ! vous allez vous trouver mal ;
voulez-vous que je sonne, voulez-vous que
jappelle ?
Non, monsieur, dit Villefort en se levant
vivement, ne bougez pas, ne dites pas un mot :
cest à moi à donner des ordres ici, et non pas à
vous.
Monsieur, dit Dantès blessé, cétait pour
venir à votre aide, voilà tout.
Je nai besoin de rien ; un éblouissement
passager, voilà tout : occupez-vous de vous et
non de moi, répondez. »
Dantès attendit linterrogatoire quannonçait
160
cette demande, mais inutilement : Villefort
retomba sur son fauteuil, passa une main glacée
sur son front ruisselant de sueur, et pour la
troisième fois se mit à relire la lettre.
« Oh ! sil sait ce que contient cette lettre,
murmura-t-il, et quil apprenne jamais que
Noirtier est le père de Villefort, je suis perdu,
perdu à jamais ! »
Et de temps en temps il regardait Edmond,
comme si son regard eût pu briser cette barrière
invisible qui enferme dans le coeur les secrets que
garde la bouche.
« Oh ! nen doutons plus ! sécria-t-il tout à
coup.
Mais, au nom du Ciel, monsieur ! sécria le
malheureux jeune homme, si vous doutez de moi,
si vous me soupçonnez, interrogez-moi, et je suis
prêt à vous répondre. »
Villefort fit sur lui-même un effort violent, et
dun ton quil voulait rendre assuré :
« Monsieur, dit-il, les charges les plus graves
résultent pour vous de votre interrogatoire, je ne
161
suis donc pas le maître, comme je lavais espéré
dabord, de vous rendre à linstant même la
liberté ; je dois, avant de prendre une pareille
mesure, consulter le juge dinstruction. En
attendant, vous avez vu de quelle façon jen ai agi
envers vous.
Oh ! oui, monsieur, sécria Dantès, et je
vous remercie, car vous avez été pour moi bien
plutôt un ami quun juge.
Eh bien, monsieur, je vais vous retenir
quelque temps encore prisonnier, le moins
longtemps que je pourrai ; la principale charge
qui existe contre vous cest cette lettre, et vous
voyez... »
Villefort sapprocha de la cheminée, la jeta
dans le feu, et demeura jusquà ce quelle fût
réduite en cendres.
« Et vous voyez, continua-t-il, je lanéantis.
Oh ! sécria Dantès, monsieur, vous êtes
plus que la justice, vous êtes la bonté !
Mais, écoutez-moi, poursuivit Villefort,
après un pareil acte, vous comprenez que vous
162
pouvez avoir confiance en moi, nest-ce pas ?
Ô monsieur ! ordonnez et je suivrai vos
ordres.
Non, dit Villefort en sapprochant du jeune
homme, non, ce ne sont pas des ordres que je
veux vous donner ; vous le comprenez, ce sont
des conseils.
Dites, et je my conformerai comme à des
ordres.
Je vais vous garder jusquau soir ici, au
palais de justice ; peut-être quun autre que moi
viendra vous interroger : dites tout ce que vous
mavez dit, mais pas un mot de cette lettre.
Je vous le promets, monsieur. »
Cétait Villefort qui semblait supplier, cétait
le prévenu qui rassurait le juge.
« Vous comprenez, dit-il en jetant un regard
sur les cendres, qui conservaient encore la forme
du papier, et qui voltigeaient au-dessus des
flammes : maintenant, cette lettre est anéantie,
vous et moi savons seuls quelle a existé ; on ne
vous la représentera point : niez-la donc si lon
163
vous en parle, niez-la hardiment et vous êtes
sauvé.
Je nierai, monsieur, soyez tranquille, dit
Dantès.
Bien, bien ! » dit Villefort en portant la main
au cordon dune sonnette.
Puis sarrêtant au moment de sonner :
« Cétait la seule lettre que vous eussiez ? ditil.
La seule.
Faites-en serment. »
Dantès étendit la main.
« Je le jure », dit-il.
Villefort sonna.
Le commissaire de police entra.
Villefort sapprocha de lofficier public et lui
dit quelques mots à loreille ; le commissaire
répondit par un simple signe de tête.
« Suivez monsieur », dit Villefort à Dantès.
Dantès sinclina, jeta un dernier regard de
164
reconnaissance à Villefort et sortit.
À peine la porte fut-elle refermée derrière lui
que les forces manquèrent à Villefort, et quil
tomba presque évanoui sur un fauteuil.
Puis, au bout dun instant :
« Ô mon Dieu ! murmura-t-il, à quoi tiennent
la vie et la fortune !... Si le procureur du roi eût
été à Marseille, si le juge dinstruction eût été
appelé au lieu de moi, jétais perdu ; et ce papier,
ce papier maudit me précipitait dans labîme.
Ah ! mon père, mon père, serez-vous donc
toujours un obstacle à mon bonheur en ce monde,
et dois-je lutter éternellement avec votre passé ! »
Puis, tout à coup, une lueur inattendue parut
passer par son esprit et illumina son visage ; un
sourire se dessina sur sa bouche encore crispée,
ses yeux hagards devinrent fixes et parurent
sarrêter sur une pensée.
« Cest cela, dit-il ; oui, cette lettre qui devait
me perdre fera ma fortune peut-être. Allons,
Villefort, à loeuvre ! »
165
Et après sêtre assuré que le prévenu nétait
plus dans lantichambre, le substitut du procureur
du roi sortit à son tour, et sachemina vivement
vers la maison de sa fiancée.
166
8
Le château dIf
En traversant lantichambre, le commissaire
de police fit un signe à deux gendarmes, lesquels
se placèrent, lun à droite lautre à gauche de
Dantès ; on ouvrit une porte qui communiquait de
lappartement du procureur du roi au palais de
justice, on suivit quelque temps un de ces grands
corridors sombres qui font frissonner ceux-là qui
y passent, quand même ils nont aucun motif de
frissonner.
De même que lappartement de Villefort
communiquait au palais de justice, le palais de
justice communiquait à la prison, sombre
monument accolé au palais et que regarde
curieusement, de toutes ses ouvertures béantes, le
clocher des Accoules qui se dresse devant lui.
Après nombre de détours dans le corridor quil
167
suivait, Dantès vit souvrir une porte avec un
guichet de fer ; le commissaire de police frappa,
avec un marteau de fer, trois coups qui
retentirent, pour Dantès, comme sils étaient
frappés sur son coeur ; la porte souvrit, les deux
gendarmes poussèrent légèrement leur prisonnier,
qui hésitait encore. Dantès franchit le seuil
redoutable, et la porte se referma bruyamment
derrière lui. Il respirait un autre air, un air
méphitique et lourd : il était en prison.
On le conduisit dans une chambre assez
propre, mais grillée et verrouillée ; il en résulta
que laspect de sa demeure ne lui donna point
trop de crainte : dailleurs, les paroles du substitut
du procureur du roi, prononcées avec une voix
qui avait paru à Dantès si pleine dintérêt,
résonnaient à son oreille comme une douce
promesse despérance.
Il était déjà quatre heures lorsque Dantès avait
été conduit dans sa chambre. On était, comme
nous lavons dit, au 1er mars, le prisonnier se
trouva donc bientôt dans la nuit.
Alors, le sens de louïe saugmenta chez lui du
168
sens de la vue qui venait de séteindre : au
moindre bruit qui pénétrait jusquà lui, convaincu
quon venait le mettre en liberté, il se levait
vivement et faisait un pas vers la porte ; mais
bientôt le bruit sen allait mourant dans une autre
direction, et Dantès retombait sur son escabeau.
Enfin, vers les dix heures du soir, au moment
où Dantès commençait à perdre lespoir, un
nouveau bruit se fit entendre, qui lui parut, cette
fois, se diriger vers sa chambre : en effet, des pas
retentirent dans le corridor et sarrêtèrent devant
sa porte ; une clef tourna dans la serrure, les
verrous grincèrent, et la massive barrière de
chêne souvrit, laissant voir, tout à coup dans la
chambre sombre léblouissante lumière de deux
torches.
À la lueur de ces deux torches, Dantès vit
briller les sabres et les mousquetons de quatre
gendarmes.
Il avait fait deux pas en avant, il demeura
immobile à sa place en voyant ce surcroît de
force.
« Venez-vous me chercher ? demanda Dantès.
169
Oui, répondit un des gendarmes.
De la part de M. le substitut du procureur du
roi ?
Mais je le pense.
Bien, dit Dantès, je suis prêt à vous suivre. »
La conviction quon venait le chercher de la
part de M. de Villefort ôtait toute crainte au
malheureux jeune homme : il savança donc,
calme desprit, libre de démarche, et se plaça de
lui-même au milieu de son escorte.
Une voiture attendait à la porte de la rue, le
cocher était sur son siège, un exempt était assis
près du cocher.
« Est-ce donc pour moi que cette voiture est
là ? demanda Dantès.
Cest pour vous, répondit un des gendarmes,
montez. »
Dantès voulut faire quelques observations,
mais la portière souvrit, il sentit quon le
poussait ; il navait ni la possibilité ni même
lintention de faire résistance, il se trouva en un
instant assis au fond de la voiture, entre deux
170
gendarmes ; les deux autres sassirent sur la
banquette de devant, et la pesante machine se mit
à rouler avec un bruit sinistre.
Le prisonnier jeta les yeux sur les ouvertures,
elles étaient grillées : il navait fait que changer
de prison ; seulement celle-là roulait, et le
transportait en roulant vers un but ignoré. À
travers les barreaux serrés à pouvoir à peine y
passer la main, Dantès reconnut cependant quon
longeait la rue Caisserie, et que par la rue Saint-
Laurent et la rue Taramis on descendait vers le
quai.
Bientôt, il vit, à travers ses barreaux, à lui, et
les barreaux du monument près duquel il se
trouvait, briller les lumières de la Consigne.
La voiture sarrêta, lexempt descendit,
sapprocha du corps de garde ; une douzaine de
soldats en sortirent et se mirent en haie ; Dantès
voyait, à la lueur des réverbères du quai, reluire
leurs fusils.
« Serait-ce pour moi, se demanda-t-il, que lon
déploie une pareille force militaire ? »
171
Lexempt, en ouvrant la portière qui fermait à
clef quoique sans prononcer une seule parole
répondit à cette question, car Dantès vit, entre les
deux haies de soldats, un chemin ménagé pour lui
de la voiture au port.
Les deux gendarmes qui étaient assis sur la
banquette de devant descendirent les premiers,
puis on le fit descendre à son tour, puis ceux qui
se tenaient à ses côtés le suivirent. On marcha
vers un canot quun marinier de la douane
maintenait près du quai par une chaîne. Les
soldats regardèrent passer Dantès dun air de
curiosité hébétée. En un instant, il fut installé à la
poupe du bateau, toujours entre ces quatre
gendarmes, tandis que lexempt se tenait à la
proue. Une violente secousse éloigna le bateau du
bord, quatre rameurs nagèrent vigoureusement
vers le Pilon. À un cri poussé de la barque, la
chaîne qui ferme le port sabaissa, et Dantès se
trouva dans ce quon appelle le Frioul, cest-àdire
hors du port.
Le premier mouvement du prisonnier, en se
trouvant en plein air, avait été un mouvement de
172
joie. Lair, cest presque la liberté. Il respira donc
à pleine poitrine cette brise vivace qui apporte sur
ses ailes toutes ces senteurs inconnues de la nuit
et de la mer. Bientôt, cependant, il poussa un
soupir ; il passait devant cette Réserve où il avait
été si heureux le matin même pendant lheure qui
avait précédé son arrestation, et, à travers
louverture ardente de deux fenêtres, le bruit
joyeux dun bal arrivait jusquà lui.
Dantès joignit ses mains, leva les yeux au ciel
et pria.
La barque continuait son chemin ; elle avait
dépassé la Tête de Mort, elle était en face de
lanse du Pharo ; elle allait doubler la batterie,
cétait une manoeuvre incompréhensible pour
Dantès.
« Mais où donc me menez-vous ? demanda-t-il
à lun des gendarmes.
Vous le saurez tout à lheure.
Mais encore...
Il nous est interdit de vous donner aucune
explication. »
173
Dantès était à moitié soldat ; questionner des
subordonnés auxquels il était défendu de
répondre lui parut une chose absurde, et il se tut.
Alors les pensées les plus étranges passèrent
par son esprit : comme on ne pouvait faire une
longue route dans une pareille barque, comme il
ny avait aucun bâtiment à lancre du côté où lon
se rendait, il pensa quon allait le déposer sur un
point éloigné de la côte et lui dire quil était
libre ; il nétait point attaché, on navait fait
aucune tentative pour lui mettre les menottes,
cela lui paraissait dun bon augure ; dailleurs le
substitut, si excellent pour lui, ne lui avait-il pas
dit que, pourvu quil ne prononçât point ce nom
fatal de Noirtier, il navait rien à craindre ?
Villefort navait-il pas, en sa présence, anéanti
cette dangereuse lettre, seule preuve quil eût
contre lui ?
Il attendit donc, muet et pensif, et essayant de
percer, avec cet oeil du marin exercé aux ténèbres
et accoutumé à lespace, lobscurité de la nuit.
On avait laissé à droite lîle Ratonneau, où
brûlait un phare, et tout en longeant presque la
174
côte, on était arrivé à la hauteur de lanse des
Catalans. Là, les regards du prisonnier
redoublèrent dénergie : cétait là quétait
Mercédès, et il lui semblait à chaque instant voir
se dessiner sur le rivage sombre la forme vague et
indécise dune femme.
Comment un pressentiment ne disait-il pas à
Mercédès que son amant passait à trois cents pas
delle ?
Une seule lumière brillait aux Catalans. En
interrogeant la position de cette lumière, Dantès
reconnut quelle éclairait la chambre de sa
fiancée. Mercédès était la seule qui veillât dans
toute la petite colonie. En poussant un grand cri
le jeune homme pouvait être entendu de sa
fiancée.
Une fausse honte le retint. Que diraient ces
hommes qui le regardaient, en lentendant crier
comme un insensé ? Il resta donc muet et les
yeux fixés sur cette lumière.
Pendant ce temps, la barque continuait son
chemin ; mais le prisonnier ne pensait point à la
barque, il pensait à Mercédès.
175
Un accident de terrain fit disparaître la
lumière. Dantès se retourna et saperçut que la
barque gagnait le large.
Pendant quil regardait, absorbé dans sa propre
pensée, on avait substitué les voiles aux rames, et
la barque savançait maintenant, poussée par le
vent.
Malgré la répugnance quéprouvait Dantès à
adresser au gendarme de nouvelles questions, il
se rapprocha de lui, et lui prenant la main.
« Camarade, lui dit-il, au nom de votre
conscience et de par votre qualité de soldat, je
vous adjure davoir pitié de moi et de me
répondre. Je suis le capitaine Dantès, bon et loyal
Français, quoique accusé de je ne sais quelle
trahison : où me menez-vous ? dites-le, et, foi de
marin, je me rangerai à mon devoir et me
résignerai à mon sort. »
Le gendarme se gratta loreille, regarda son
camarade. Celui-ci fit un mouvement qui voulait
dire à peu près : Il me semble quau point où
nous en sommes il ny a pas dinconvénient, et le
gendarme se retourna vers Dantès :
176
« Vous êtes Marseillais et marin, dit-il, et vous
me demandez où nous allons ?
Oui, car, sur mon honneur, je lignore.
Ne vous en doutez-vous pas ?
Aucunement.
Ce nest pas possible.
Je vous le jure sur ce que jai de plus sacré
au monde. Répondez-moi donc, de grâce !
Mais la consigne ?
La consigne ne vous défend pas de
mapprendre ce que je saurai dans dix minutes,
dans une demi-heure, dans une heure peut-être.
Seulement vous mépargnez dici là des siècles
dincertitude. Je vous le demande, comme si vous
étiez mon ami, regardez : je ne veux ni me
révolter ni fuir ; dailleurs je ne le puis : où
allons-nous ?
À moins que vous nayez un bandeau sur les
yeux, ou que vous ne soyez jamais sorti du port
de Marseille, vous devez cependant deviner où
vous allez ?
177
Non.
Regardez autour de vous alors. »
Dantès se leva, jeta naturellement les yeux sur
le point où paraissait se diriger le bateau, et à cent
toises devant lui il vit sélever la roche noire et
ardue sur laquelle monte, comme une
superfétation du silex, le sombre château dIf.
Cette forme étrange, cette prison autour de
laquelle règne une si profonde terreur, cette
forteresse qui fait vivre depuis trois cents ans
Marseille de ses lugubres traditions, apparaissant
ainsi tout à coup à Dantès qui ne songeait point à
elle, lui fit leffet que fait au condamné à mort
laspect de léchafaud.
« Ah ! mon Dieu ! sécria-t-il, le château dIf !
et quallons-nous faire là ? »
Le gendarme sourit.
« Mais on ne me mène pas là pour être
emprisonné ? continua Dantès. Le château dIf
est une prison dÉtat, destinée seulement aux
grands coupable politiques. Je nai commis aucun
crime. Est-ce quil y a des juges dinstruction, des
178
magistrats quelconque au château dIf ?
Il ny a, je suppose, dit le gendarme, quun
gouverneur, des geôliers, une garnison et de bons
murs. Allons, allons, lami, ne faites pas tant
létonné ; car, en vérité, vous me feriez croire que
vous reconnaissez ma complaisance en vous
moquant de moi. »
Dantès serra la main du gendarme à la lui
briser.
« Vous prétendez donc, dit-il, que lon me
conduit au château dIf pour my emprisonner ?
Cest probable, dit le gendarme ; mais en
tout cas, camarade, il est inutile de me serrer si
fort.
Sans autre information, sans autre
formalité ? demanda le jeune homme.
Les formalités sont remplies, linformation
est faite.
Ainsi, malgré la promesse de M. de
Villefort ?...
Je ne sais si M. de Villefort vous a fait une
promesse, dit le gendarme, mais ce que je sais,
179
cest que nous allons au château dIf. Eh bien,
que faites-vous donc ? Holà ! camarades, à
moi ! »
Par un mouvement prompt comme léclair, qui
cependant avait été prévu par loeil exercé du
gendarme, Dantès avait voulu sélancer à la mer ;
mais quatre poignets vigoureux le retinrent au
moment où ses pieds quittaient le plancher du
bateau.
Il retomba au fond de la barque en hurlant de
rage.
« Bon ! sécria le gendarme en lui mettant un
genou sur la poitrine, bon ! voilà comme vous
tenez votre parole de marin. Fiez-vous donc aux
gens doucereux ! Eh bien, maintenant, mon cher
ami, faites un mouvement, un seul, et je vous
loge une balle dans la tête. Jai manqué à ma
première consigne, mais, je vous en réponds, je
ne manquerai pas à la seconde. »
Et il abaissa effectivement sa carabine vers
Dantès qui sentit sappuyer le bout du canon
contre sa tempe.
180
Un instant, il eut lidée de faire ce mouvement
défendu et den finir ainsi violemment avec le
malheur inattendu qui sétait abattu sur lui et
lavait pris tout à coup dans ses serres de vautour.
Mais, justement parce que ce malheur était
inattendu, Dantès songea quil ne pouvait être
durable ; puis les promesses de M. de Villefort lui
revinrent à lesprit ; puis, sil faut le dire enfin,
cette mort au fond dun bateau, venant de la main
dun gendarme, lui apparue laide et nue.
Il retomba donc sur le plancher de la barque en
poussant un hurlement de rage et en se rongeant
les mains avec fureur.
Presque au même instant, un choc violent
ébranla le canot. Un des bateliers sauta sur le roc
que la proue de la petite barque venait de toucher,
une corde grinça en se déroulant autour dune
poulie, et Dantès comprit quon était arrivé et
quon amarrait lesquif.
En effet, ses gardiens, qui le tenaient à la fois
par les bras et par le collet de son habit, le
forcèrent de se relever, le contraignirent à
descendre à terre, et le traînèrent vers les degrés
181
qui montent à la porte de la citadelle, tandis que
lexempt, armé dun mousqueton à baïonnette, le
suivait par-derrière.
Dantès, au reste, ne fit point une résistance
inutile ; sa lenteur venait plutôt dinertie que
dopposition ; il était étourdi et chancelant
comme un homme ivre. Il vit de nouveau des
soldats qui séchelonnaient sur le talus rapide, il
sentit des escaliers qui le forçaient de lever les
pieds, il saperçut quil passait sous une porte et
que cette porte se refermait derrière lui, mais tout
cela machinalement, comme à travers un
brouillard, sans rien distinguer de positif. Il ne
voyait même plus la mer, cette immense douleur
des prisonniers, qui regardent lespace avec le
sentiment terrible quils sont impuissants à le
franchir.
Il y eut une halte dun moment, pendant
laquelle il essaya de recueillir ses esprits. Il
regarda autour de lui : il était dans une cour
carrée, formée par quatre hautes murailles ; on
entendait le pas lent et régulier des sentinelles ; et
chaque fois quelles passaient devant deux ou
182
trois reflets que projetait sur les murailles la lueur
de deux ou trois lumières qui brillaient dans
lintérieur du château, on voyait scintiller le
canon de leurs fusils.
On attendit là dix minutes à peu près ; certains
que Dantès ne pouvait plus fuir, les gendarmes
lavaient lâché. On semblait attendre des ordres,
ces ordres arrivèrent.
« Où est le prisonnier ? demanda une voix.
Le voici, répondirent les gendarmes.
Quil me suive, je vais le conduire à son
logement.
Allez », dirent les gendarmes en poussant
Dantès.
Le prisonnier suivit son conducteur, qui le
conduisit effectivement dans une salle presque
souterraine, dont les murailles nues et suantes
semblaient imprégnées dune vapeur de larmes.
Une espèce de lampion posé sur un escabeau, et
dont la mèche nageait dans une graisse fétide,
illuminait les parois lustrées de cet affreux séjour,
et montrait à Dantès son conducteur, espèce de
183
geôlier subalterne, mal vêtu et de basse mine.
« Voici votre chambre pour cette nuit, dit-il ; il
est tard, et M. le gouverneur est couché. Demain,
quand il se réveillera et quil aura pris
connaissance des ordres qui vous concernent,
peut-être vous changera-t-il de domicile ; en
attendant, voici du pain, il y a de leau dans cette
cruche, de la paille là-bas dans un coin : cest tout
ce quun prisonnier peut désirer. Bonsoir. »
Et avant que Dantès eût songé à ouvrir la
bouche pour lui répondre, avant quil eût
remarqué où le geôlier posait ce pain, avant quil
se fût rendu compte de lendroit où gisait cette
cruche, avant quil eût tourné les yeux vers le
coin où lattendait cette paille destinée à lui servir
de lit, le geôlier avait pris le lampion, et,
refermant la porte, enlevé au prisonnier ce reflet
blafard qui lui avait montré, comme à la lueur
dun éclair, les murs ruisselants de sa prison.
Alors il se trouva seul dans les ténèbres et
dans le silence, aussi muet et aussi sombre que
ces voûtes dont il sentait le froid glacial
sabaisser sur son front brûlant.
184
Quand les premiers rayons du jour eurent
ramené un peu de clarté dans cet antre, le geôlier
revint avec ordre de laisser le prisonnier où il
était. Dantès navait point changé de place. Une
main de fer semblait lavoir cloué à lendroit
même où la veille il sétait arrêté : seulement son
oeil profond se cachait sous une enflure causée
par la vapeur humide de ses larmes. Il était
immobile et regardait la terre.
Il avait ainsi passé toute la nuit debout, et sans
dormir un instant.
Le geôlier sapprocha de lui, tourna autour de
lui, mais Dantès ne parut pas le voir.
Il lui frappa sur lépaule, Dantès tressaillit et
secoua la tête.
« Navez-vous donc pas dormi, demanda le
geôlier.
Je ne sais pas », répondit Dantès.
Le geôlier le regarda avec étonnement.
« Navez-vous pas faim ? continua-t-il.
Je ne sais pas, répondit encore Dantès.
185
Voulez-vous quelque chose ?
Je voudrais voir le gouverneur. »
Le geôlier haussa les épaules et sortit.
Dantès le suivit des yeux, tendit les mains vers
la porte entrouverte, mais la porte se referma.
Alors sa poitrine sembla se déchirer dans un
long sanglot. Les larmes qui gonflaient sa
poitrine jaillirent comme deux ruisseaux, il se
précipita le front contre terre et pria longtemps,
repassant dans son esprit toute sa vie passée, et se
demandant à lui-même quel crime il avait
commis dans cette vie, jeune encore, qui méritât
une si cruelle punition.
La journée se passa ainsi. À peine sil mangea
quelques bouchées de pain et but quelques
gouttes deau. Tantôt il restait assis et absorbé
dans ses pensées ; tantôt il tournait tout autour de
sa prison comme fait un animal sauvage enfermé
dans une cage de fer.
Une pensée surtout le faisait bondir : cest que,
pendant cette traversée, où, dans son ignorance
du lieu où on le conduisait, il était resté si calme
186
et si tranquille, il aurait pu dix fois, se jeter à la
mer, et, une fois dans leau, grâce à son habileté à
nager, grâce à cette habitude qui faisait de lui un
des plus habiles plongeurs de Marseille,
disparaître sous leau, échapper à ses gardiens,
gagner la côte, fuir, se cacher dans quelque crique
déserte, attendre un bâtiment génois ou catalan,
gagner lItalie ou lEspagne et de là écrire à
Mercédès de venir le rejoindre. Quant à sa vie,
dans aucune contrée il nen était inquiet : partout
les bons marins sont rares ; il parlait litalien
comme un Toscan, lespagnol comme un enfant
de la Vieille-Castille ; il eût vécu libre, heureux
avec Mercédès, son père, car son père fût venu le
rejoindre ; tandis quil était prisonnier, enfermé
au château dIf dans cette infranchissable prison,
ne sachant pas ce que devenait son père, ce que
devenait Mercédès, et tout cela parce quil avait
cru à la parole de Villefort : cétait à en devenir
fou ; aussi Dantès se roulait-il furieux sur la
paille fraîche que lui avait apportée son geôlier.
Le lendemain, à la même heure, le geôlier
entra.
187
« Eh bien, lui demanda le geôlier, êtes-vous
plus raisonnable aujourdhui quhier ? »
Dantès ne répondit point.
« Voyons donc, dit celui-ci, un peu de
courage ! Désirez-vous quelque chose qui soit à
ma disposition ? voyons, dites.
Je désire parler au gouverneur.
Eh ! dit le geôlier avec impatience, je vous ai
déjà dit que cest impossible.
Pourquoi cela, impossible ?
Parce que, par les règlements de la prison, il
nest point permis à un prisonnier de le
demander.
Quy a-t-il donc de permis ici ? demanda
Dantès.
Une meilleure nourriture en payant, la
promenade, et quelquefois des livres.
Je nai pas besoin de livres, je nai aucune
envie de me promener et je trouve ma nourriture
bonne ; ainsi je ne veux quune chose, voir le
gouverneur.
188
Si vous mennuyez à me répéter toujours la
même chose, dit le geôlier, je ne vous apporterai
plus à manger.
Eh bien, dit Dantès, si tu ne mapportes plus
à manger, je mourrai de faim, voilà tout. »
Laccent avec lequel Dantès prononça ces
mots prouva au geôlier que son prisonnier serait
heureux de mourir ; aussi, comme tout prisonnier,
de compte fait, rapporte dix sous à peu près par
jour à son geôlier, celui de Dantès envisagea le
déficit qui résulterait pour lui de sa mort, et reprit
dun ton plus radouci :
« Écoutez : ce que vous désirez là est
impossible ; ne le demandez donc pas davantage,
car il est sans exemple que, sur sa demande, le
gouverneur soit venu dans la chambre dun
prisonnier ; seulement, soyez bien sage, on vous
permettra la promenade, et il est possible quun
jour, pendant que vous vous promènerez, le
gouverneur passera : alors vous linterrogerez, et,
sil veut vous répondre, cela le regarde.
Mais, dit Dantès, combien de temps puis-je
attendre ainsi sans que ce hasard se présente ?
189
Ah ! dame, dit le geôlier, un mois, trois
mois, six mois, un an peut-être.
Cest trop long, dit Dantès ; je veux le voir
tout de suite.
Ah ! dit le geôlier, ne vous absorbez pas
ainsi dans un seul désir impossible, ou, avant
quinze jours, vous serez fou.
Ah ! tu crois ? dit Dantès.
Oui, fou. Cest toujours ainsi que commence
la folie ; nous en avons un exemple ici : cest en
offrant sans cesse un million au gouverneur, si on
voulait le mettre en liberté, que le cerveau de
labbé qui habitait cette chambre avant vous sest
détraqué.
Et combien y a-t-il quil a quitté cette
chambre ?
Deux ans.
On la mis en liberté ?
Non : on la mis au cachot.
Écoute, dit Dantès, je ne suis pas un abbé, je
ne suis pas fou ; peut-être le deviendrai-je ; mais,
190
malheureusement, à cette heure, jai encore tout
mon bon sens : je vais te faire une autre
proposition.
Laquelle ?
Je ne toffrirai pas un million, moi, car je ne
pourrais pas te le donner ; mais je toffrirai cent
écus si tu veux, la première fois que tu iras à
Marseille, descendre jusquaux Catalans, et
remettre une lettre à une jeune fille quon appelle
Mercédès... pas même une lettre, deux lignes
seulement.
Si je portais ces deux lignes et que je fusse
découvert, je perdrais ma place, qui est de mille
livres par an, sans compter les bénéfices et la
nourriture ; vous voyez donc bien que je serais un
grand imbécile de risquer de perdre mille livres
pour en gagner trois cents.
Eh bien ! dit Dantès, écoute et retiens bien
ceci : si tu refuses de prévenir le gouverneur que
je désire lui parler ; si tu refuses de porter deux
lignes à Mercédès, ou tout au moins de la
prévenir que je suis ici, un jour je tattendrai
derrière ma porte, et, au moment où tu entreras, je
191
te briserai la tête avec cet escabeau.
Des menaces ! sécria le geôlier en faisant
un pas en arrière et en se mettant sur la
défensive ; décidément la tête vous tourne.
Labbé a commencé comme vous, et dans trois
jours vous serez fou à lier, comme lui ;
heureusement que lon a des cachots au château
dIf. »
Dantès prit lescabeau, et il le fit tournoyer
autour de sa tête.
« Cest bien ! cest bien ! dit le geôlier, eh
bien ! puisque vous le voulez absolument, on va
prévenir le gouverneur.
À la bonne heure ! » dit Dantès en reposant
son escabeau sur le sol et en sasseyant dessus, la
tête basse et les yeux hagards, comme sil
devenait réellement insensé.
Le geôlier sortit, et, un instant après, rentra
avec quatre soldats et un caporal.
« Par ordre du gouverneur, dit-il, descendez le
prisonnier un étage au-dessous de celui-ci.
Au cachot, alors ? dit le caporal.
192
Au cachot. Il faut mettre les fous avec les
fous. »
Les quatre soldats semparèrent de Dantès qui
tomba dans une espèce datonie et les suivit sans
résistance.
On lui fit descendre quinze marches, et on
ouvrit la porte dun cachot dans lequel il entra en
murmurant :
« Il a raison, il faut mettre les fous avec les
fous. »
La porte se referma, et Dantès alla devant lui,
les mains étendues jusquà ce quil sentît le mur ;
alors il sassit dans un angle et resta immobile,
tandis que ses yeux, shabituant peu à peu à
lobscurité, commençaient à distinguer les objets.
Le geôlier avait raison, il sen fallait de bien
peu que Dantès ne fût fou.
193
9
Le soir des fiançailles
Villefort, comme nous lavons dit, avait repris
le chemin de la place du Grand-Cours, et en
rentrant dans la maison de Mme de Saint-Méran, il
trouva les convives quil avait laissés à table
passés au salon en prenant le café..
Renée lattendait avec une impatience qui était
partagée par tout le reste de la société. Aussi futil
accueilli par une exclamation générale :
« Eh bien, trancheur de têtes, soutien de lÉtat,
Brutus royaliste ! sécria lun, quy a-t-il ?
voyons !
Eh bien, sommes-nous menacés dun
nouveau régime de la Terreur ? demanda lautre.
Logre de Corse serait-il sorti de sa
caverne ? demanda un troisième.
194
Madame la marquise, dit Villefort
sapprochant de sa future belle-mère, je viens
vous prier de mexcuser si je suis forcé de vous
quitter ainsi... Monsieur le marquis, pourrais-je
avoir lhonneur de vous dire deux mots en
particulier ?
Ah ! mais cest donc réellement grave ?
demanda la marquise, en remarquant le nuage qui
obscurcissait le front de Villefort.
Si grave que je suis forcé de prendre congé
de vous pour quelques jours ; ainsi, continua-t-il
en se tournant vers Renée, voyez sil faut que la
chose soit grave.
Vous partez, monsieur ? sécria Renée,
incapable de cacher lémotion que lui causait
cette nouvelle inattendue.
Hélas ! oui, mademoiselle, répondit
Villefort : il le faut.
Et où allez-vous donc ? demanda la
marquise.
Cest le secret de la justice, madame ;
cependant si quelquun dici a des commissions
195
pour Paris, jai un de mes amis qui partira ce soir
et qui sen chargera avec plaisir. »
Tout le monde se regarda.
« Vous mavez demandé un moment
dentretien ? dit le marquis.
Oui, passons dans votre cabinet, sil vous
plaît. »
Le marquis prit le bras de Villefort et sortit
avec lui.
« Eh bien, demanda celui-ci en arrivant dans
son cabinet, que se passe-t-il donc ? parlez.
Des choses que je crois de la plus haute
gravité, et qui nécessitent mon départ à linstant
même pour Paris. Maintenant, marquis, excusez
lindiscrète brutalité de la question, avez-vous
des rentes sur lÉtat ?
Toute ma fortune est en inscriptions ; six à
sept cent mille francs à peu près.
Eh bien, vendez, marquis, vendez, ou vous
êtes ruiné.
Mais, comment voulez-vous que je vende
196
dici ?
Vous avez un agent de change, nest-ce
pas ?
Oui.
Donnez-moi une lettre pour lui, et quil
vende sans perdre une minute, sans perdre une
seconde ; peut-être même arriverai-je trop tard.
Diable ! dit le marquis, ne perdons pas de
temps. »
Et il se mit à table et écrivit une lettre à son
agent de change, dans laquelle il lui ordonnait de
vendre à tout prix.
« Maintenant que jai cette lettre, dit Villefort
en la serrant soigneusement dans son portefeuille,
il men faut une autre.
Pour qui ?
Pour le roi.
Pour le roi ?
Oui.
Mais je nose prendre sur moi décrire ainsi
à Sa Majesté.
197
Aussi, nest-ce point à vous que je la
demande, mais je vous charge de la demander à
M. de Salvieux. Il faut quil me donne une lettre à
laide de laquelle je puisse pénétrer près de Sa
Majesté, sans être soumis à toutes les formalités
de demande daudience, qui peuvent me faire
perdre un temps précieux.
Mais navez-vous pas le garde des Sceaux,
qui a ses grandes entrées aux Tuileries, et par
lintermédiaire duquel vous pouvez jour et nuit
parvenir jusquau roi ?
Oui, sans doute, mais il est inutile que je
partage avec un autre le mérite de la nouvelle que
je porte. Comprenez-vous ? le garde des Sceaux
me reléguerait tout naturellement au second rang
et menlèverait tout le bénéfice de la chose. Je ne
vous dis quune chose, marquis : ma carrière est
assurée si jarrive le premier aux Tuileries, car
jaurai rendu au roi un service quil ne lui sera
pas permis doublier.
En ce cas, mon cher, allez faire vos paquets ;
moi, jappelle de Salvieux, et je lui fais écrire la
lettre qui doit vous servir de laissez-passer.
198
Bien, ne perdez pas de temps, car dans un
quart dheure il faut que je sois en chaise de
poste.
Faites arrêter votre voiture devant la porte.
Sans aucun doute ; vous mexcuserez auprès
de la marquise, nest-ce pas ? auprès de Mlle de
Saint-Méran, que je quitte, dans un pareil jour,
avec un bien profond regret.
Vous les trouverez toutes deux dans mon
cabinet, et vous pourrez leur faire vos adieux.
Merci cent fois ; occupez-vous de ma
lettre. »
Le marquis sonna ; un laquais parut.
« Dites au comte de Salvieux que je lattends...
Allez, maintenant, continua le marquis
sadressant à Villefort.
Bon, je ne fais qualler et venir. »
Et Villefort sortit tout courant ; mais à la porte
il songea quun substitut du procureur du roi qui
serait vu marchant à pas précipités risquerait de
troubler le repos de toute une ville ; il reprit donc
son allure ordinaire, qui était toute magistrale.
199
À sa porte, il aperçut dans lombre comme un
blanc fantôme qui lattendait debout et immobile.
Cétait la belle fille catalane, qui, nayant pas
de nouvelles dEdmond, sétait échappée à la nuit
tombante du Pharo pour venir savoir elle-même
la cause de larrestation de son amant.
À lapproche de Villefort, elle se détacha de la
muraille contre laquelle elle était appuyée et vint
lui barrer le chemin. Dantès avait parlé au
substitut de sa fiancée, et Mercédès neut point
besoin de se nommer pour que Villefort la
reconnût. Il fut surpris de la beauté et de la
dignité de cette femme, et lorsquelle lui
demanda ce quétait devenu son amant, il lui
sembla que cétait lui laccusé, et que cétait elle
le juge.
« Lhomme dont vous parlez, dit brusquement
Villefort, est un grand coupable, et je ne puis rien
faire pour lui, mademoiselle. »
Mercédès laissa échapper un sanglot, et,
comme Villefort essayait de passer outre, elle
larrêta une seconde fois.
200
« Mais où est-il du moins, demanda-t-elle, que
je puisse minformer sil est mort ou vivant ?
Je ne sais, il ne mappartient plus », répondit
Villefort.
Et, gêné par ce regard fin et cette suppliante
attitude, il repoussa Mercédès et rentra, refermant
vivement la porte, comme pour laisser dehors
cette douleur quon lui apportait.
Mais la douleur ne se laisse pas repousser
ainsi. Comme le trait mortel dont parle Virgile,
lhomme blessé lemporte avec lui. Villefort
rentra, referma la porte, mais arrivé dans son
salon les jambes lui manquèrent à son tour ; il
poussa un soupir qui ressemblait à un sanglot, et
se laissa tomber dans un fauteuil.
Alors, au fond de ce coeur malade naquit le
premier germe dun ulcère mortel. Cet homme
quil sacrifiait à son ambition, cet innocent qui
payait pour son père coupable, lui apparut pâle et
menaçant, donnant la main à sa fiancée, pâle
comme lui, et traînant après lui le remords, non
pas celui qui fait bondir le malade comme les
furieux de la fatalité antique, mais ce tintement
201
sourd et douloureux qui, à de certains moments,
frappe sur le coeur et le meurtrit au souvenir
dune action passée, meurtrissure dont les
lancinantes douleurs creusent un mal qui va
sapprofondissant jusquà la mort.
Alors il y eut dans lâme de cet homme encore
un instant dhésitation. Déjà plusieurs fois il avait
requis, et cela sans autre émotion que celle de la
lutte du juge avec laccusé, la peine de mort
contre les prévenus ; et ces prévenus, exécutés
grâce à son éloquence foudroyante qui avait
entraîné ou les juges ou le jury, navaient pas
même laissé un nuage sur son front, car ces
prévenus étaient coupables, ou du moins Villefort
les croyait tels.
Mais, cette fois, cétait bien autre chose : cette
peine de la prison perpétuelle, il venait de
lappliquer à un innocent, un innocent qui allait
être heureux, et dont il détruisait non seulement
la liberté, mais le bonheur : cette fois, il nétait
plus juge, il était bourreau.
En songeant à cela, il sentait ce battement
sourd que nous avons décrit, et qui lui était
202
inconnu jusqualors, retentissant au fond de son
coeur et emplissant sa poitrine de vagues
appréhensions. Cest ainsi que, par une violente
souffrance instinctive, est averti le blessé, qui
jamais napprochera sans trembler le doigt de sa
blessure ouverte et saignante avant que sa
blessure soit fermée.
Mais la blessure quavait reçue Villefort était
de celles qui ne se ferment pas, ou qui ne se
ferment que pour se rouvrir plus sanglantes et
plus douloureuses quauparavant.
Si, dans ce moment, la douce voix de Renée
eût retenti à son oreille pour lui demander grâce ;
si la belle Mercédès fût entrée et lui eût dit : « Au
nom du Dieu qui nous regarde et qui nous juge,
rendez-moi mon fiancé », oui, ce front à moitié
plié sous la nécessité sy fût courbé tout à fait, et
de ses mains glacées eût sans doute, au risque de
tout ce qui pouvait en résulter pour lui, signé
lordre de mettre en liberté Dantès ; mais aucune
voix ne murmura dans le silence, et la porte ne
souvrit que pour donner entrée au valet de
chambre de Villefort, qui vint lui dire que les
203
chevaux de poste étaient attelés à la calèche de
voyage.
Villefort se leva, ou plutôt bondit, comme un
homme qui triomphe dune lutte intérieure,
courut à son secrétaire, versa dans ses poches tout
lor qui se trouvait dans un des tiroirs, tourna un
instant effaré dans la chambre, la main sur son
front, et articulant des paroles sans suite ; puis
enfin, sentant que son valet de chambre venait de
lui poser son manteau sur les épaules, il sortit,
sélança en voiture, et ordonna dune voix brève
de toucher rue du Grand-Cours, chez M. de Saint-
Méran.
Le malheureux Dantès était condamné.
Comme lavait promis M. de Saint-Méran,
Villefort trouva la marquise et Renée dans le
cabinet. En apercevant Renée, le jeune homme
tressaillit ; car il crut quelle allait lui demander
de nouveau la liberté de Dantès. Mais, hélas ! il
faut le dire à la honte de notre égoïsme, la belle
jeune fille nétait préoccupée que dune chose :
du départ de Villefort.
Elle aimait Villefort, Villefort allait partir au
204
moment de devenir son mari. Villefort ne pouvait
dire quand il reviendrait, et Renée, au lieu de
plaindre Dantès, maudit lhomme qui, par son
crime, la séparait de son amant.
Que devait donc dire Mercédès !
La pauvre Mercédès avait retrouvé, au coin de
la rue de la Loge, Fernand, qui lavait suivie ; elle
était rentrée aux Catalans, et mourante,
désespérée, elle sétait jetée sur son lit. Devant ce
lit, Fernand sétait mis à genoux, et pressant sa
main glacée, que Mercédès ne songeait pas à
retirer, il la couvrait de baisers brûlants que
Mercédès ne sentait même pas.
Elle passa la nuit ainsi. La lampe séteignit
quand il ny eut plus dhuile : elle ne vit pas plus
lobscurité quelle navait vu la lumière, et le jour
revint sans quelle vît le jour.
La douleur avait mis devant ses yeux un
bandeau qui ne lui laissait voir quEdmond.
« Ah ! vous êtes là ! dit-elle enfin, en se
retournant du côté de Fernand.
Depuis hier je ne vous ai pas quittée »,
205
répondit Fernand avec un soupir douloureux.
M. Morrel ne sétait pas tenu pour battu : il
avait appris quà la suite de son interrogatoire
Dantès avait été conduit à la prison ; il avait alors
couru chez tous ses amis, il sétait présenté chez
les personnes de Marseille qui pouvaient avoir de
linfluence, mais déjà le bruit sétait répandu que
le jeune homme avait été arrêté comme agent
bonapartiste, et comme, à cette époque, les plus
hasardeux regardaient comme un rêve insensé
toute tentative de Napoléon pour remonter sur le
trône, il navait trouvé partout que froideur,
crainte ou refus, et il était rentré chez lui
désespéré, mais avouant cependant que la
position était grave et que personne ny pouvait
rien.
De son côté, Caderousse était fort inquiet et
fort tourmenté : au lieu de sortir comme lavait
fait M. Morrel, au lieu dessayer quelque chose
en faveur de Dantès, pour lequel dailleurs il ne
pouvait rien, il sétait enfermé avec deux
bouteilles de vin de cassis, et avait essayé de
noyer son inquiétude dans livresse. Mais, dans
206
létat desprit où il se trouvait, cétait trop peu de
deux bouteilles pour éteindre son jugement ; il
était donc demeuré, trop ivre pour aller chercher
dautre vin, pas assez ivre pour que livresse eût
éteint ses souvenirs, accoudé en face de ses deux
bouteilles vides sur une table boiteuse, et voyant
danser, au reflet de sa chandelle à la longue
mèche, tous ces spectres, quHoffmann a semés
sur ses manuscrits humides de punch, comme une
poussière noire et fantastique.
Danglars, seul, nétait ni tourmenté ni inquiet ;
Danglars même était joyeux, car il sétait vengé
dun ennemi et avait assuré, à bord du Pharaon,
sa place quil craignait de perdre ; Danglars était
un de ces hommes de calcul qui naissent avec une
plume derrière loreille et un encrier à la place du
coeur ; tout était pour lui dans ce monde
soustraction ou multiplication, et un chiffre lui
paraissait bien plus précieux quun homme,
quand ce chiffre pouvait augmenter le total que
cet homme pouvait diminuer.
Danglars sétait donc couché à son heure
ordinaire et dormait tranquillement.
207
Villefort, après avoir reçu la lettre de M. de
Salvieux, embrassé Renée sur les deux joues,
baisé la main de Mme de Saint-Méran, et serré
celle du marquis, courait la poste sur la route
dAix.
Le père Dantès se mourait de douleur et
dinquiétude.
Quant à Edmond, nous savons ce quil était
devenu.
208
10
Le petit cabinet des Tuileries
Abandonnons Villefort sur la route de Paris,
où, grâce aux triples guides quil paie, il brûle le
chemin, et pénétrons à travers les deux ou trois
salons qui le précèdent dans ce petit cabinet des
Tuileries, à la fenêtre cintrée, si bien connu pour
avoir été le cabinet favori de Napoléon et de
Louis XVIII, et pour être aujourdhui celui de
Louis-Philippe.
Là, dans ce cabinet, assis devant une table de
noyer quil avait rapportée dHartwell, et que, par
une de ces manies familières aux grands
personnages, il affectionnait tout
particulièrement, le roi Louis XVIII écoutait
assez légèrement un homme de cinquante à
cinquante-deux ans, à cheveux gris, à la figure
aristocratique et à la mise scrupuleuse, tout en
209
notant à la marge un volume dHorace, édition de
Gryphius, assez incorrecte quoique estimée, et
qui prêtait beaucoup aux sagaces observations
philologiques de Sa Majesté.
« Vous dites donc, monsieur ? dit le roi.
Que je suis on ne peut plus inquiet, Sire.
Vraiment ? auriez-vous vu en songe sept
vaches grasses et sept vaches maigres ?
Non, Sire, car cela ne nous annoncerait que
sept années de fertilité et sept années de disette,
et, avec un roi aussi prévoyant que lest Votre
Majesté, la disette nest pas à craindre.
De quel autre fléau est-il donc question, mon
cher Blacas ?
Sire, je crois, jai tout lieu de croire quun
orage se forme du côté du Midi.
Eh bien, mon cher duc, répondit
Louis XVIII, je vous crois mal renseigné, et je
sais positivement, au contraire, quil fait très beau
temps de ce côté-là. »
Tout homme desprit quil était, Louis XVIII
aimait la plaisanterie facile.
210
« Sire, dit M. de Blacas, ne fût-ce que pour
rassurer un fidèle serviteur, Votre Majesté ne
pourrait-elle pas envoyer dans le Languedoc,
dans la Provence et dans le Dauphiné des
hommes sûrs qui lui feraient un rapport sur
lesprit de ces trois provinces ?
Conimus surdis, répondit le roi, tout en
continuant dannoter son Horace.
Sire, répondit le courtisan en riant, pour
avoir lair de comprendre lhémistiche du poète
de Vénouse, Votre Majesté peut avoir
parfaitement raison en comptant sur le bon esprit
de la France ; mais je crois ne pas avoir tout à fait
tort en craignant quelque tentative désespérée.
De la part de qui ?
De la part de Bonaparte, ou du moins de son
parti.
Mon cher Blacas, dit le roi, vous
mempêchez de travailler avec vos terreurs.
Et moi, Sire, vous mempêchez de dormir
avec votre sécurité.
Attendez, mon cher, attendez, je tiens une
211
note très heureuse sur le Pastor quum traheret ;
attendez, et vous continuerez après. »
Il se fit un instant de silence, pendant lequel
Louis XVIII inscrivit, dune écriture quil faisait
aussi menue que possible, une nouvelle note en
marge de son Horace ; puis, cette note inscrite :
« Continuez, mon cher duc, dit-il en se
relevant de lair satisfait dun homme qui croit
avoir eu une idée lorsquil a commencé lidée
dun autre. Continuez, je vous écoute.
Sire, dit Blacas, qui avait eu un instant
lespoir de confisquer Villefort à son profit, je
suis forcé de vous dire que ce ne sont point de
simples bruits dénués de tout fondement, de
simples nouvelles en lair, qui minquiètent. Cest
un homme bien-pensant méritant toute ma
confiance, et chargé par moi de surveiller le Midi
(le duc hésita en prononçant ces mots), qui arrive
en poste pour me dire : Un grand péril menace le
roi. Alors, je suis accouru, Sire.
Mala ducis avi domum, continua
Louis XVIII en annotant.
212
Votre Majesté mordonne-t-elle de ne plus
insister sur ce sujet ?
Non, mon cher duc, mais allongez la main.
Laquelle ?
Celle que vous voudrez, là-bas, à gauche.
Ici, Sire ?
Je vous dis à gauche et vous cherchez à
droite ; cest à ma gauche que je veux dire : là ;
vous y êtes ; vous devez trouver le rapport du
ministre de la Police en date dhier... Mais, tenez,
voici M. Dandré lui-même... nest-ce pas, vous
dites M. Dandré ? interrompit Louis XVIII,
sadressant à lhuissier qui venait en effet
dannoncer le ministre de la Police.
Oui, Sire, M. le baron Dandré, reprit
lhuissier.
Cest juste, baron, reprit Louis XVIII avec
un imperceptible sourire ; entrez, baron, et
racontez au duc ce que vous savez de plus récent
sur M. de Bonaparte. Ne nous dissimulez rien de
la situation, quelque grave quelle soit. Voyons,
lîle dElbe est-elle un volcan, et allons-nous en
213
voir sortir la guerre flamboyante et toute
hérissée : belle, horrida bella ? »
M. Dandré se balança fort gracieusement sur
le dos dun fauteuil auquel il appuyait ses deux
mains et dit :
« Votre Majesté a-t-elle bien voulu consulter
le rapport dhier ?
Oui, oui ; mais dites au duc lui-même, qui ne
peut le trouver, ce que contenait le rapport ;
détaillez-lui ce que fait lusurpateur dans son île.
Monsieur, dit le baron au duc, tous les
serviteurs de Sa Majesté doivent sapplaudir des
nouvelles récentes qui nous parviennent de lîle
dElbe. Bonaparte... »
M. Dandré regarda Louis XVIII qui, occupé à
écrire une note, ne leva pas même la tête.
« Bonaparte, continua le baron, sennuie
mortellement ; il passe des journées entières à
regarder travailler ses mineurs de Porto-Longone.
Et il se gratte pour se distraire, dit le roi.
Il se gratte ? demanda le duc ; que veut dire
votre Majesté ?
214
Eh oui, mon cher duc ; oubliez-vous donc
que ce grand homme, ce héros, ce demi-dieu est
atteint dune maladie de peau qui le dévore,
prurigo ?
Il y a plus, monsieur le duc, continua le
ministre de la Police, nous sommes à peu près
sûrs que dans peu de temps lusurpateur sera fou.
Fou ?
Fou à lier : sa tête saffaiblit, tantôt il pleure
des larmes, tantôt il rit à gorge déployée ;
dautres fois, il passe des heures sur le rivage à
jeter des cailloux dans leau, et lorsque le caillou
a fait cinq ou six ricochets, il paraît aussi satisfait
que sil avait gagné un autre Marengo ou un
nouvel Austerlitz. Voilà, vous en conviendrez,
des signes de folie.
Ou de sagesse, monsieur le baron, ou de
sagesse, dit Louis XVIII en riant : cétait en jetant
des cailloux à la mer que se récréaient les grands
capitaines de lAntiquité ; voyez Plutarque, à la
vie de Scipion lAfricain. »
M. de Blacas demeura rêveur entre ces deux
215
insouciances. Villefort, qui navait pas voulu tout
lui dire pour quun autre ne lui enlevât point le
bénéfice tout entier de son secret, lui en avait dit
assez, cependant, pour lui donner de graves
inquiétudes.
« Allons, allons, Dandré, dit Louis XVIII,
Blacas nest point encore convaincu, passez à la
conversion de lusurpateur. »
Le ministre de la Police sinclina.
« Conversion de lusurpateur ! murmura le
duc, regardant le roi et Dandré, qui alternaient
comme deux bergers de Virgile. Lusurpateur estil
converti ?
Absolument, mon cher duc.
Aux bons principes ; expliquez cela, baron.
Voici ce que cest, monsieur le duc, dit le
ministre avec le plus grand sérieux du monde :
dernièrement Napoléon a passé une revue, et
comme deux ou trois de ses vieux grognards,
comme il les appelle, manifestaient le désir de
revenir en France il leur a donné leur congé en les
exhortant à servir leur bon roi ; ce furent ses
216
propres paroles, monsieur le duc, jen ai la
certitude.
Eh bien, Blacas, quen pensez-vous ? dit le
roi triomphant, en cessant un instant de
compulser le scoliaste volumineux ouvert devant
lui.
Je dis, Sire, que M. le ministre de la Police
ou moi nous nous trompons ; mais comme il est
impossible que ce soit le ministre de la Police,
puisquil a en garde le salut et lhonneur de Votre
Majesté, il est probable que cest moi qui fais
erreur. Cependant, Sire, à la place de Votre
Majesté, je voudrais interroger la personne dont
je lui ai parlé ; jinsisterai même pour que Votre
Majesté lui fasse cet honneur.
Volontiers, duc, sous vos auspices je
recevrai qui vous voudrez ; mais je veux le
recevoir les armes en main. Monsieur le ministre,
avez-vous un rapport plus récent que celui-ci !
car celui-ci a déjà la date du 20 février, et nous
sommes au 3 mars !
Non, Sire, mais jen attendais un dheure en
heure. Je suis sorti depuis le matin, et peut-être
217
depuis mon absence est-il arrivé.
Allez à la préfecture, et sil ny en a pas, eh
bien, eh bien, continua en riant Louis XVIII,
faites-en un ; nest-ce pas ainsi que cela se
pratique ?
Oh ! Sire ! dit le ministre, Dieu merci, sous
ce rapport, il nest besoin de rien inventer ;
chaque jour encombre nos bureaux des
dénonciations les plus circonstanciées, lesquelles
proviennent dune foule de pauvres hères qui
espèrent un peu de reconnaissance pour des
services quils ne rendent pas, mais quils
voudraient rendre. Ils tablent sur le hasard, et ils
espèrent quun jour quelque événement inattendu
donnera une espèce de réalité à leurs prédictions.
Cest bien ; allez, monsieur, dit Louis XVIII,
et songez que je vous attends.
Je ne fais qualler et venir, Sire ; dans dix
minutes je suis de retour.
Et moi, Sire, dit M. de Blacas, je vais
chercher mon messager.
Attendez donc, attendez donc, dit
218
Louis XVIII. En vérité, Blacas, il faut que je vous
change vos armes ; je vous donnerai un aigle aux
ailes déployées, tenant entre ses serres une proie
qui essaie vainement de lui échapper, avec cette
devise : Tenax.
Sire, jécoute, dit M. de Blacas, se rongeant
les poings dimpatience.
Je voudrais vous consulter sur ce passage :
Molli fugiens anhelitu ; vous savez, il sagit du
cerf qui fuit devant le loup. Nêtes-vous pas
chasseur et grand louvetier ? Comment trouvezvous,
à ce double titre, le molli anhelitu ?
Admirable, Sire ; mais mon messager est
comme le cerf dont vous parlez, car il vient de
faire 220 lieues en poste, et cela en trois jours à
peine.
Cest prendre bien de la fatigue et bien du
souci, mon cher duc, quand nous avons le
télégraphe qui ne met que trois ou quatre heures,
et cela sans que son haleine en souffre le moins
du monde.
Ah ! Sire, vous récompensez bien mal ce
219
pauvre jeune homme, qui arrive de si loin et avec
tant dardeur pour donner à Votre Majesté un avis
utile ; ne fût-ce que pour M. de Salvieux, qui me
le recommande, recevez-le bien, je vous en
supplie.
M. de Salvieux, le chambellan de mon
frère ?
Lui-même.
En effet, il est à Marseille.
Cest de là quil mécrit.
Vous parle-t-il donc aussi de cette
conspiration ?
Non, mais il me recommande M. de
Villefort, et me charge de lintroduire près de
Votre Majesté.
M. de Villefort ? sécria le roi ; ce messager
sappelle-t-il donc M. de Villefort ?
Oui, Sire.
Et cest lui qui vient de Marseille ?
En personne.
Que ne me disiez-vous son nom tout de
220
suite ! reprit le roi, en laissant percer sur son
visage un commencement dinquiétude.
Sire, je croyais ce nom inconnu de Votre
Majesté.
Non pas, non pas, Blacas ; cest un esprit
sérieux, élevé, ambitieux surtout ; et, pardieu,
vous connaissez de nom son père.
Son père ?
Oui, Noirtier.
Noirtier le girondin ? Noirtier le sénateur ?
Oui, justement.
Et Votre Majesté a employé le fils dun
pareil homme ?
Blacas, mon ami, vous ny entendez rien, je
vous ai dit que Villefort était ambitieux : pour
arriver, Villefort sacrifiera tout, même son père.
Alors, Sire, je dois donc le faire entrer ?
À linstant même, duc. Où est-il ?
Il doit mattendre en bas, dans ma voiture.
Allez me le chercher.
221
Jy cours. »
Le duc sortit avec la vivacité dun jeune
homme ; lardeur de son royalisme sincère lui
donnait vingt ans.
Louis XVIII resta seul, reportant les yeux sur
son Horace entrouvert et murmurant :
Justum et tenacem propositi virum.
M. de Blacas remonta avec la même rapidité
quil était descendu ; mais dans lantichambre il
fut forcé dinvoquer lautorité du roi. Lhabit
poudreux de Villefort, son costume, où rien
nétait conforme à la tenue de cour, avait excité la
susceptibilité de M. de Brézé, qui fut tout étonné
de trouver dans ce jeune homme la prétention de
paraître ainsi vêtu devant le roi. Mais le duc leva
toutes les difficultés avec un seul mot : Ordre de
Sa Majesté ; et malgré les observations que
continua de faire le maître des cérémonies, pour
lhonneur du principe, Villefort fut introduit.
Le roi était assis à la même place où lavait
laissé le duc. En ouvrant la porte, Villefort se
trouva juste en face de lui : le premier
222
mouvement du jeune magistrat fut de sarrêter.
« Entrez, monsieur de Villefort, dit le roi,
entrez. »
Villefort salua et fit quelques pas en avant,
attendant que le roi linterrogeât.
« Monsieur de Villefort, continua
Louis XVIII, voici le duc de Blacas, qui prétend
que vous avez quelque chose dimportant à nous
dire.
Sire, M. le duc a raison, et jespère que
Votre Majesté va le reconnaître elle-même.
Dabord, et avant toutes choses, monsieur, le
mal est-il aussi grand, à votre avis, que lon veut
me le faire croire ?
Sire, je le crois pressant ; mais, grâce à la
diligence que jai faite, il nest pas irréparable, je
lespère.
Parlez longuement si vous le voulez,
monsieur, dit le roi, qui commençait à se laisser
aller lui-même à lémotion qui avait bouleversé le
visage de M. de Blacas, et qui altérait la voix de
Villefort ; parlez, et surtout commencez par le
223
commencement : jaime lordre en toutes choses.
Sire, dit Villefort, je ferai à Votre Majesté un
rapport fidèle, mais je la prierai cependant de
mexcuser si le trouble où je suis jette quelque
obscurité dans mes paroles. »
Un coup doeil jeté sur le roi après cet exorde
insinuant, assura Villefort de la bienveillance de
son auguste auditeur, et il continua :
« Sire, je suis arrivé le plus rapidement
possible à Paris pour apprendre à Votre Majesté
que jai découvert dans le ressort de mes
fonctions, non pas un de ces complots vulgaires
et sans conséquence, comme il sen trame tous
les jours dans les derniers rangs du peuple et de
larmée, mais une conspiration véritable, une
tempête qui ne menace rien de moins que le trône
de Votre Majesté. Sire, lusurpateur arme trois
vaisseaux ; il médite quelque projet, insensé peutêtre,
mais peut-être aussi terrible, tout insensé
quil est. À cette heure, il doit avoir quitté lîle
dElbe, pour aller où ? je lignore, mais à coup
sûr pour tenter une descente soit à Naples, soit
sur les côtes de Toscane, soit même en France.
224
Votre Majesté nignore pas que le souverain de
lîle dElbe a conservé des relations avec lItalie
et avec la France.
Oui, monsieur, je le sais, dit le roi fort ému,
et, dernièrement encore, on a eu avis que des
réunions bonapartistes avaient lieu rue Saint-
Jacques ; mais continuez, je vous prie ; comment
avez-vous eu ces détails ?
Sire, ils résultent dun interrogatoire que jai
fait subir à un homme de Marseille que depuis
longtemps je surveillais et que jai fait arrêter le
jour même de mon départ ; cet homme, marin
turbulent et dun bonapartisme qui métait
suspect, a été secrètement à lîle dElbe ; il y a vu
le grand maréchal qui la chargé dune mission
verbale pour un bonapartiste de Paris, dont je nai
jamais pu lui faire dire le nom ; mais cette
mission était de charger ce bonapartiste de
préparer les esprits à un retour (remarquez que
cest linterrogatoire qui parle, Sire), à un retour
qui ne peut manquer dêtre prochain.
Et où est cet homme ? demanda
Louis XVIII.
225
En prison, Sire.
Et la chose vous a paru grave ?
Si grave, Sire, que cet événement mayant
surpris au milieu dune fête de famille, le jour
même de mes fiançailles, jai tout quitté, fiancée
et amis, tout remis à un autre temps pour venir
déposer aux pieds de Votre Majesté et les craintes
dont jétais atteint et lassurance de mon
dévouement.
Cest vrai, dit Louis XVIII ; ny avait-il pas
un projet dunion entre vous et Mlle de Saint-
Méran ?
La fille dun des plus fidèles serviteurs de
Votre Majesté.
Oui, oui ; mais revenons à ce complot,
monsieur de Villefort.
Sire, jai peur que ce soit plus quun
complot, jai peur que ce soit une conspiration.
Une conspiration dans ces temps-ci, dit le roi
en souriant, est chose facile à méditer, mais plus
difficile à conduire à son but, par cela même que,
rétabli dhier sur le trône de nos ancêtres, nous
226
avons les yeux ouverts à la fois sur le passé, sur
le présent et sur lavenir ; depuis dix mois, mes
ministres redoublent de surveillance pour que le
littoral de la Méditerranée soit bien gardé. Si
Bonaparte descendait à Naples, la coalition tout
entière serait sur pied, avant seulement quil fût à
Piombino ; sil descendait en Toscane, il mettrait
le pied en pays ennemi ; sil descend en France,
ce sera avec une poignée dhommes, et nous en
viendrons facilement à bout, exécré comme il
lest par la population. Rassurez-vous donc,
monsieur ; mais ne comptez pas moins sur notre
reconnaissance royale.
Ah ! voici M. Dandré ! » sécria le duc de
Blacas.
En ce moment, parut en effet sur le seuil de la
porte M. le ministre de la Police, pâle, tremblant,
et dont le regard vacillait, comme sil eût été
frappé dun éblouissement.
Villefort fit un pas pour se retirer ; mais un
serrement de main de M. de Blacas le retint.
227
11
Logre de Corse
Louis XVIII, à laspect de ce visage
bouleversé, repoussa violemment la table devant
laquelle il se trouvait.
« Quavez-vous donc, monsieur le baron ?
sécria-t-il, vous paraissez tout bouleversé : ce
trouble, cette hésitation, ont-ils rapport à ce que
disait M. de Blacas, et à ce que vient de me
confirmer M. de Villefort ? »
De son côté, M. de Blacas sapprochait
vivement du baron, mais la terreur du courtisan
empêchait de triompher lorgueil de lhomme
dÉtat ; en effet, en pareille circonstance, il était
bien autrement avantageux pour lui dêtre
humilié par le préfet de police que de lhumilier
sur un pareil sujet.
228
« Sire... balbutia le baron.
Eh bien, voyons ! » dit Louis XVIII.
Le ministre de la Police, cédant alors à un
mouvement de désespoir, alla se précipiter aux
pieds de Louis XVIII, qui recula dun pas, en
fronçant le sourcil.
« Parlerez-vous ? dit-il.
Oh ! Sire, quel affreux malheur ! suis-je
assez à plaindre ? je ne men consolerai jamais !
Monsieur, dit Louis XVIII, je vous ordonne
de parler.
Eh bien, Sire, lusurpateur a quitté lîle
dElbe le 28 février et a débarqué le 1er mars.
Où cela ? demanda vivement le roi.
En France, Sire, dans un petit port ; près
dAntibes, au golfe Juan.
Lusurpateur a débarqué en France, près
dAntibes, au golfe Juan, à deux cent cinquante
lieues de Paris, le 1er mars, et vous apprenez cette
nouvelle aujourdhui seulement 3 mars !... Eh !
monsieur, ce que vous me dites là est impossible :
229
on vous aura fait un faux rapport, ou vous êtes
fou.
Hélas ! Sire, ce nest que trop vrai ! »
Louis XVIII fit un geste indicible de colère et
deffroi, et se dressa tout debout, comme si un
coup imprévu lavait frappé en même temps au
coeur et au visage.
« En France ! sécria-t-il, lusurpateur en
France ! Mais on ne veillait donc pas sur cet
homme ? mais qui sait ? on était donc daccord
avec lui ?
Oh ! Sire, sécria le duc de Blacas, ce nest
pas un homme comme M. Dandré que lon peut
accuser de trahison. Sire, nous étions tous
aveugles, et le ministre de la Police a partagé
laveuglement général, voilà tout.
Mais... dit Villefort ; puis sarrêtant tout à
coup : Ah ! pardon, pardon, Sire, fit-il en
sinclinant, mon zèle memporte, que Votre
Majesté daigne mexcuser.
Parlez, monsieur, parlez hardiment, dit le
roi ; vous seul nous avez prévenu du mal, aidez-
230
nous à y chercher le remède.
Sire, dit Villefort, lusurpateur est détesté
dans le Midi ; il me semble que sil se hasarde
dans le Midi, on peut facilement soulever contre
lui la Provence et le Languedoc.
Oui, sans doute, dit le ministre, mais il
savance par Gap et Sisteron.
Il savance, il savance, dit Louis XVIII ; il
marche donc sur Paris ? »
Le ministre de la Police garda un silence qui
équivalait au plus complet aveu.
« Et le Dauphiné, monsieur, demanda le roi à
Villefort, croyez-vous quon puisse le soulever
comme la Provence ?
Sire, je suis fâché de dire à Votre Majesté
une vérité cruelle ; mais lesprit du Dauphiné est
loin de valoir celui de la Provence et du
Languedoc. Les montagnards sont bonapartistes,
Sire.
Allons, murmura Louis XVIII, il était bien
renseigné. Et combien dhommes a-t-il avec lui ?
Sire, je ne sais, dit le ministre de la Police.
231
Comment, vous ne savez ! Vous avez oublié
de vous informer de cette circonstance ? Il est
vrai quelle est de peu dimportance, ajouta-t-il
avec un sourire écrasant.
Sire, je ne pouvais men informer ; la
dépêche portait simplement lannonce du
débarquement et de la route prise par
lusurpateur.
Et comment donc vous est parvenue cette
dépêche ? » demanda le roi.
Le ministre baissa la tête, et une vive rougeur
envahit son front.
« Par le télégraphe, Sire », balbutia-t-il.
Louis XVIII fait un pas en avant et croisa les
bras, comme eût fait Napoléon.
« Ainsi, dit-il, pâlissant de colère, sept armées
coalisées auront renversé cet homme ; un miracle
du ciel maura replacé sur le trône de mes pères
après vingt-cinq ans dexil ; jaurai, pendant ces
vingt-cinq ans étudié, sondé, analysé les hommes
et les choses de cette France qui métait promise,
pour quarrivé au but de tous mes voeux, une
232
force que je tenais entre mes mains éclate et me
brise !
Sire, cest de la fatalité, murmura le
ministre, sentant quun pareil poids, léger pour le
destin, suffisait à écraser un homme.
Mais ce que disaient de nous nos ennemis
est donc vrai : Rien appris, rien oublié ? Si jétais
trahi comme lui, encore, je me consolerais ; mais
être au milieu de gens élevés par moi aux
dignités, qui devaient veiller sur moi plus
précieusement que sur eux-mêmes, car ma
fortune cest la leur, avant moi ils nétaient rien,
après moi ils ne seront rien, et périr
misérablement par incapacité, par ineptie ! Ah !
oui, monsieur, vous avez bien raison, cest de la
fatalité. »
Le ministre se tenait courbé sous cet effrayant
anathème.
M. de Blacas essuyait son front couvert de
sueur ; Villefort souriait intérieurement, car il
sentait grandir son importance.
« Tomber, continuait Louis XVIII, qui du
233
premier coup doeil avait sondé le précipice où
penchait la monarchie, tomber et apprendre sa
chute par le télégraphe ! Oh ! jaimerais mieux
monter sur léchafaud de mon frère Louis XVI,
que de descendre ainsi lescalier des Tuileries,
chassé par le ridicule... Le ridicule, monsieur,
vous ne savez pas ce que cest, en France, et
cependant vous devriez le savoir.
Sire, Sire, murmura le ministre, par pitié !...
Approchez, monsieur de Villefort, continua
le roi sadressant au jeune homme, qui, debout,
immobile et en arrière, considérait la marche de
cette conversation où flottait éperdu le destin
dun royaume, approchez et dites à monsieur
quon pouvait savoir davance tout ce quil na
pas su.
Sire, il était matériellement impossible de
deviner les projets que cet homme cachait à tout
le monde.
Matériellement impossible ! oui, voilà un
grand mot, monsieur ; malheureusement, il en est
des grands mots comme des grands hommes, je
les ai mesurés. Matériellement impossible à un
234
ministre, qui a une administration, des bureaux,
des agents, des mouchards, des espions et quinze
cent mille francs de fonds secrets, de savoir ce
qui se passe à soixante lieues des côtes de
France ! Eh bien, tenez, voici monsieur, qui
navait aucune de ces ressources à sa disposition,
voici monsieur, simple magistrat, qui en savait
plus que vous avec toute votre police, et qui eût
sauvé ma couronne sil eût eu comme vous le
droit de diriger un télégraphe. »
Le regard du ministre de la Police se tourna
avec une expression de profond dépit sur
Villefort, qui inclina la tête avec la modestie du
triomphe.
« Je ne dis pas cela pour vous, Blacas,
continua Louis XVIII, car si vous navez rien
découvert, vous, au moins avez-vous eu le bon
esprit de persévérer dans votre soupçon : un autre
que vous eût peut-être considéré la révélation de
M. de Villefort comme insignifiante, ou bien
encore suggérée par une ambition vénale. »
Ces mots faisaient allusion à ceux que le
ministre de la Police avait prononcés avec tant de
235
confiance une heure auparavant.
Villefort comprit le jeu du roi. Un autre peutêtre
se serait laissé emporter par livresse de la
louange ; mais il craignit de se faire un ennemi
mortel du ministre de la Police, bien quil sentît
que celui-ci était irrévocablement perdu. En effet,
le ministre qui navait pas, dans la plénitude de sa
puissance, su deviner le secret de Napoléon,
pouvait, dans les convulsions de son agonie,
pénétrer celui de Villefort : il ne lui fallait, pour
cela, quinterroger Dantès. Il vint donc en aide au
ministre au lieu de laccabler.
« Sire, dit Villefort, la rapidité de lévénement
doit prouver à Votre Majesté que Dieu seul
pouvait lempêcher en soulevant une tempête ; ce
que Votre Majesté croit de ma part leffet dune
profonde perspicacité est dû, purement et
simplement, au hasard ; jai profité de ce hasard
en serviteur dévoué, voilà tout. Ne maccordez
pas plus que je ne mérite, Sire, pour ne revenir
jamais sur la première idée que vous aurez
conçue de moi. »
Le ministre de la Police remercia le jeune
236
homme par un regard éloquent, et Villefort
comprit quil avait réussi dans son projet, cest-àdire
que, sans rien perdre de la reconnaissance du
roi, il venait de se faire un ami sur lequel, le cas
échéant, il pouvait compter.
« Cest bien, dit le roi. Et maintenant,
messieurs, continua-t-il en se retournant vers M.
de Blacas et vers le ministre de la Police, je nai
plus besoin de vous, et vous pouvez vous retirer :
ce qui reste à faire est du ressort du ministre de la
Guerre.
Heureusement, Sire, dit M. de Blacas, que
nous pouvons compter sur larmée. Votre
Majesté sait combien tous les rapports nous la
peignent dévouée à votre gouvernement.
Ne me parlez pas de rapports : maintenant,
duc, je sais la confiance que lon peut avoir en
eux. Eh ! mais, à propos de rapports, monsieur le
baron, quavez-vous appris de nouveau sur
laffaire de la rue Saint-Jacques ?
Sur laffaire de la rue Saint-Jacques ! »
sécria Villefort, ne pouvant retenir une
exclamation.
237
Mais sarrêtant tout à coup :
« Pardon, Sire, dit-il, mon dévouement à Votre
Majesté me fait sans cesse oublier, non le respect
que jai pour elle, ce respect est trop
profondément gravé dans mon coeur, mais les
règles de létiquette.
Dites et faites, monsieur, reprit
Louis XVIII ; vous avez acquis aujourdhui le
droit dinterroger.
Sire, répondit le ministre de la Police, je
venais justement aujourdhui donner à Votre
Majesté les nouveaux renseignements que javais
recueillis sur cet événement, lorsque lattention
de Votre Majesté a été détournée par la terrible
catastrophe du golfe ; maintenant, ces
renseignements nauraient plus aucun intérêt pour
le roi.
Au contraire, monsieur, au contraire, dit
Louis XVIII, cette affaire me semble avoir un
rapport direct avec celle qui nous occupe, et la
mort du général Quesnel va peut-être nous mettre
sur la voie dun grand complot intérieur. »
238
À ce nom du général Quesnel, Villefort
frissonna.
« En effet, Sire, reprit le ministre de la Police,
tout porterait à croire que cette mort est le
résultat, non pas dun suicide, comme on lavait
cru dabord, mais dun assassinat : le général
Quesnel sortait, à ce quil paraît, dun club
bonapartiste lorsquil a disparu. Un homme
inconnu était venu le chercher le matin même, et
lui avait donné rendez-vous rue Saint-Jacques ;
malheureusement, le valet de chambre du
général, qui le coiffait au moment où cet inconnu
a été introduit dans le cabinet, a bien entendu
quil désignait la rue Saint-Jacques, mais na pas
retenu le numéro. »
À mesure que le ministre de la Police donnait
au roi Louis XVIII ces renseignements, Villefort,
qui semblait suspendu à ses lèvres, rougissait et
pâlissait.
Le roi se retourna de son côté.
« Nest-ce pas votre avis, comme cest le
mien, monsieur de Villefort, que le général
Quesnel, que lon pouvait croire attaché à
239
lusurpateur, mais qui, réellement, était tout
entier à moi, a péri victime dun guet-apens
bonapartiste ?
Cest probable, Sire, répondit Villefort ;
mais ne sait-on rien de plus ?
On est sur les traces de lhomme qui avait
donné le rendez-vous.
On est sur ses traces ? répéta Villefort.
Oui, le domestique a donné son
signalement : cest un homme de cinquante à
cinquante-deux ans, brun, avec des yeux noirs
couverts dépais sourcils, et portant moustaches ;
il était vêtu dune redingote bleue, et portait à sa
boutonnière une rosette dofficier de la Légion
dhonneur. Hier on a suivi un individu dont le
signalement répond exactement à celui que je
viens de dire, et on la perdu au coin de la rue de
la Jussienne et de la rue Coq-Héron. »
Villefort sétait appuyé au dossier dun
fauteuil car à mesure que le ministre de la Police
parlait, il sentait ses jambes se dérober sous lui ;
mais lorsquil vit que linconnu avait échappé
240
aux recherches de lagent qui le suivait, il respira.
« Vous chercherez cet homme, monsieur, dit
le roi au ministre de la Police ; car, si, comme
tout me porte à le croire, le général Quesnel, qui
nous eût été si utile en ce moment, a été victime
dun meurtre, bonapartistes ou non, je veux que
ses assassins soient cruellement punis. »
Villefort eut besoin de tout son sang-froid
pour ne point trahir la terreur que lui inspirait
cette recommandation du roi.
« Chose étrange ! continua le roi avec un
mouvement dhumeur, la police croit avoir tout
dit lorsquelle a dit : un meurtre a été commis, et
tout fait lorsquelle a ajouté : on est sur la trace
des coupables.
Sire, Votre Majesté, sur ce point du moins,
sera satisfaite, je lespère.
Cest bien, nous verrons ; je ne vous retiens
pas plus longtemps, baron ; monsieur de
Villefort, vous devez être fatigué de ce long
voyage, allez vous reposer. Vous êtes sans doute
descendu chez votre père ? »
241
Un éblouissement passa sur les yeux de
Villefort.
« Non, Sire, dit-il, je suis descendu hôtel de
Madrid, rue de Tournon.
Mais vous lavez vu ?
Sire, je me suis fait tout dabord conduire
chez M. le duc de Blacas.
Mais vous le verrez, du moins ?
Je ne le pense pas, Sire.
Ah ! cest juste, dit Louis XVIII en souriant
de manière à prouver que toutes ces questions
réitérées navaient pas été faites sans intention,
joubliais que vous êtes en froid avec M. Noirtier,
et que cest un nouveau sacrifice fait à la cause
royale, et dont il faut que je vous dédommage.
Sire, la bonté que me témoigne Votre
Majesté est une récompense qui dépasse de si
loin toutes mes ambitions, que je nai rien à
demander de plus au roi.
Nimporte, monsieur, et nous ne vous
oublierons pas, soyez tranquille ; en attendant (le
roi détacha la croix de la Légion dhonneur quil
242
portait dordinaire sur son habit bleu, près de la
croix de Saint-Louis, au-dessus de la plaque de
lordre de Notre-Dame du mont Carmel et de
Saint-Lazare, et la donnant à Villefort), en
attendant, dit-il, prenez toujours cette croix.
Sire, dit Villefort, Votre Majesté se trompe,
cette croix est celle dofficier.
Ma foi, monsieur, dit Louis XVIII, prenez-la
telle quelle est ; je nai pas le temps den faire
demander une autre. Blacas, vous veillerez à ce
que le brevet soit délivré à M. de Villefort. »
Les yeux de Villefort se mouillèrent dune
larme dorgueilleuse joie ; il prit la croix et la
baisa.
« Et maintenant, demanda-t-il, quels sont les
ordres que me fait lhonneur de me donner Votre
Majesté ?
Prenez le repos qui vous est nécessaire et
songez que, sans force à Paris pour me servir,
vous pouvez mêtre à Marseille de la plus grande
utilité.
Sire, répondit Villefort en sinclinant, dans
243
une heure jaurai quitté Paris.
Allez, monsieur, dit le roi, et si je vous
oubliais la mémoire des rois est courte ne
craignez pas de vous rappeler à mon souvenir...
Monsieur le baron, donnez lordre quon aille
chercher le ministre de la Guerre. Blacas, restez.
Ah ! monsieur, dit le ministre de la Police à
Villefort en sortant des Tuileries, vous entrez par
la bonne porte et votre fortune est faite.
Sera-t-elle longue ? » murmura Villefort en
saluant le ministre, dont la carrière était finie, et
en cherchant des yeux une voiture pour rentrer
chez lui.
Un fiacre passait sur le quai, Villefort lui fit un
signe, le fiacre sapprocha ; Villefort donna son
adresse et se jeta dans le fond de la voiture, se
laissant aller à ses rêves dambition. Dix minutes
après, Villefort était rentré chez lui ; il commanda
ses chevaux pour dans deux heures, et ordonna
quon lui servît à déjeuner.
Il allait se mettre à table lorsque le timbre de
la sonnette retentit sous une main franche et
244
ferme : le valet de chambre alla ouvrir, et
Villefort entendit une voix qui prononçait son
nom.
« Qui peut déjà savoir que je suis ici ? » se
demanda le jeune homme.
En ce moment, le valet de chambre rentra.
« Eh bien, dit Villefort, quy a-t-il donc ? qui a
sonné ? qui me demande ?
Un étranger qui ne veut pas dire son nom.
Comment ! un étranger qui ne veut pas dire
son nom ? et que me veut cet étranger ?
Il veut parler à monsieur.
À moi ?
Oui.
Il ma nommé ?
Parfaitement.
Et quelle apparence a cet étranger ?
Mais, monsieur, cest un homme dune
cinquantaine dannées.
Petit ? grand ?
245
De la taille de monsieur à peu près.
Brun ou blond ?
Brun, très brun : des cheveux noirs, des yeux
noirs, des sourcils noirs.
Et vêtu, demanda vivement Villefort, vêtu de
quelle façon ?
Dune grande lévite bleue boutonnée du haut
en bas ; décoré de la Légion dhonneur.
Cest lui, murmura Villefort en pâlissant.
Eh pardieu ! dit en paraissant sur la porte
lindividu dont nous avons déjà donné deux fois
le signalement, voilà bien des façons ; est-ce
lhabitude à Marseille que les fils fassent faire
antichambre à leur père ?
Mon père ! sécria Villefort ; je ne métais
donc pas trompé... et je me doutais que cétait
vous.
Alors, si tu te doutais que cétait moi, reprit
le nouveau venu, en posant sa canne dans un coin
et son chapeau sur une chaise, permets-moi de te
dire, mon cher Gérard, que ce nest guère aimable
à toi de me faire attendre ainsi.
246
Laissez-nous, Germain », dit Villefort.
Le domestique sortit en donnant des marques
visibles détonnement.
247
12
Le père et le fils
M. Noirtier, car cétait en effet lui-même qui
venait dentrer, suivit des yeux le domestique
jusquà ce quil eût refermé la porte ; puis,
craignant sans doute quil nécoutât dans
lantichambre, il alla rouvrir derrière lui : la
précaution nétait pas inutile, et la rapidité avec
laquelle maître Germain se retira prouva quil
nétait point exempt du péché qui perdit nos
premiers pères. M. Noirtier prit alors la peine
daller fermer lui-même la porte de
lantichambre, revint fermer celle de la chambre à
coucher, poussa les verrous, et revint tendre la
main à Villefort, qui avait suivi tous ces
mouvements avec une surprise dont il nétait pas
encore revenu.
« Ah çà ! sais-tu bien, mon cher Gérard, dit-il
248
au jeune homme en le regardant avec un sourire
dont il était assez difficile de définir lexpression,
que tu nas pas lair ravi de me voir ?
Si fait, mon père, dit Villefort, je suis
enchanté ; mais jétais si loin de mattendre à
votre visite, quelle ma quelque peu étourdi.
Mais, mon cher ami, reprit M. Noirtier en
sasseyant, il me semble que je pourrais vous en
dire autant. Comment ! vous mannoncez vos
fiançailles à Marseille pour le 28 février, et le 3
mars vous êtes à Paris ?
Si jy suis, mon père, dit Gérard en se
rapprochant de M. Noirtier, ne vous en plaignez
pas, car cest pour vous que jétais venu, et ce
voyage vous sauvera peut-être.
Ah ! vraiment, dit M. Noirtier en
sallongeant nonchalamment dans le fauteuil où il
était assis ; vraiment ! contez-moi donc cela,
monsieur le magistrat, ce doit être curieux.
Mon père, vous avez entendu parler de
certain club bonapartiste qui se tient rue Saint-
Jacques ?
249
N° 53 ? Oui, jen suis vice-président.
Mon père, votre sang-froid me fait frémir.
Que veux-tu, mon cher ? quand on a été
proscrit par les montagnards, quon est sorti de
Paris dans une charrette de foin, quon a été
traqué dans les landes de Bordeaux par les limiers
de Robespierre, cela vous a aguerri à bien des
choses. Continue donc. Eh bien, que sest-il passé
à ce club de la rue Saint-Jacques ?
Il sy est passé quon y a fait venir le général
Quesnel, et que le général Quesnel, sorti à neuf
heures du soir de chez lui, a été retrouvé le
surlendemain dans la Seine.
Et qui vous a conté cette belle histoire ?
Le roi lui-même, monsieur.
Eh bien, moi, en échange de votre histoire,
continua Noirtier, je vais vous apprendre une
nouvelle.
Mon père, je crois savoir déjà ce que vous
allez me dire.
Ah ! vous savez le débarquement de Sa
Majesté lEmpereur ?
250
Silence, mon père, je vous prie, pour vous
dabord, et puis ensuite pour moi. Oui, je savais
cette nouvelle, et même je la savais avant vous,
car depuis trois jours je brûle le pavé, de
Marseille à Paris, avec la rage de ne pouvoir
lancer à deux cents lieues en avant de moi la
pensée qui me brûle le cerveau.
Il y a trois jours ! êtes-vous fou ? Il y a trois
jours, lEmpereur nétait pas embarqué.
Nimporte, je savais le projet.
Et comment cela ?
Par une lettre qui vous était adressée de lîle
dElbe.
À moi ?
À vous, et que jai surprise dans le
portefeuille du messager. Si cette lettre était
tombée entre les mains dun autre, à cette heure,
mon père, vous seriez fusillé, peut-être. »
Le père de Villefort se mit à rire.
« Allons, allons, dit-il, il paraît que la
Restauration a appris de lEmpire la façon
dexpédier promptement les affaires... Fusillé !
251
mon cher, comme vous y allez ! et cette lettre, où
est-elle ? Je vous connais trop pour craindre que
vous layez laissée traîner.
Je lai brûlée, de peur quil nen restât un
seul fragment : car cette lettre, cétait votre
condamnation.
Et la perte de votre avenir, répondit
froidement Noirtier ; oui, je comprends cela ;
mais je nai rien à craindre puisque vous me
protégez.
Je fais mieux que cela, monsieur, je vous
sauve.
Ah ! diable ! ceci devient plus dramatique ;
expliquez-vous.
Monsieur, jen reviens à ce club de la rue
Saint-Jacques.
Il paraît que ce club tient au coeur de
messieurs de la police. Pourquoi nont-ils pas
mieux cherché ? ils lauraient trouvé.
Ils ne lont pas trouvé, mais ils sont sur la
trace.
Cest le mot consacré, je le sais bien : quand
252
la police est en défaut, elle dit quelle est sur la
trace, et le gouvernement attend tranquillement le
jour où elle vient dire, loreille basse, que cette
trace est perdue.
Oui, mais on a trouvé un cadavre : le général
Quesnel a été tué, et dans tous les pays du monde
cela sappelle un meurtre.
Un meurtre, dites-vous ? mais rien ne prouve
que le général ait été victime dun meurtre : on
trouve tous les jours des gens dans la Seine, qui
sy sont jetés de désespoir, qui sy sont noyés ne
sachant pas nager.
Mon père, vous savez très bien que le
général ne sest pas noyé par désespoir, et quon
ne se baigne pas dans la Seine au mois de janvier.
Non, non, ne vous abusez pas, cette mort est bien
qualifiée de meurtre.
Et qui la qualifiée ainsi ?
Le roi lui-même.
Le roi ! Je le croyais assez philosophe pour
comprendre quil ny a pas de meurtre en
politique. En politique, mon cher, vous le savez
253
comme moi, il ny a pas dhommes, mais des
idées ; pas de sentiments, mais des intérêts ; en
politique, on ne tue pas un homme : on supprime
un obstacle, voilà tout. Voulez-vous savoir
comment les choses se sont passées ? eh bien,
moi, je vais vous le dire. On croyait pouvoir
compter sur le général Quesnel : on nous lavait
recommandé de lîle dElbe, lun de nous va chez
lui, linvite à se rendre rue Saint-Jacques à une
assemblée où il trouvera des amis ; il y vient, et là
on lui déroule tout le plan, le départ de lîle
dElbe, le débarquement projeté ; puis, quand il a
tout écouté, tout entendu, quil ne reste plus rien
à lui apprendre, il répond quil est royaliste : alors
chacun se regarde ; on lui fait faire serment, il le
fait, mais de si mauvaise grâce vraiment, que
cétait tenter Dieu que de jurer ainsi ; eh bien,
malgré tout cela, on a laissé le général sortir libre,
parfaitement libre. Il nest pas rentré chez lui, que
voulez-vous, mon cher ? Il est sorti de chez
nous : il se sera trompé de chemin, voilà tout. Un
meurtre ! en vérité vous me surprenez, Villefort,
vous, substitut du procureur du roi, de bâtir une
accusation sur de si mauvaises preuves. Est-ce
254
que jamais je me suis avisé de vous dire à vous,
quand vous exercez votre métier de royaliste, et
que vous faites couper la tête à lun des miens :
« Mon fils, vous avez commis un meurtre ! »
Non, jai dit : « Très bien, monsieur, vous avez
combattu victorieusement ; à demain la
revanche. »
Mais, mon père, prenez garde, cette
revanche sera terrible quand nous la prendrons.
Je ne vous comprends pas.
Vous comptez sur le retour de lusurpateur ?
Je lavoue.
Vous vous trompez, mon père, il ne fera pas
dix lieues dans lintérieur de la France sans être
poursuivi, traqué, pris comme une bête fauve.
Mon cher ami, lEmpereur est, en ce
moment, sur la route de Grenoble, le 10 ou le 12
il sera à Lyon, et le 20 ou le 25 à Paris.
Les populations vont se soulever...
Pour aller au-devant de lui.
Il na avec lui que quelques hommes, et lon
255
enverra contre lui des armées.
Qui lui feront escorte pour rentrer dans la
capitale. En vérité, mon cher Gérard, vous nêtes
encore quun enfant ; vous vous croyez bien
informé parce quun télégraphe vous dit, trois
jours après le débarquement : « Lusurpateur est
débarqué à Cannes avec quelques hommes ; on
est à sa poursuite. » Mais où est-il ? que fait-il ?
vous nen savez rien : on le poursuit, voilà tout ce
que vous savez. Eh bien, on le poursuivra ainsi
jusquà Paris, sans brûler une amorce.
Grenoble et Lyon sont des villes fidèles, et
qui lui opposeront une barrière infranchissable.
Grenoble lui ouvrira ses portes avec
enthousiasme, Lyon tout entier ira au-devant de
lui. Croyez-moi, nous sommes aussi bien
informés que vous, et notre police vaut bien la
vôtre : en voulez-vous une preuve ? cest que
vous vouliez me cacher votre voyage, et que
cependant jai su votre arrivée une demi-heure
après que vous avez eu passé la barrière ; vous
navez donné votre adresse à personne quà votre
postillon, eh bien, je connais votre adresse, et la
256
preuve en est que jarrive chez vous juste au
moment où vous allez vous mettre à table ;
sonnez donc, et demandez un second couvert ;
nous dînerons ensemble.
En effet, répondit Villefort, regardant son
père avec étonnement, en effet, vous me
paraissez bien instruit.
Eh ! mon Dieu, la chose est toute simple ;
vous autres, qui tenez le pouvoir, vous navez que
les moyens que donne largent ; nous autres, qui
lattendons, nous avons ceux que donne le
dévouement.
Le dévouement ? dit Villefort en riant.
Oui, le dévouement ; cest ainsi quon
appelle en termes honnêtes, lambition qui
espère. »
Et le père de Villefort étendit lui-même la
main vers le cordon de la sonnette pour appeler le
domestique que nappelait pas son fils.
Villefort lui arrêta le bras.
« Attendez, mon père, dit le jeune homme,
encore un mot.
257
Dites.
Si mal faite que soit la police royaliste, elle
sait cependant une chose terrible.
Laquelle ?
Cest le signalement de lhomme qui, le
matin du jour où a disparu le général Quesnel,
sest présenté chez lui.
Ah ! elle sait cela, cette bonne police ? et ce
signalement, quel est-il ?
Teint brun, cheveux, favoris et yeux noirs,
redingote bleue boutonnée jusquau menton,
rosette dofficier de la Légion dhonneur à la
boutonnière, chapeau à larges bords et canne de
jonc.
Ah ! ah ! elle sait cela ? dit Noirtier, et
pourquoi donc, en ce cas, na-t-elle pas mis la
main sur cet homme ?
Parce quelle la perdu, hier ou avant-hier,
au coin de la rue Coq-Héron.
Quand je vous disais que votre police était
une sotte ?
258
Oui, mais dun moment à lautre elle peut le
trouver.
Oui, dit Noirtier en regardant
insoucieusement autour de lui, oui, si cet homme
nest pas averti, mais il lest ; et, ajouta-t-il en
souriant, il va changer de visage et de costume »
À ces mots, il se leva, mit bas sa redingote et
sa cravate, alla vers une table sur laquelle étaient
préparées toutes les pièces du nécessaire de
toilette de son fils, prit un rasoir, se savonna le
visage, et dune main parfaitement ferme abattit
ces favoris compromettants qui donnaient à la
police un document si précieux.
Villefort le regardait faire avec une terreur qui
nétait pas exempte dadmiration.
Ses favoris coupés, Noirtier donna un autre
tour à ses cheveux : prit, au lieu de sa cravate
noire, une cravate de couleur qui se présentait à la
surface dune malle ouverte ; endossa, au lieu de
sa redingote bleue et boutonnante, une redingote
de Villefort, de couleur marron et de forme
évasée ; essaya devant la glace le chapeau à bords
retroussés du jeune homme, parut satisfait de la
259
manière dont il lui allait, et, laissant la canne de
jonc dans le coin de la cheminée où il lavait
posée, il fit siffler dans sa main nerveuse une
petite badine de bambou avec laquelle lélégant
substitut donnait à sa démarche la désinvolture
qui en était une des principales qualités.
« Eh bien, dit-il, se retournant vers son fils
stupéfait, lorsque cette espèce de changement à
vue fut opéré, eh bien, crois-tu que ta police me
reconnaisse maintenant ?
Non, mon père, balbutia Villefort ; je
lespère, du moins.
Maintenant, mon cher Gérard, continua
Noirtier, je men rapporte à ta prudence pour
faire disparaître tous les objets que je laisse à ta
garde.
Oh ! soyez tranquille, mon père, dit
Villefort.
Oui, oui ! et maintenant je crois que tu as
raison, et que tu pourrais bien, en effet, mavoir
sauvé la vie ; mais, sois tranquille, je te rendrai
cela prochainement. »
260
Villefort hocha la tête.
« Tu nes pas convaincu ?
Jespère, du moins, que vous vous trompez.
Reverras-tu le roi ?
Peut-être.
Veux-tu passer à ses yeux pour un
prophète ?
Les prophètes de malheur sont mal venus à
la cour, mon père.
Oui, mais, un jour ou lautre, on leur rend
justice ; et suppose une seconde Restauration,
alors tu passeras pour un grand homme.
Enfin, que dois-je dire au roi ?
Dis-lui ceci : « Sire, on vous trompe sur les
dispositions de la France, sur lopinion des villes,
sur lesprit de larmée ; celui que vous appelez à
Paris logre de Corse, qui sappelle encore
lusurpateur à Nevers, sappelle déjà Bonaparte à
Lyon, et lEmpereur à Grenoble. Vous le croyez
traqué, poursuivi, en fuite ; il marche, rapide
comme laigle quil rapporte. Les soldats, que
261
vous croyez mourants de faim, écrasés de fatigue,
prêts à déserter, saugmentent comme les atomes
de neige autour de la boule qui se précipite. Sire,
partez ; abandonnez la France à son véritable
maître, à celui qui ne la pas achetée, mais
conquise ; partez, Sire, non pas que vous couriez
quelque danger, votre adversaire est assez fort
pour faire grâce, mais parce quil serait humiliant
pour un petit-fils de saint Louis de devoir la vie à
lhomme dArcole, de Marengo et dAusterlitz. »
Dis-lui cela, Gérard ; ou plutôt, va, ne lui dis
rien ; dissimule ton voyage ; ne te vante pas de ce
que tu es venu faire et de ce que tu as fait à Paris ;
reprends la poste ; si tu as brûlé le chemin pour
venir, dévore lespace pour retourner ; rentre à
Marseille de nuit ; pénètre chez toi par une porte
de derrière, et là reste bien doux, bien humble,
bien secret, bien inoffensif surtout, car cette fois,
je te le jure, nous agirons en gens vigoureux et
qui connaissent leurs ennemis. Allez, mon fils,
allez, mon cher Gérard, et moyennant cette
obéissance aux ordres paternels, ou, si vous
laimez mieux, cette déférence pour les conseils
dun ami, nous vous maintiendrons dans votre
262
place. Ce sera, ajouta Noirtier en souriant, un
moyen pour vous de me sauver une seconde fois,
si la bascule politique vous remet un jour en haut
et moi en bas. Adieu, mon cher Gérard ; à votre
prochain voyage, descendez chez moi. »
Et Noirtier sortit à ces mots, avec la
tranquillité qui ne lavait pas quitté un instant
pendant la durée de cet entretien si difficile.
Villefort, pâle et agité, courut à la fenêtre,
entrouvrit le rideau, et le vit passer, calme et
impassible, au milieu de deux ou trois hommes
de mauvaise mine, embusqués au coin des bornes
et à langle des rues, qui étaient peut-être là pour
arrêter lhomme aux favoris noirs, à la redingote
bleue et au chapeau à larges bords.
Villefort demeura ainsi, debout et haletant,
jusquà ce que son père eût disparu au carrefour
Bussy. Alors il sélança vers les objets
abandonnés par lui, mit au plus profond de sa
malle la cravate noire et la redingote bleue, tordit
le chapeau quil fourra dans le bas dune armoire,
brisa la canne de jonc en trois morceaux quil jeta
au feu, mit une casquette de voyage, appela son
263
valet de chambre, lui interdit dun regard les
mille questions quil avait envie de faire, régla
son compte avec lhôtel, sauta dans sa voiture qui
lattendait tout attelée, apprit à Lyon que
Bonaparte venait dentrer à Grenoble, et, au
milieu de lagitation qui régnait tout le long de la
route, arriva à Marseille, en proie à toutes les
transes qui entrent dans le coeur de lhomme avec
lambition et les premiers honneurs.
264
13
Les Cent-Jours
M. Noirtier était un bon prophète, et les choses
marchèrent vite, comme il lavait dit. Chacun
connaît ce retour de lîle dElbe, retour étrange,
miraculeux, qui, sans exemple dans le passé,
restera probablement sans imitation dans lavenir.
Louis XVIII nessaya que faiblement de parer
ce coup si rude : son peu de confiance dans les
hommes lui ôtait sa confiance dans les
événements. La royauté, ou plutôt la monarchie, à
peine reconstituée par lui, trembla sur sa base
encore incertaine, et un seul geste de lEmpereur
fit crouler tout cet édifice, mélange informe de
vieux préjugés et didées nouvelles. Villefort
neut donc de son roi quune reconnaissance non
seulement inutile pour le moment, mais même
dangereuse, et cette croix dofficier de la Légion
265
dhonneur, quil eut la prudence de ne pas
montrer, quoique M. de Blacas, comme le lui
avait recommandé le roi, lui en eût fait
soigneusement expédier le brevet.
Napoléon eût, certes, destitué Villefort sans la
protection de Noirtier, devenu tout-puissant à la
cour des Cent-Jours, et par les périls quil avait
affrontés et par les services quil avait rendus.
Ainsi, comme il le lui avait promis, le girondin de
93 et le sénateur de 1806 protégea celui qui
lavait protégé la veille.
Toute la puissance de Villefort se borna donc,
pendant cette évocation de lempire, dont, au
reste, il fut bien facile de prévoir la seconde
chute, à étouffer le secret que Dantès avait été sur
le point de divulguer.
Le procureur du roi seul fut destitué,
soupçonné quil était de tiédeur en bonapartisme.
Cependant, à peine le pouvoir impérial fut-il
rétabli, cest-à-dire à peine lempereur habita-t-il
ces Tuileries que Louis XVIII venait de quitter, et
eut-il lancé ses ordres nombreux et divergents de
ce petit cabinet où nous avons, à la suite de
266
Villefort, introduit nos lecteurs, et sur la table de
noyer duquel il retrouva, encore tout ouverte et à
moitié pleine, la tabatière de Louis XVIII, que
Marseille, malgré lattitude de ses magistrats,
commença à sentir fermenter en elle ces brandons
de guerre civile toujours mal éteints dans le
Midi ; peu sen fallut alors que les représailles
nallassent au-delà de quelques charivaris dont on
assiégea les royalistes enfermés chez eux, et des
affronts publics dont on poursuivit ceux qui se
hasardaient à sortir.
Par un revirement tout naturel, le digne
armateur, que nous avons désigné comme
appartenant au parti populaire, se trouva à son
tour en ce moment, nous ne dirons pas toutpuissant,
car M. Morrel était un homme prudent
et légèrement timide, comme tous ceux qui ont
fait une lente et laborieuse fortune commerciale,
mais en mesure, tout dépassé quil était par les
zélés bonapartistes qui le traitaient de modéré, en
mesure, dis-je, délever la voix pour faire
entendre une réclamation ; cette réclamation,
comme on le devine facilement, avait trait à
Dantès.
267
Villefort était demeuré debout, malgré la chute
de son supérieur, et son mariage, en restant
décidé, était cependant remis à des temps plus
heureux. Si lempereur gardait le trône, cétait
une autre alliance quil fallait à Gérard, et son
père se chargerait de la lui trouver ; si une
seconde Restauration ramenait Louis XVIII en
France, linfluence de M. de Saint-Méran
doublait, ainsi que la sienne, et lunion redevenait
plus sortable que jamais.
Le substitut du procureur du roi était donc
momentanément le premier magistrat de
Marseille, lorsquun matin sa porte souvrit, et on
lui annonça M. Morrel.
Un autre se fût empressé daller au-devant de
larmateur, et, par cet empressement, eût indiqué
sa faiblesse ; mais Villefort était un homme
supérieur qui avait, sinon la pratique, du moins
linstinct de toutes choses. Il fit faire antichambre
à Morrel, comme il eût fait sous la Restauration,
quoiquil neût personne près de lui, mais par la
simple raison quil est dhabitude quun substitut
du procureur du roi fasse faire antichambre ; puis,
268
après un quart dheure quil employa à lire deux
ou trois journaux de nuances différentes, il
ordonna que larmateur fût introduit.
M. Morrel sattendait à trouver Villefort
abattu : il le trouva comme il lavait vu six
semaines auparavant, cest-à-dire calme, ferme et
plein de cette froide politesse, la plus
infranchissable de toutes les barrières qui
séparent lhomme élevé de lhomme vulgaire.
Il avait pénétré dans le cabinet de Villefort,
convaincu que le magistrat allait trembler à sa
vue, et cétait lui, tout au contraire, qui se trouvait
tout frissonnant et tout ému devant ce personnage
interrogateur, qui lattendait le coude appuyé sur
son bureau.
Il sarrêta à la porte. Villefort le regarda,
comme sil avait quelque peine à le reconnaître.
Enfin, après quelques secondes dexamen et de
silence, pendant lesquelles le digne armateur
tournait et retournait son chapeau entre ses
mains :
« Monsieur Morrel, je crois ? dit Villefort.
269
Oui, monsieur, moi-même, répondit
larmateur.
Approchez-vous donc, continua le magistrat,
en faisant de la main un signe protecteur, et ditesmoi
à quelle circonstance je dois lhonneur de
votre visite.
Ne vous en doutez-vous point, monsieur ?
demanda Morrel.
Non, pas le moins du monde ; ce qui
nempêche pas que je ne sois tout disposé à vous
être agréable, si la chose était en mon pouvoir.
La chose dépend entièrement de vous,
monsieur, dit Morrel.
Expliquez-vous donc, alors.
Monsieur, continua larmateur, reprenant
son assurance à mesure quil parlait, et affermi
dailleurs par la justice de sa cause et la netteté de
sa position, vous vous rappelez que, quelques
jours avant quon apprit le débarquement de Sa
Majesté lempereur, jétais venu réclamer votre
indulgence pour un malheureux jeune homme, un
marin, second à bord de mon brick ; il était
270
accusé, si vous vous le rappelez, de relations avec
lîle dElbe : ces relations, qui étaient un crime à
cette époque, sont aujourdhui des titres de
faveur. Vous serviez Louis XVIII alors, et ne
lavez pas ménagé, monsieur ; cétait votre
devoir. Aujourdhui, vous servez Napoléon, et
vous devez le protéger ; cest votre devoir encore.
Je viens donc vous demander ce quil est
devenu. »
Villefort fit un violent effort sur lui même.
« Le nom de cet homme ? demanda-t-il : ayez
la bonté de me dire son nom.
Edmond Dantès. »
Évidemment, Villefort eût autant aimé, dans
un duel, essuyer le feu de son adversaire à vingtcinq
pas, que dentendre prononcer ainsi ce nom
à bout portant ; cependant il ne sourcilla point.
« De cette façon, se dit en lui-même Villefort,
on ne pourra point maccuser davoir fait de
larrestation de ce jeune homme une question
purement personnelle. »
« Dantès ? répéta-t-il, Edmond Dantès, dites-
271
vous ?
Oui, monsieur. »
Villefort ouvrit alors un gros registre placé
dans un casier voisin, recourut à une table, de la
table passa à des dossiers, et, se retournant vers
larmateur :
« Êtes-vous bien sûr de ne pas vous tromper,
monsieur ? » lui dit-il de lair le plus naturel.
Si Morrel eût été un homme plus fin ou mieux
éclairé sur cette affaire, il eût trouvé bizarre que
le substitut du procureur du roi daignât lui
répondre sur ces matières complètement
étrangères à son ressort ; et il se fût demandé
pourquoi Villefort ne le renvoyait point aux
registres décrou, aux gouverneurs de prison, au
préfet du département. Mais Morrel, cherchant en
vain la crainte dans Villefort, ny vit plus, du
moment où toute crainte paraissait absente, que la
condescendance : Villefort avait rencontré juste.
« Non, monsieur, dit Morrel, je ne me trompe
pas ; dailleurs, je connais le pauvre garçon
depuis dix ans, et il est à mon service depuis
272
quatre. Je vins, vous en souvenez-vous ? il y a six
semaines, vous prier dêtre clément, comme je
viens aujourdhui vous prier dêtre juste pour le
pauvre garçon ; vous me reçûtes même assez mal
et me répondîtes en homme mécontent. Ah ! cest
que les royalistes étaient durs aux bonapartistes
en ce temps-là !
Monsieur, répondit Villefort arrivant à la
parade avec sa prestesse et son sang-froid
ordinaires, jétais royaliste alors que je croyais les
Bourbons non seulement les héritiers légitimes du
trône, mais encore les élus de la nation ; mais le
retour miraculeux dont nous venons dêtre
témoins ma prouvé que je me trompais. Le génie
de Napoléon a vaincu : le monarque légitime est
le monarque aimé.
À la bonne heure ! sécria Morrel avec sa
bonne grosse franchise, vous me faites plaisir de
me parler ainsi, et jen augure bien pour le sort
dEdmond.
Attendez donc, reprit Villefort en feuilletant
un nouveau registre, jy suis : cest un marin,
nest-ce pas, qui épousait une Catalane ? Oui,
273
oui ; oh ! je me rappelle maintenant : la chose
était très grave.
Comment cela ?
Vous savez quen sortant de chez moi il
avait été conduit aux prisons du palais de justice.
Oui, eh bien ?
Eh bien, jai fait mon rapport à Paris, jai
envoyé les papiers trouvés sur lui. Cétait mon
devoir, que voulez-vous... et huit jours après son
arrestation le prisonnier fut enlevé.
Enlevé ! sécria Morrel ; mais qua-t-on pu
faire du pauvre garçon ?
Oh ! rassurez-vous. Il aura été transporté à
Fenestrelle, à Pignerol, aux Îles Sainte-
Marguerite, ce que lon appelle dépaysé, en
termes dadministration ; et un beau matin vous
allez le voir revenir prendre le commandement de
son navire.
Quil vienne quand il voudra, sa place lui
sera gardée. Mais comment nest-il pas déjà
revenu ? Il me semble que le premier soin de la
justice bonapartiste eût dû être de mettre dehors
274
ceux quavait incarcérés la justice royaliste.
Naccusez pas témérairement, mon cher
monsieur Morrel, répondit Villefort ; il faut, en
toutes choses, procéder légalement. Lordre
dincarcération était venu den haut, il faut que
den haut aussi vienne lordre de liberté. Or,
Napoléon est rentré depuis quinze jours à peine ;
à peine aussi les lettres dabolition doivent-elles
être expédiées.
Mais, demanda Morrel, ny a-t-il pas moyen
de presser les formalités, maintenant que nous
triomphons ? Jai quelques amis, quelque
influence, je puis obtenir mainlevée de larrêt.
Il ny a pas eu darrêt.
De lécrou, alors.
En matière politique, il ny a pas de registre
décrou ; parfois les gouvernements ont intérêt à
faire disparaître un homme sans quil laisse trace
de son passage : des notes décrou guideraient les
recherches.
Cétait comme cela sous les Bourbons peutêtre,
mais maintenant...
275
Cest comme cela dans tous les temps, mon
cher monsieur Morrel ; les gouvernements se
suivent et se ressemblent ; la machine
pénitentiaire montée sous Louis XIV va encore
aujourdhui, à la Bastille près. LEmpereur a
toujours été plus strict pour le règlement de ses
prisons que ne la été le Grand Roi lui-même ; et
le nombre des incarcérés dont les registres ne
gardent aucune trace est incalculable. »
Tant de bienveillance eût détourné des
certitudes, et Morrel navait pas même de
soupçons.
« Mais enfin, monsieur de Villefort, dit-il,
quel conseil me donneriez-vous qui hâtât le
retour du pauvre Dantès ?
Un seul, monsieur : faites une pétition au
ministre de la Justice.
Oh ! monsieur, nous savons ce que cest que
les pétitions : le ministre en reçoit deux cents par
jour et nen lit point quatre.
Oui, reprit Villefort, mais il lira une pétition
envoyée par moi, apostillée par moi, adressée
276
directement par moi.
Et vous vous chargeriez de faire parvenir
cette pétition, monsieur ?
Avec le plus grand plaisir. Dantès pouvait
être coupable alors ; mais il est innocent
aujourdhui, et il est de mon devoir de faire
rendre la liberté à celui quil a été de mon devoir
de faire mettre en prison. »
Villefort prévenait ainsi le danger dune
enquête peu probable, mais possible, enquête qui
le perdait sans ressource.
« Mais comment écrit-on au ministre ?
Mettez-vous là, monsieur Morrel, dit
Villefort, en cédant sa place à larmateur ; je vais
vous dicter.
Vous auriez cette bonté ?
Sans doute. Ne perdons pas de temps, nous
nen avons déjà que trop perdu.
Oui, monsieur, songeons que le pauvre
garçon attend, souffre et se désespère peut-être. »
Villefort frissonna à lidée de ce prisonnier le
277
maudissant dans le silence et lobscurité ; mais il
était engagé trop avant pour reculer : Dantès
devait être brisé entre les rouages de son
ambition.
« Jattends, monsieur », dit larmateur assis
dans le fauteuil de Villefort et une plume à la
main.
Villefort alors dicta une demande dans
laquelle, dans un but excellent, il ny avait point à
en douter, il exagérait le patriotisme de Dantès et
les services rendus par lui à la cause
bonapartiste ; dans cette demande, Dantès était
devenu un des agents les plus actifs du retour de
Napoléon ; il était évident quen voyant une
pareille pièce, le ministre devait faire justice à
linstant même, si justice nétait point faite déjà.
La pétition terminée, Villefort la relut à haute
voix.
« Cest cela, dit-il, et maintenant reposez-vous
sur moi.
Et la pétition partira bientôt, monsieur ?
Aujourdhui même.
278
Apostillée par vous ?
La meilleure apostille que je puisse mettre,
monsieur, est de certifier véritable tout ce que
vous dites dans cette demande. »
Et Villefort sassit à son tour, et sur un coin de
la pétition appliqua son certificat.
« Maintenant, monsieur, que faut-il faire ?
demanda Morrel.
Attendre, reprit Villefort ; je réponds de
tout. »
Cette assurance rendit lespoir à Morrel : il
quitta le substitut du procureur du roi enchanté de
lui, et alla annoncer au vieux père de Dantès quil
ne tarderait pas à revoir son fils.
Quand à Villefort, au lieu de lenvoyer à Paris,
il conserva précieusement entre ses mains cette
demande qui, pour sauver Dantès dans le présent,
le compromettait si effroyablement dans lavenir,
en supposant une chose que laspect de lEurope
et la tournure des événements permettaient déjà
de supposer, cest-à-dire une seconde
Restauration.
279
Dantès demeura donc prisonnier : perdu dans
les profondeurs de son cachot, il nentendit point
le bruit formidable de la chute du trône de
Louis XVIII et celui, plus épouvantable encore,
de lécroulement de lempire.
Mais Villefort, lui, avait tout suivi dun oeil
vigilant, tout écouté dune oreille attentive. Deux
fois, pendant cette courte apparition impériale
que lon appela les Cent-Jours, Morrel était
revenu à la charge, insistant toujours pour la
liberté de Dantès, et chaque fois Villefort lavait
calmé par des promesses et des espérances ;
enfin, Waterloo arriva. Morrel ne reparut pas
chez Villefort : larmateur avait fait pour son
jeune ami tout ce quil était humainement
possible de faire ; essayer de nouvelles tentatives
sous cette seconde Restauration était se
compromettre inutilement.
Louis XVIII remonta sur le trône. Villefort,
pour qui Marseille était plein de souvenirs
devenus pour lui des remords, demanda et obtint
la place de procureur du roi vacante à Toulouse ;
quinze jours après son installation dans sa
280
nouvelle résidence, il épousa Mlle Renée de Saint-
Méran, dont le père était mieux en cour que
jamais.
Voilà comment Dantès, pendant les Cent-
Jours et après Waterloo, demeura sous les
verrous, oublié, sinon des hommes, au moins de
Dieu.
Danglars comprit toute la portée du coup dont
il avait frappé Dantès, en voyant revenir
Napoléon en France : sa dénonciation avait
touché juste, et, comme tous les hommes dune
certaine portée pour le crime et dune moyenne
intelligence pour la vie ordinaire, il appela cette
coïncidence bizarre un décret de la Providence.
Mais quand Napoléon fut de retour à Paris et
que sa voix retentit de nouveau, impérieuse et
puissante, Danglars eut peur ; à chaque instant, il
sattendit à voir reparaître Dantès, Dantès sachant
tout, Dantès menaçant et fort pour toutes les
vengeances ; alors il manifesta à M. Morrel le
désir de quitter le service de mer, et se fit
recommander par lui à un négociant espagnol,
chez lequel il entra comme commis dordre vers
281
la fin de mars, cest-à-dire dix ou douze jours
après la rentrée de Napoléon aux Tuileries ; il
partit donc pour Madrid, et lon nentendit plus
parler de lui.
Fernand, lui, ne comprit rien. Dantès était
absent, cétait tout ce quil lui fallait. Quétait-il
devenu ? il ne chercha point à le savoir.
Seulement, pendant tout le répit que lui donnait
son absence, il singénia, partie à abuser
Mercédès sur les motifs de cette absence, partie à
méditer des plans démigration et denlèvement ;
de temps en temps aussi, et cétaient les heures
sombres de sa vie, il sasseyait sur la pointe du
cap Pharo, de cet endroit où lon distingue à la
fois Marseille et le village des Catalans,
regardant, triste et immobile comme un oiseau de
proie, sil ne verrait point, par lune de ces deux
routes, revenir le beau jeune homme à la
démarche libre, à la tête haute qui, pour lui aussi,
était devenu messager dune rude vengeance.
Alors, le dessein de Fernand était arrêté : il
cassait la tête de Dantès dun coup de fusil et se
tuait après, se disait-il à lui-même, pour colorer
son assassinat. Mais Fernand sabusait : cet
282
homme-là ne se fût jamais tué, car il espérait
toujours.
Sur ces entrefaites, et parmi tant de
fluctuations douloureuses, lempire appela un
dernier ban de soldats, et tout ce quil y avait
dhommes en état de porter les armes sélança
hors de France, à la voix retentissante de
lempereur. Fernand partit comme les autres,
quittant sa cabane et Mercédès, et rongé de cette
sombre et terrible pensée que, derrière lui peutêtre,
son rival allait revenir et épouser celle quil
aimait.
Si Fernand avait jamais dû se tuer, cétait en
quittant Mercédès quil leût fait.
Ses attentions pour Mercédès, la pitié quil
paraissait donner à son malheur, le soin quil
prenait daller au-devant de ses moindres désirs,
avaient produit leffet que produisent toujours sur
les coeurs généreux les apparences du
dévouement : Mercédès avait toujours aimé
Fernand damitié ; son amitié saugmenta pour
lui dun nouveau sentiment, la reconnaissance.
« Mon frère, dit-elle en attachant le sac du
283
conscrit sur les épaules du Catalan, mon frère,
mon seul ami, ne vous faites pas tuer, ne me
laissez pas seule dans ce monde, où je pleure et
où je serai seule dès que vous ny serez plus. »
Ces paroles, dites au moment du départ,
rendirent quelque espoir à Fernand. Si Dantès ne
revenait pas, Mercédès pourrait donc un jour être
à lui.
Mercédès resta seule sur cette terre nue, qui ne
lui avait jamais paru si aride, et avec la mer
immense pour horizon. Toute baignée de pleurs,
comme cette folle dont on nous raconte la
douloureuse histoire, on la voyait errer sans cesse
autour du petit village des Catalans : tantôt
sarrêtant sous le soleil ardent du Midi, debout,
immobile, muette comme une statue, et regardant
Marseille ; tantôt assise au bord du rivage,
écoutant ce gémissement de la mer, éternel
comme sa douleur, et se demandant sans cesse
sil ne valait pas mieux se pencher en avant, se
laisser aller à son propre poids, ouvrir labîme et
sy engloutir, que de souffrir ainsi toutes ces
cruelles alternatives dune attente sans espérance.
284
Ce ne fut pas le courage qui manqua à
Mercédès pour accomplir ce projet, ce fut la
religion qui lui vint en aide et qui la sauva du
suicide.
Caderousse fut appelé, comme Fernand ;
seulement, comme il avait huit ans de plus que le
Catalan, et quil était marié, il ne fit partie que du
troisième ban, et fut envoyé sur les côtes.
Le vieux Dantès, qui nétait plus soutenu que
par lespoir, perdit lespoir à la chute de
lempereur.
Cinq mois, jour pour jour, après avoir été
séparé de son fils, et presque à la même heure où
il avait été arrêté, il rendit le dernier soupir entre
les bras de Mercédès.
M. Morrel pourvut à tous les frais de son
enterrement, et paya les pauvres petites dettes que
le vieillard avait faites pendant sa maladie.
Il y avait plus que de la bienfaisance à agir
ainsi, il y avait du courage. Le Midi était en feu,
et secourir, même à son lit de mort, le père dun
285
bonapartiste aussi dangereux que Dantès était un
crime.
286
14
Le prisonnier furieux et le prisonnier fou
Un an environ après le retour de Louis XVIII,
il y eut visite de M. linspecteur général des
prisons.
Dantès entendit rouler et grincer du fond de
son cachot tous ces préparatifs, qui faisaient en
haut beaucoup de fracas, mais qui, en bas,
eussent été des bruits inappréciables pour toute
autre oreille que pour celle dun prisonnier,
accoutumé à écouter, dans le silence de la nuit,
laraignée qui tisse sa toile, et la chute périodique
de la goutte deau qui met une heure à se former
au plafond de son cachot.
Il devina quil se passait chez les vivants
quelque chose dinaccoutumé : il habitait depuis
si longtemps une tombe quil pouvait bien se
regarder comme mort.
287
En effet, linspecteur visitait, lun après
lautre, chambres, cellules et cachots. Plusieurs
prisonniers furent interrogés : cétaient ceux que
leur douceur ou leur stupidité recommandait à la
bienveillance de ladministration ; linspecteur
leur demanda comment ils étaient nourris, et
quelles étaient les réclamations quils avaient à
faire.
Ils répondirent unanimement que la nourriture
était détestable et quils réclamaient leur liberté.
Linspecteur leur demanda alors sils navaient
pas autre chose à lui dire.
Ils secouèrent la tête. Quel autre bien que la
liberté peuvent réclamer des prisonniers ?
Linspecteur se tourna en souriant, et dit au
gouverneur :
« Je ne sais pas pourquoi on nous fait faire ces
tournées inutiles. Qui voit un prisonnier en voit
cent ; qui entend un prisonnier en entend mille ;
cest toujours la même chose : mal nourris et
innocents. En avez-vous dautres ?
Oui, nous avons les prisonniers dangereux
288
ou fous, que nous gardons au cachot.
Voyons, dit linspecteur avec un air de
profonde lassitude, faisons notre métier jusquau
bout ; descendons dans les cachots.
Attendez, dit le gouverneur, que lon aille au
moins chercher deux hommes ; les prisonniers
commettent parfois, ne fût-ce que par dégoût de
la vie et pour se faire condamner à mort, des
actes de désespoir inutiles : vous pourriez être
victime de lun de ces actes.
Prenez donc vos précautions », dit
linspecteur.
En effet, on envoya chercher deux soldats et
lon commença de descendre par un escalier si
puant, si infect, si moisi, que rien que le passage
dans un pareil endroit affectait désagréablement à
la fois la vue, lodorat et la respiration.
« Oh ! fit linspecteur en sarrêtant à moitié de
la descente, qui diable peut loger là ?
Un conspirateur des plus dangereux, et qui
nous est particulièrement recommandé comme un
homme capable de tout.
289
Il est seul ?
Certainement.
Depuis combien de temps est-il là ?
Depuis un an à peu près.
Et il a été mis dans ce cachot dès son entrée.
Non, monsieur, mais après avoir voulu tuer
le porte-clefs chargé de lui porter sa nourriture.
Il a voulu tuer le porte-clefs ?
Oui, monsieur, celui-là même qui nous
éclaire, nest-il pas vrai, Antoine ? demanda le
gouverneur.
Il a voulu me tuer tout de même, répondit le
porte-clefs.
Ah çà ! mais cest donc un fou que cet
homme ?
Cest pire que cela, dit le porte-clefs, cest
un démon.
Voulez-vous quon sen plaigne ? demanda
linspecteur au gouverneur.
Inutile, monsieur, il est assez puni comme
290
cela, dailleurs, à présent, il touche presque à la
folie, et, selon lexpérience que nous donnent nos
observations, avant une autre année dici il sera
complètement aliéné.
Ma foi, tant mieux pour lui, dit linspecteur ;
une fois fou tout à fait, il souffrira moins. »
Cétait, comme on le voit, un homme plein
dhumanité que cet inspecteur, et bien digne des
fonctions philanthropiques quil remplissait.
« Vous avez raison, monsieur, dit le
gouverneur, et votre réflexion prouve que vous
avez profondément étudié la matière. Ainsi, nous
avons dans un cachot, qui nest séparé de celui-ci
que par une vingtaine de pieds, et dans lequel on
descend par un autre escalier, un vieil abbé,
ancien chef de parti en Italie, qui est ici depuis
1811, auquel la tête a tourné vers la fin de 1813,
et qui, depuis ce moment, nest pas physiquement
reconnaissable : il pleurait, il rit ; il maigrissait, il
engraisse. Voulez-vous le voir plutôt que celuici
? Sa folie est divertissante et ne vous attristera
point.
Je les verrai lun et lautre, répondit
291
linspecteur ; il faut faire son état en
conscience. »
Linspecteur en était à sa première tournée et
voulait donner bonne idée de lui à lautorité.
« Entrons donc chez celui-ci dabord, ajouta-til.
Volontiers », répondit le gouverneur.
Et il fit signe au porte-clefs, qui ouvrit la
porte.
Au grincement des massives serrures, au cri
des gonds rouillés tournant sur leurs pivots,
Dantès, accroupi dans un angle de son cachot, où
il recevait avec un bonheur indicible le mince
rayon du jour qui filtrait à travers un étroit
soupirail grillé, releva la tête. À la vue dun
homme inconnu, éclairé par deux porte-clefs
tenant des torches, et auquel le gouverneur parlait
le chapeau à la main, accompagné par deux
soldats, Dantès devina ce dont il sagissait, et,
voyant enfin se présenter une occasion dimplorer
une autorité supérieure, bondit en avant les mains
jointes.
292
Les soldats croisèrent aussitôt la baïonnette,
car ils crurent que le prisonnier sélançait vers
linspecteur avec de mauvaises intentions.
Linspecteur lui-même fit un pas en arrière.
Dantès vit quon lavait présenté comme
homme à craindre.
Alors, il réunit dans son regard tout ce que le
coeur de lhomme peut contenir de mansuétude et
dhumilité, et sexprimant avec une sorte
déloquence pieuse qui étonna les assistants, il
essaya de toucher lâme de son visiteur.
Linspecteur écouta le discours de Dantès,
jusquau bout, puis se tournant vers le
gouverneur :
« Il tournera à la dévotion, dit-il à mi-voix ; il
est déjà disposé à des sentiments plus doux.
Voyez, la peur fait son effet sur lui ; il a reculé
devant les baïonnettes ; or, un fou ne recule
devant rien : jai fait sur ce sujet des observations
bien curieuses à Charenton. »
Puis, se retournant vers le prisonnier :
« En résumé, dit-il, que demandez-vous ?
293
Je demande quel crime jai commis ; je
demande que lon me donne des juges ; je
demande que mon procès soit instruit ; je
demande enfin que lon me fusille si je suis
coupable, mais aussi quon me mette en liberté si
je suis innocent.
Êtes-vous bien nourri ? demanda
linspecteur.
Oui, je le crois, je nen sais rien. Mais cela
importe peu ; ce qui doit importer, non seulement
à moi, malheureux prisonnier, mais encore à tous
les fonctionnaires rendant la justice, mais encore
au roi qui nous gouverne, cest quun innocent ne
soit pas victime dune dénonciation infâme et ne
meure pas sous les verrous en maudissant ses
bourreaux.
Vous êtes bien humble aujourdhui, dit le
gouverneur ; vous navez pas toujours été comme
cela. Vous parliez tout autrement, mon cher ami,
le jour où vous vouliez assommer votre gardien.
Cest vrai, monsieur, dit Dantès, et jen
demande bien humblement pardon à cet homme
qui a toujours été bon pour moi... Mais, que
294
voulez-vous ? jétais fou, jétais furieux.
Et vous ne lêtes plus ?
Non, monsieur, car la captivité ma plié,
brisé, anéanti... Il y a si longtemps que je suis
ici !
Si longtemps ?... et à quelle époque avezvous
été arrêté ? demanda linspecteur.
Le 28 février 1815, à deux heures de laprèsmidi.
»
Linspecteur calcula.
« Nous sommes au 30 juillet 1816 ; que ditesvous
donc ? il ny a que dix-sept mois que vous
êtes prisonnier.
Que dix-sept mois ! reprit Dantès. Ah !
monsieur, vous ne savez pas ce que cest que dixsept
mois de prison : dix-sept années, dix-sept
siècles ; surtout pour un homme qui, comme moi,
touchait au bonheur, pour un homme qui, comme
moi, allait épouser une femme aimée, pour un
homme qui voyait souvrir devant lui une carrière
honorable, et à qui tout manque à linstant ; qui,
du milieu du jour le plus beau, tombe dans la nuit
295
la plus profonde, qui voit sa carrière détruite, qui
ne sait si celle qui laimait laime toujours, qui
ignore si son vieux père est mort ou vivant. Dixsept
mois de prison, pour un homme habitué à
lair de la mer, à lindépendance du marin, à
lespace, à limmensité, à linfini ! Monsieur, dixsept
mois de prison, cest plus que ne le méritent
tous les crimes que désigne par les noms les plus
odieux la langue humaine. Ayez donc pitié de
moi, monsieur, et demandez pour moi, non pas
lindulgence, mais la rigueur ; non pas une grâce,
mais un jugement ; des juges, monsieur, je ne
demande que des juges ; on ne peut pas refuser
des juges à un accusé.
Cest bien, dit linspecteur, on verra. »
Puis, se retournant vers le gouverneur :
« En vérité, dit-il, le pauvre diable me fait de
la peine. En remontant, vous me montrerez son
livre décrou.
Certainement, dit le gouverneur ; mais je
crois que vous trouverez contre lui des notes
terribles.
296
Monsieur, continua Dantès, je sais que vous
ne pouvez pas me faire sortir dici de votre
propre décision ; mais vous pouvez transmettre
ma demande à lautorité, vous pouvez provoquer
une enquête, vous pouvez, enfin, me faire mettre
en jugement : un jugement, cest tout ce que je
demande ; que je sache quel crime jai commis, et
à quelle peine je suis condamné ; car, voyezvous,
lincertitude, cest le pire de tous les
supplices.
Éclairez-moi, dit linspecteur.
Monsieur, sécria Dantès, je comprends, au
son de votre voix, que vous êtes ému. Monsieur,
dites-moi despérer.
Je ne puis vous dire cela, répondit
linspecteur, je puis seulement vous promettre
dexaminer votre dossier.
Oh ! alors, monsieur, je suis libre, je suis
sauvé.
Qui vous a fait arrêter ? demanda
linspecteur.
M. de Villefort, répondit Dantès. Voyez-le et
297
entendez-vous avec lui.
M. de Villefort nest plus à Marseille depuis
un an, mais à Toulouse.
Ah ! cela ne métonne plus, murmura
Dantès : mon seul protecteur est éloigné.
M. de Villefort avait-il quelque motif de
haine contre vous ? demanda linspecteur.
Aucun, monsieur ; et même il a été
bienveillant pour moi.
Je pourrai donc me fier aux notes quil a
laissées sur vous ou quil me donnera ?
Entièrement, monsieur.
Cest bien, attendez. »
Dantès tomba à genoux, levant les mains vers
le ciel, et murmurant une prière dans laquelle il
recommandait à Dieu cet homme qui était
descendu dans sa prison, pareil au Sauveur allant
délivrer les âmes de lenfer.
La porte se referma ; mais lespoir descendu
avec linspecteur était resté enfermé dans le
cachot de Dantès.
298
« Voulez-vous voir le registre décrou tout de
suite, demanda le gouverneur, ou passer au
cachot de labbé ?
Finissons-en avec les cachots tout dun
coup, répondit linspecteur. Si je remontais au
jour, je naurais peut-être plus le courage de
continuer ma triste mission.
Ah ! celui-là nest point un prisonnier
comme lautre, et sa folie, à lui, est moins
attristante que la raison de son voisin.
Et quelle est sa folie ?
Oh ! une folie étrange : il se croit possesseur
dun trésor immense. La première année de sa
captivité, il a fait offrir au gouvernement un
million, si le gouvernement le voulait mettre en
liberté ; la seconde année, deux millions, la
troisième, trois millions, et ainsi progressivement.
Il en est à sa cinquième année de captivité : il va
vous demander de vous parler en secret, et vous
offrira cinq millions.
Ah ! ah ! cest curieux en effet, dit
linspecteur ; et comment appelez-vous ce
299
millionnaire ?
Labbé Faria.
N° 27 ! dit linspecteur.
Cest ici. Ouvrez, Antoine. »
Le porte-clefs obéit, et le regard curieux de
linspecteur plongea dans le cachot de labbé fou.
Cest ainsi que lon nommait généralement le
prisonnier.
Au milieu de la chambre, dans un cercle tracé
sur la terre avec un morceau de plâtre détaché du
mur, était couché un homme presque nu, tant ses
vêtements étaient tombés en lambeaux. Il
dessinait dans ce cercle des lignes géométriques
fort nettes, et paraissait aussi occupé de résoudre
son problème quArchimède létait lorsquil fut
tué par un soldat de Marcellus. Aussi ne bougeat-
il pas même au bruit que fit la porte du cachot
en souvrant, et ne sembla-t-il se réveiller que
lorsque la lumière des torches éclaira dun éclat
inaccoutumé le sol humide sur lequel il
travaillait. Alors il se retourna et vit avec
étonnement la nombreuse compagnie qui venait
300
de descendre dans son cachot.
Aussitôt, il se leva vivement, prit une
couverture jetée sur le pied de son lit misérable,
et se drapa précipitamment pour paraître dans un
état plus décent aux yeux des étrangers.
« Que demandez-vous ? dit linspecteur sans
varier sa formule.
Moi, monsieur ! dit labbé dun air étonné ;
je ne demande rien.
Vous ne comprenez pas, reprit linspecteur :
je suis agent du gouvernement, jai mission de
descendre dans les prisons et découter les
réclamations des prisonniers.
Oh ! alors, monsieur, cest autre chose,
sécria vivement labbé, et jespère que nous
allons nous entendre.
Voyez, dit tout bas le gouverneur, cela ne
commence-t-il pas comme je vous lavais
annoncé ?
Monsieur, continua le prisonnier, je suis
labbé Faria, né à Rome, jai été vingt ans
secrétaire du cardinal Rospigliosi ; jai été arrêté,
301
je ne sais trop pourquoi, vers le commencement
de lannée 1811, depuis ce moment, je réclame
ma liberté des autorités italiennes et françaises.
Pourquoi près des autorités françaises ?
demanda le gouverneur.
Parce que jai été arrêté à Piombino et que je
présume que, comme Milan et Florence,
Piombino est devenu le chef-lieu de quelque
département français. »
Linspecteur et le gouverneur se regardèrent
en riant.
« Diable, mon cher, dit linspecteur, vos
nouvelles de lItalie ne sont pas fraîches.
Elles datent du jour où jai été arrêté,
monsieur, dit labbé Faria ; et comme Sa Majesté
lEmpereur avait créé la royauté de Rome pour le
fils que le ciel venait de lui envoyer, je présume
que, poursuivant le cours de ses conquêtes, il a
accompli le rêve de Machiavel et de César
Borgia, qui était de faire de toute lItalie un seul
et unique royaume.
Monsieur, dit linspecteur, la Providence a
302
heureusement apporté quelque changement à ce
plan gigantesque dont vous me paraissez assez
chaud partisan.
Cest le seul moyen de faire de lItalie un
État fort, indépendant et heureux, répondit labbé.
Cela est possible, répondit linspecteur, mais
je ne suis pas venu ici pour faire avec vous un
cours de politique ultramontaine, mais pour vous
demander ce que jai déjà fait, si vous avez
quelques réclamations à faire sur la manière dont
vous êtes nourri et logé.
La nourriture est ce quelle est dans toutes
les prisons, répondit labbé, cest-à-dire fort
mauvaise ; quant au logement, vous le voyez, il
est humide et malsain, mais néanmoins assez
convenable pour un cachot. Maintenant, ce nest
pas de cela quil sagit mais bien de révélations
de la plus haute importance et du plus haut intérêt
que jai à faire au gouvernement.
Nous y voici, dit tout bas le gouverneur à
linspecteur.
Voilà pourquoi je suis si heureux de vous
303
voir, continua labbé, quoique vous mayez
dérangé dans un calcul fort important, et qui, sil
réussit, changera peut-être le système de Newton.
Pouvez-vous maccorder la faveur dun entretien
particulier ?
Hein ! que disais-je ! fit le gouverneur à
linspecteur.
Vous connaissez votre personne », répondit
ce dernier souriant.
Puis, se retournant vers Faria :
« Monsieur, dit-il, ce que vous me demandez
est impossible.
Cependant, monsieur, reprit labbé, sil
sagissait de faire gagner au gouvernement une
somme énorme, une somme de cinq millions, par
exemple ?
Ma foi, dit linspecteur en se retournant à
son tour vers le gouverneur, vous aviez prédit
jusquau chiffre.
Voyons, reprit labbé, sapercevant que
linspecteur faisait un mouvement pour se retirer,
il nest pas nécessaire que nous soyons
304
absolument seuls ; M. le gouverneur pourra
assister à notre entretien.
Mon cher monsieur, dit le gouverneur,
malheureusement nous savons davance et par
coeur ce que vous direz. Il sagit de vos trésors,
nest-ce pas ? »
Faria regarda cet homme railleur avec des
yeux où un observateur désintéressé eût vu,
certes, luire léclair de la raison et de la vérité.
« Sans doute, dit-il ; de quoi voulez-vous que
je parle, sinon de cela ?
Monsieur linspecteur, continua le
gouverneur, je puis vous raconter cette histoire
aussi bien que labbé, car il y a quatre ou cinq ans
que jen ai les oreilles rebattues.
Cela prouve, monsieur le gouverneur, dit
labbé, que vous êtes comme ces gens dont parle
lÉcriture, qui ont des yeux et qui ne voient pas,
qui ont des oreilles et qui nentendent pas.
Mon cher monsieur, dit linspecteur, le
gouvernement est riche et na, Dieu merci, pas
besoin de votre argent ; gardez-le donc pour le
305
jour où vous sortirez de prison. »
Loeil de labbé se dilata ; il saisit la main de
linspecteur.
« Mais si je nen sors pas de prison, dit-il, si,
contre toute justice, on me retient dans ce cachot,
si jy meurs sans avoir légué mon secret à
personne, ce trésor sera donc perdu ! Ne vaut-il
pas mieux que le gouvernement en profite, et moi
aussi ? Jirai jusquà six millions, monsieur ; oui,
jabandonnerai six millions, et je me contenterai
du reste si lon veut me rendre la liberté.
Sur ma parole, dit linspecteur à demi-voix,
si lon ne savait que cet homme est fou, il parle
avec un accent si convaincu quon croirait quil
dit la vérité.
Je ne suis pas fou, monsieur, et je dis bien la
vérité, reprit Faria qui, avec cette finesse douïe
particulière aux prisonniers, navait pas perdu
une seule des paroles de linspecteur. Ce trésor
dont je vous parle existe bien réellement, et
joffre de signer un traité avec vous, en vertu
duquel vous me conduirez à lendroit désigné par
moi ; on fouillera la terre sous nos yeux, et si je
306
mens, si lon ne trouve rien, si je suis un fou,
comme vous le dites, eh bien ! vous me
ramènerez dans ce même cachot, où je resterai
éternellement, et où je mourrai sans plus rien
demander ni à vous ni à personne. »
Le gouverneur se mit à rire.
« Est-ce bien loin votre trésor ? demanda-t-il.
À cent lieues dici à peu près, dit Faria.
La chose nest pas mal imaginée, dit le
gouverneur ; si tous les prisonniers voulaient
samuser à promener leurs gardiens pendant cent
lieues, et si les gardiens consentaient à faire une
pareille promenade, ce serait une excellente
chance que les prisonniers se ménageraient de
prendre la clef des champs dès quils en
trouveraient loccasion, et pendant un pareil
voyage loccasion se présenterait certainement.
Cest un moyen connu, dit linspecteur, et
monsieur na pas même le mérite de
linvention. »
Puis, se retournant vers labbé :
« Je vous ai demandé si vous étiez bien
307
nourri ? dit-il.
Monsieur, répondit Faria, jurez-moi sur le
Christ de me délivrer si je vous ai dit vrai, et je
vous indiquerai lendroit où le trésor est enfoui.
Êtes-vous bien nourri ? répéta linspecteur.
Monsieur, vous ne risquez rien ainsi, et vous
voyez bien que ce nest pas pour me ménager une
chance pour me sauver, puisque je resterai en
prison tandis quon fera le voyage.
Vous ne répondez pas à ma question, reprit
avec impatience linspecteur.
Ni vous à ma demande ! sécria labbé.
Soyez donc maudit comme les autres insensés qui
nont pas voulu me croire ! Vous ne voulez pas
de mon or, je le garderai ; vous me refusez la
liberté, Dieu me lenverra. Allez, je nai plus rien
à dire. »
Et labbé, rejetant sa couverture, ramassa son
morceau de plâtre, et alla sasseoir de nouveau au
milieu de son cercle, où il continua ses lignes et
ses calculs.
« Que fait-il là ? dit linspecteur en se retirant.
308
Il compte ses trésors », reprit le gouverneur.
Faria répondit à ce sarcasme par un coup doeil
empreint du plus suprême mépris.
Ils sortirent. Le geôlier ferma la porte derrière
eux.
« Il aura, en effet, possédé quelques trésors, dit
linspecteur en remontant lescalier.
Ou il aura rêvé quil les possédait, répondit
le gouverneur, et le lendemain il se sera réveillé
fou.
En effet, dit linspecteur avec la naïveté de
la corruption ; sil eût été réellement riche, il ne
serait pas en prison. »
Ainsi finit laventure pour labbé Faria. Il
demeura prisonnier, et, à la suite de cette visite,
sa réputation de fou réjouissant saugmenta
encore.
Caligula ou Néron, ces grands chercheurs de
trésors, ces désireurs de limpossible, eussent
prêté loreille aux paroles de ce pauvre homme et
lui eussent accordé lair quil désirait, lespace
quil estimait à un si haut prix, et la liberté quil
309
offrait de payer si cher. Mais les rois de nos jours,
maintenus dans la limite du probable, nont plus
laudace de la volonté ; ils craignent loreille qui
écoute les ordres quils donnent, loeil qui scrute
leurs actions ; ils ne sentent plus la supériorité de
leur essence divine ; ils sont des hommes
couronnés, voilà tout. Jadis, ils se croyaient, ou
du moins se disaient fils de Jupiter, et retenaient
quelque chose des façons du dieu leur père : on
ne contrôle pas facilement ce qui se passe au-delà
des nuages ; aujourdhui, les rois se laissent
aisément rejoindre. Or, comme il a toujours
répugné au gouvernement despotique de montrer
au grand jour les effets de la prison et de la
torture ; comme il y a peu dexemples quune
victime des inquisitions ait pu reparaître avec ses
os broyés et ses plaies saignantes, de même la
folie, cet ulcère né dans la fange des cachots à la
suite des tortures morales, se cache presque
toujours avec soin dans le lieu où elle est née, ou,
si elle en sort, elle va sensevelir dans quelque
hôpital sombre, où les médecins ne reconnaissent
ni lhomme ni la pensée dans le débris informe
que leur transmet le geôlier fatigué.
310
Labbé Faria, devenu fou en prison, était
condamné, par sa folie même, à une prison
perpétuelle.
Quant à Dantès, linspecteur lui tint parole. En
remontant chez le gouverneur, il se fit présenter
le registre décrou. La note concernant le
prisonnier était ainsi conçue :
Bonapartiste enragé : a pris une part
active au retour de lîle dElbe.
EDMOND DANTÈS.
À tenir au plus grand secret et sous la plus
stricte surveillance.
Cette note était dune autre écriture et dune
encre différente que le reste du registre, ce qui
prouvait quelle avait été ajoutée depuis
lincarcération de Dantès.
Laccusation était trop positive pour essayer
de la combattre. Linspecteur écrivit donc audessous
de laccolade :
311
« Rien à faire. »
Cette visite avait, pour ainsi dire, ravivé
Dantès depuis quil était entré en prison, il avait
oublié de compter les jours, mais linspecteur lui
avait donné une nouvelle date et Dantès ne lavait
pas oubliée. Derrière lui, il écrivit sur le mur,
avec un morceau de plâtre détaché de son
plafond, 30 juillet 1816, et, à partir de ce
moment, il fit un cran chaque jour pour que la
mesure du temps ne lui échappât plus.
Les jours sécoulèrent, puis les semaines, puis
les mois : Dantès attendait toujours, il avait
commencé par fixer à sa liberté un terme de
quinze jours. En mettant à suivre son affaire la
moitié de lintérêt quil avait paru éprouver,
linspecteur devait avoir assez de quinze jours.
Ces quinze jours écoulés, il se dit quil était
absurde à lui de croire que linspecteur se serait
occupé de lui avant son retour à Paris ; or, son
retour à Paris ne pouvait avoir lieu que lorsque sa
tournée serait finie, et sa tournée pouvait durer un
mois ou deux ; il se donna donc trois mois au lieu
de quinze jours. Les trois mois écoulés, un autre
312
raisonnement vint à son aide, qui fit quil
saccorda six mois, mais ces six mois écoulés, en
mettant les jours au bout les uns des autres, il se
trouvait quil avait attendu dix mois et demi.
Pendant ces dix mois, rien navait été changé au
régime de sa prison ; aucune nouvelle consolante
ne lui était parvenue ; le geôlier interrogé était
muet, comme dhabitude. Dantès commença à
douter de ses sens, à croire que ce quil prenait
pour un souvenir de sa mémoire nétait rien autre
chose quune hallucination de son cerveau, et que
cet ange consolateur qui était apparu dans sa
prison y était descendu sur laile dun rêve.
Au bout dun an, le gouverneur fut changé, il
avait obtenu la direction du fort de Ham ; il
emmena avec lui plusieurs de ses subordonnés et,
entre autres, le geôlier de Dantès. Un nouveau
gouverneur arriva ; il eût été trop long pour lui
dapprendre les noms de ses prisonniers, il se fit
représenter seulement leurs numéros. Cet horrible
hôtel garni se composait de cinquante chambres ;
leurs habitants furent appelés du numéro de la
chambre quils occupaient, et le malheureux
jeune homme cessa de sappeler de son prénom
313
dEdmond ou de son nom de Dantès, il sappela
le n° 34.
314
15
Le numéro 34 et le numéro 27
Dantès passa tous les degrés du malheur que
subissent les prisonniers oubliés dans une prison.
Il commença par lorgueil, qui est une suite de
lespoir et une conscience de linnocence ; puis il
en vint à douter de son innocence, ce qui ne
justifiait pas mal les idées du gouverneur sur
laliénation mentale ; enfin il tomba du haut de
son orgueil, il pria, non pas encore Dieu, mais les
hommes ; Dieu est le dernier recours. Le
malheureux, qui devrait commencer par le
Seigneur, nen arrive à espérer en lui quaprès
avoir épuisé toutes les autres espérances.
Dantès pria donc quon voulût bien le tirer de
son cachot pour le mettre dans un autre, fût-il
plus noir et plus profond. Un changement, même
désavantageux, était toujours un changement, et
315
procurerait à Dantès une distraction de quelques
jours. Il pria quon lui accordât la promenade,
lair, des livres, des instruments. Rien de tout cela
ne lui fut accordé ; mais nimporte, il demandait
toujours. Il sétait habitué à parler à son nouveau
geôlier, quoiquil fût encore, sil était possible,
plus muet que lancien ; mais parler à un homme,
même à un muet, était encore un plaisir. Dantès
parlait pour entendre le son de sa propre voix : il
avait essayé de parler lorsquil était seul, mais
alors il se faisait peur.
Souvent, du temps quil était en liberté, Dantès
sétait fait un épouvantail de ces chambrées de
prisonniers, composées de vagabonds, de bandits
et dassassins, dont la joie ignoble met en
commun des orgies inintelligibles et des amitiés
effrayantes. Il en vint à souhaiter dêtre jeté dans
quelquun de ces bouges, afin de voir dautres
visages que celui de ce geôlier impassible qui ne
voulait point parler ; il regrettait le bagne avec
son costume infamant, sa chaîne au pied, sa
flétrissure sur lépaule. Au moins, les galériens
étaient dans la société de leurs semblables, ils
respiraient lair, ils voyaient le ciel ; les galériens
316
étaient bien heureux.
Il supplia un jour le geôlier de demander pour
lui un compagnon, quel quil fût, ce compagnon
dût-il être cet abbé fou dont il avait entendu
parler. Sous lécorce du geôlier, si rude quelle
soit, il reste toujours un peu de lhomme. Celui-ci
avait souvent, du fond du coeur, et quoique son
visage nen eût rien dit, plaint ce malheureux
jeune homme, à qui la captivité était si dure ; il
transmit la demande du numéro 34 au
gouverneur ; mais celui-ci, prudent comme sil
eût été un homme politique, se figura que Dantès
voulait ameuter les prisonniers, tramer quelque
complot, saider dun ami dans quelque tentative
dévasion, et il refusa.
Dantès avait épuisé le cercle des ressources
humaines. Comme nous avons dit que cela devait
arriver, il se tourna alors vers Dieu.
Toutes les idées pieuses éparses dans le
monde, et que glanent les malheureux courbés
par la destinée, vinrent alors rafraîchir son esprit ;
il se rappela les prières que lui avait apprises sa
mère, et leur trouva un sens jadis ignoré de lui ;
317
car, pour lhomme heureux, la prière demeure un
assemblage monotone et vide de sens, jusquau
jour où la douleur vient expliquer à linfortuné ce
langage sublime à laide duquel il parle à Dieu.
Il pria donc, non pas avec ferveur, mais avec
rage. En priant tout haut, il ne seffrayait plus de
ses paroles ; alors il tombait dans des espèces
dextases ; il voyait Dieu éclatant à chaque mot
quil prononçait ; toutes les actions de sa vie
humble et perdue, il les rapportait à la volonté de
ce Dieu puissant, sen faisait des leçons, se
proposait des tâches à accomplir, et, à la fin de
chaque prière, glissait le voeu intéressé que les
hommes trouvent bien plus souvent moyen
dadresser aux hommes quà Dieu : Et
pardonnez-nous nos offenses, comme nous les
pardonnons à ceux qui nous ont offensés.
Malgré ses prières ferventes, Dantès demeura
prisonnier.
Alors son esprit devint sombre, un nuage
sépaissit devant ses yeux. Dantès était un
homme simple et sans éducation ; le passé était
resté pour lui couvert de ce voile sombre que
318
soulève la science. Il ne pouvait, dans la solitude
de son cachot et dans le désert de sa pensée,
reconstruire les âges révolus, ranimer les peuples
éteints, rebâtir les villes antiques, que
limagination grandit et poétise, et qui passent
devant les yeux, gigantesques et éclairées par le
feu du ciel, comme les tableaux babyloniens de
Martinn ; lui navait que son passé si court, son
présent si sombre, son avenir si douteux : dixneuf
ans de lumière à méditer peut-être dans une
éternelle nuit ! Aucune distraction ne pouvait
donc lui venir en aide : son esprit énergique, et
qui neût pas mieux aimé que de prendre son vol
à travers les âges, était forcé de rester prisonnier
comme un aigle dans une cage. Il se cramponnait
alors à une idée, à celle de son bonheur détruit
sans cause apparente et par une fatalité inouïe ; il
sacharnait sur cette idée, la tournant, la
retournant sur toutes les faces, et la dévorant pour
ainsi dire à belles dents, comme dans lenfer de
Dante limpitoyable Ugolin dévore le crâne de
larchevêque Roger. Dantès navait eu quune foi
passagère, basée sur la puissance ; il la perdit
comme dautres la perdent après le succès.
319
Seulement, il navait pas profité.
La rage succéda à lascétisme. Edmond lançait
des blasphèmes qui faisaient reculer dhorreur le
geôlier ; il brisait son corps contre les murs de sa
prison ; il sen prenait avec fureur à tout ce qui
lentourait, et surtout à lui-même, de la moindre
contrariété que lui faisait éprouver un grain de
sable, un fétu de paille, un souffle dair. Alors
cette lettre dénonciatrice quil avait vue, que lui
avait montrée Villefort, quil avait touchée, lui
revenait à lesprit, chaque ligne flamboyait sur la
muraille comme le Mane, Thecel, Pharès de
Balthazar. Il se disait que cétait la haine des
hommes et non la vengeance de Dieu qui lavait
plongé dans labîme où il était ; il vouait ces
hommes inconnus à tous les supplices dont son
ardente imagination lui fournissait lidée, et il
trouvait encore que les plus terribles étaient trop
doux et surtout trop courts pour eux ; car après le
supplice venait la mort ; et dans la mort était,
sinon le repos, du moins linsensibilité qui lui
ressemble.
À force de se dire à lui-même, à propos de ses
320
ennemis, que le calme était la mort, et quà celui
qui veut punir cruellement il faut dautres
moyens que la mort, il tomba dans limmobilité
morne des idées de suicide ; malheur à celui qui,
sur la pente du malheur, sarrête à ces sombres
idées ! Cest une de ces mers mortes qui
sétendent comme lazur des flots purs, mais dans
lesquelles le nageur sent de plus en plus sengluer
ses pieds dans une vase bitumineuse qui lattire à
elle, laspire, lengloutit. Une fois pris ainsi, si le
secours divin ne vient point à son aide, tout est
fini, et chaque effort quil tente lenfonce plus
avant dans la mort.
Cependant cet état dagonie morale est moins
terrible que la souffrance qui la précédé et que le
châtiment qui le suivra peut-être ; cest une
espèce de consolation vertigineuse qui vous
montre le gouffre béant, mais au fond du gouffre
le néant. Arrivé là, Edmond trouva quelque
consolation dans cette idée ; toutes ses douleurs,
toutes ses souffrances, ce cortège de spectres
quelles traînaient à leur suite, parurent senvoler
de ce coin de sa prison où lange de la mort
pouvait poser son pied silencieux. Dantès regarda
321
avec calme sa vie passée, avec terreur sa vie
future, et choisit ce point milieu qui lui paraissait
être un lieu dasile.
« Quelquefois, se disait-il alors, dans mes
courses lointaines, quand jétais encore un
homme, et quand cet homme, libre et puissant,
jetait à dautres hommes des commandements qui
étaient exécutés, jai vu le ciel se couvrir, la mer
frémir et gronder, lorage naître dans un coin du
ciel, et comme un aigle gigantesque battre les
deux horizons de ses deux ailes ; alors je sentais
que mon vaisseau nétait plus quun refuge
impuissant, car mon vaisseau, léger comme une
plume à la main dun géant, tremblait et
frissonnait lui-même. Bientôt, au bruit effroyable
des lames, laspect des rochers tranchants
mannonçait la mort, et la mort mépouvantait ; je
faisais tous mes efforts pour y échapper, et je
réunissais toutes les forces de lhomme et toute
lintelligence du marin pour lutter avec Dieu !...
Cest que jétais heureux alors, cest que revenir
à la vie, cétait revenir au bonheur ; cest que
cette mort, je ne lavais pas appelée, je ne lavais
pas choisie ; cest que le sommeil enfin me
322
paraissait dur sur ce lit dalgues et de cailloux ;
cest que je mindignais, moi qui me croyais une
créature faite à limage de Dieu de servir, après
ma mort, de pâture aux goélands et aux vautours.
Mais aujourdhui cest autre chose : jai perdu
tout ce qui pouvait me faire aimer la vie,
aujourdhui la mort me sourit comme une
nourrice à lenfant quelle va bercer ; mais
aujourdhui je meurs à ma guise, et je mendors
las et brisé, comme je mendormais après un de
ces soirs de désespoir et de rage pendant lesquels
javais compté trois mille tours dans ma chambre,
cest-à-dire trente mille pas, cest-à-dire à peu
près dix lieues. »
Dès que cette pensée eut germé dans lesprit
du jeune homme, il devint plus doux, plus
souriant ; il sarrangea mieux de son lit dur et de
son pain noir, mangea moins, ne dormit plus, et
trouva à peu près supportable ce reste dexistence
quil était sûr de laisser là quand il voudrait,
comme on laisse un vêtement usé.
Il y avait deux moyens de mourir : lun était
simple, il sagissait dattacher son mouchoir à un
323
barreau de la fenêtre et de se pendre ; lautre
consistait à faire semblant de manger et à se
laisser mourir de faim. Le premier répugna fort à
Dantès. Il avait été élevé dans lhorreur des
pirates, gens que lon pend aux vergues des
bâtiments ; la pendaison était donc pour lui une
espèce de supplice infamant quil ne voulait pas
sappliquer à lui-même ; il adopta donc le
deuxième, et en commença lexécution le jour
même.
Près de quatre années sétaient écoulées dans
les alternatives que nous avons racontées. À la fin
de la deuxième, Dantès avait cessé de compter les
jours et était retombé dans cette ignorance du
temps dont autrefois lavait tiré linspecteur.
Dantès avait dit : « Je veux mourir » et sétait
choisi son genre de mort ; alors il lavait bien
envisagé, et de peur de revenir sur sa décision, il
sétait fait serment à lui-même de mourir ainsi.
Quand on me servira mon repas du matin et mon
repas du soir, avait-il pensé, je jetterai les
aliments par la fenêtre et jaurai lair de les avoir
mangés.
324
Il le fit comme il sétait promis de le faire.
Deux fois le jour, par la petite ouverture grillée
qui ne lui laissait apercevoir que le ciel, il jetait
ses vivres, dabord gaiement, puis avec réflexion,
puis avec regret ; il lui fallut le souvenir du
serment quil sétait fait pour avoir la force de
poursuivre ce terrible dessein. Ces aliments, qui
lui répugnaient autrefois, la faim, aux dents
aiguës, les lui faisait paraître appétissants à loeil
et exquis à lodorat ; quelquefois, il tenait
pendant une heure à sa main le plat qui le
contenait, loeil fixé sur ce morceau de viande
pourrie ou sur ce poisson infect, et sur ce pain
noir et moisi. Cétaient les derniers instincts de la
vie qui luttaient encore en lui et qui de temps en
temps terrassaient sa résolution. Alors son cachot
ne lui paraissait plus aussi sombre, son état lui
semblait moins désespéré ; il était jeune encore ;
il devait avoir vingt-cinq ou vingt-six ans, il lui
restait cinquante ans à vivre à peu près, cest-àdire
deux fois ce quil avait vécu. Pendant ce laps
de temps immense, que dévénements pouvaient
forcer les portes, renverser les murailles du
château dIf et le rendre à la liberté ! Alors, il
325
approchait ses dents du repas que, Tantale
volontaire, il éloignait lui-même de sa bouche ;
mais alors le souvenir de son serment lui revenait
à lesprit, et cette généreuse nature avait trop peur
de se mépriser soi-même pour manquer à son
serment. Il usa donc, rigoureux et impitoyable, le
peu dexistence qui lui restait, et un jour vint où il
neut plus la force de se lever pour jeter par la
lucarne le souper quon lui apportait.
Le lendemain il ne voyait plus, il entendait à
peine.
Le geôlier croyait à une maladie grave ;
Edmond espérait dans une mort prochaine.
La journée sécoula ainsi : Edmond sentait un
vague engourdissement, qui ne manquait pas
dun certain bien-être, le gagner. Les tiraillements
nerveux de son estomac sétaient assoupis ; les
ardeurs de sa soif sétaient calmées ; lorsquil
fermait les yeux, il voyait une foule de lueurs
brillantes pareilles à ces feux follets qui courent
la nuit sur les terrains fangeux : cétait le
crépuscule de ce pays inconnu quon appelle la
mort. Tout à coup le soir, vers neuf heures, il
326
entendit un bruit sourd à la paroi du mur contre
lequel il était couché.
Tant danimaux immondes étaient venus faire
leur bruit dans cette prison que, peu à peu,
Edmond avait habitué son sommeil à ne pas se
troubler de si peu de chose ; mais cette fois, soit
que ses sens fussent exaltés par labstinence, soit
que réellement le bruit fût plus fort que de
coutume, soit que dans ce moment suprême tout
acquît de limportance, Edmond souleva sa tête
pour mieux entendre.
Cétait un grattement égal qui semblait
accuser, soit une griffe énorme, soit une dent
puissante, soit enfin la pression dun instrument
quelconque sur des pierres.
Bien quaffaibli, le cerveau du jeune homme
fut frappé par cette idée banale constamment
présente à lesprit des prisonniers : la liberté. Ce
bruit arrivait si juste au moment où tout bruit
allait cesser pour lui, quil lui semblait que Dieu
se montrait enfin pitoyable à ses souffrances et
lui envoyait ce bruit pour lavertir de sarrêter au
bord de la tombe où chancelait déjà son pied. Qui
327
pouvait savoir si un de ses amis, un de ces êtres
bien-aimés auxquels il avait songé si souvent
quil y avait usé sa pensée, ne soccupait pas de
lui en ce moment et ne cherchait pas à rapprocher
la distance qui les séparait ?
Mais non, sans doute Edmond se trompait, et
cétait un de ces rêves qui flottent à la porte de la
mort.
Cependant, Edmond écoutait toujours ce bruit.
Ce bruit dura trois heures à peu près, puis
Edmond entendit une sorte de croulement, après
quoi le bruit cessa.
Quelques heures après, il reprit plus fort et
plus rapproché. Déjà Edmond sintéressait à ce
travail qui lui faisait société ; tout à coup le
geôlier entra.
Depuis huit jours à peu près quil avait résolu
de mourir, quatre jours quil avait commencé de
mettre ce projet à exécution, Edmond navait
point adressé la parole à cet homme, ne lui
répondant pas quand il lui avait parlé pour lui
demander de quelle maladie il croyait être atteint,
et se retournant du côté du mur quand il en était
328
regardé trop attentivement. Mais aujourdhui, le
geôlier pouvait entendre ce bruissement sourd,
sen alarmer, y mettre fin, et déranger ainsi peutêtre
ce je ne sais quoi despérance, dont lidée
seule charmait les derniers moments de Dantès.
Le geôlier apportait à déjeuner.
Dantès se souleva sur son lit, et, enflant sa
voix, se mit à parler sur tous les sujets possibles,
sur la mauvaise qualité des vivres quil apportait,
sur le froid dont on souffrait dans ce cachot,
murmurant et grondant pour avoir le droit de crier
plus fort, et lassant la patience du geôlier, qui
justement ce jour-là avait sollicité pour le
prisonnier malade un bouillon et du pain frais, et
qui lui apportait ce bouillon et ce pain.
Heureusement, il crut que Dantès avait le
délire ; il posa les vivres sur la mauvaise table
boiteuse sur laquelle il avait lhabitude de les
poser, et se retira.
Libre alors, Edmond se remit à écouter avec
joie.
Le bruit devenait si distinct que, maintenant, le
329
jeune homme lentendait sans efforts.
« Plus de doute, se dit-il à lui-même, puisque
ce bruit continue, malgré le jour, cest quelque
malheureux prisonnier comme moi qui travaille à
sa délivrance. Oh ! si jétais près de lui, comme je
laiderais ! »
Puis, tout à coup, un nuage sombre passa sur
cette aurore despérance dans ce cerveau habitué
au malheur et qui ne pouvait se reprendre que
difficilement aux joies humaines ; cette idée
surgit aussitôt, que ce bruit avait pour cause le
travail de quelques ouvriers que le gouverneur
employait aux réparations dune chambre voisine.
Il était facile de sen assurer ; mais comment
risquer une question ? Certes, il était tout simple
dattendre larrivée du geôlier, de lui faire écouter
ce bruit, et de voir la mine quil ferait en
lécoutant ; mais se donner une pareille
satisfaction, nétait-ce pas trahir des intérêts bien
précieux pour une satisfaction bien courte ?
Malheureusement, la tête dEdmond, cloche vide,
était assourdie par le bourdonnement dune idée ;
il était si faible que son esprit flottait comme une
330
vapeur, et ne pouvait se condenser autour dune
pensée. Edmond ne vit quun moyen de rendre la
netteté à sa réflexion et la lucidité à son
jugement ; il tourna les yeux vers le bouillon
fumant encore que le geôlier venait de déposer
sur la table, se leva, alla en chancelant jusquà
lui, prit la tasse, la porta à ses lèvres, et avala le
breuvage quelle contenait avec une indicible
sensation de bien-être.
Alors il eut le courage den rester là : il avait
entendu dire que de malheureux naufragés
recueillis, exténués par la faim, étaient morts
pour avoir gloutonnement dévoré une nourriture
trop substantielle. Edmond posa sur la table le
pain quil tenait déjà presque à portée de sa
bouche, et alla se recoucher. Edmond ne voulait
plus mourir.
Bientôt, il sentit que le jour rentrait dans son
cerveau ; toutes ses idées, vagues et presque
insaisissables, reprenaient leur place dans cet
échiquier merveilleux, où une case de plus peutêtre
suffit pour établir la supériorité de lhomme
sur les animaux. Il put penser et fortifier sa
331
pensée avec le raisonnement.
Alors il se dit :
« Il faut tenter lépreuve, mais sans
compromettre personne. Si le travailleur est un
ouvrier ordinaire, je nai quà frapper contre mon
mur, aussitôt il cessera sa besogne pour tâcher de
deviner quel est celui qui frappe et dans quel but
il frappe. Mais comme son travail sera non
seulement licite, mais encore commandé, il
reprendra bientôt son travail. Si au contraire cest
un prisonnier, le bruit que je ferai leffrayera ; il
craindra dêtre découvert ; il cessera son travail et
ne le reprendra que ce soir, quand il croira tout le
monde couché et endormi. »
Aussitôt, Edmond se leva de nouveau. Cette
fois, ses jambes ne vacillaient plus et ses yeux
étaient sans éblouissements. Il alla vers un angle
de sa prison, détacha une pierre minée par
lhumidité, et revint frapper le mur à lendroit
même où le retentissement était le plus sensible.
Il frappa trois coups.
Dès le premier, le bruit avait cessé, comme par
332
enchantement.
Edmond écouta de toute son âme. Une heure
sécoula, deux heures sécoulèrent, aucun bruit
nouveau ne se fit entendre ; Edmond avait fait
naître de lautre côté de la muraille un silence
absolu.
Plein despoir, Edmond mangea quelques
bouchées de son pain, avala quelques gorgées
deau, et, grâce à la constitution puissante dont la
nature lavait doué, se retrouva à peu près comme
auparavant.
La journée sécoula, le silence durait toujours.
La nuit vint sans que le bruit eût recommencé.
« Cest un prisonnier », se dit Edmond avec
une indicible joie.
Dès lors sa tête sembrasa, la vie lui revint
violente à force dêtre active.
La nuit se passa sans que le moindre bruit se
fît entendre.
Edmond ne ferma pas les yeux de cette nuit.
Le jour revint ; le geôlier rentra apportant les
333
provisions. Edmond avait déjà dévoré les
anciennes ; il dévora les nouvelles, écoutant sans
cesse ce bruit qui ne revenait pas, tremblant quil
eût cessé pour toujours, faisant dix ou douze
lieues dans son cachot, ébranlant pendant des
heures entières les barreaux de fer de son
soupirail, rendant lélasticité et la vigueur à ses
membres par un exercice désappris depuis
longtemps, se disposant enfin à reprendre corps à
corps sa destinée à venir, comme fait, en étendant
ses bras, et en frottant son corps dhuile, le lutteur
qui va entrer dans larène. Puis, dans les
intervalles de cette activité fiévreuse il écoutait si
le bruit ne revenait pas, simpatientant de la
prudence de ce prisonnier qui ne devinait point
quil avait été distrait dans son oeuvre de liberté
par un autre prisonnier, qui avait au moins aussi
grande hâte dêtre libre que lui.
Trois jours sécoulèrent, soixante-douze
mortelles heures comptées minute par minute !
Enfin un soir, comme le geôlier venait de faire
sa dernière visite, comme pour la centième fois
Dantès collait son oreille à la muraille, il lui
334
sembla quun ébranlement imperceptible
répondait sourdement dans sa tête, mise en
rapport avec les pierres silencieuses.
Dantès se recula pour bien rasseoir son
cerveau ébranlé, fit quelques tours dans la
chambre, et replaça son oreille au même endroit.
Il ny avait plus de doute, il se faisait quelque
chose de lautre côté ; le prisonnier avait reconnu
le danger de sa manoeuvre et en avait adopté
quelque autre, et, sans doute pour continuer son
oeuvre avec plus de sécurité, il avait substitué le
levier au ciseau.
Enhardi par cette découverte, Edmond résolut
de venir en aide à linfatigable travailleur. Il
commença par déplacer son lit, derrière lequel il
lui semblait que loeuvre de délivrance
saccomplissait, et chercha des yeux un objet
avec lequel il pût entamer la muraille, faire
tomber le ciment humide, desceller une pierre
enfin.
Rien ne se présenta à sa vue. Il navait ni
couteau ni instrument tranchant ; du fer à ses
barreaux seulement, et il sétait assuré si souvent
335
que ses barreaux étaient bien scellés, que ce
nétait plus même la peine dessayer à les
ébranler.
Pour tout ameublement, un lit, une chaise, une
table, un seau, une cruche.
À ce lit il y avait bien des tenons de fer, mais
ces tenons étaient scellés au bois par des vis. Il
eût fallu un tournevis pour tirer ces vis et arracher
ces tenons.
À la table et à la chaise, rien ; au seau, il y
avait eu autrefois une anse, mais cette anse avait
été enlevée.
Il ny avait plus, pour Dantès, quune
ressource, cétait de briser sa cruche et, avec un
des morceaux de grès taillés en angle, de se
mettre à la besogne.
Il laissa tomber la cruche sur un pavé, et la
cruche vola en éclats.
Dantès choisit deux ou trois éclats aigus, les
cacha dans sa paillasse, et laissa les autres épars
sur la terre. La rupture de sa cruche était un
accident trop naturel pour que lon sen inquiétât.
336
Edmond avait toute la nuit pour travailler ;
mais dans lobscurité, la besogne allait mal, car il
lui fallait travailler à tâtons, et il sentit bientôt
quil émoussait linstrument informe contre un
grès plus dur. Il repoussa donc son lit et attendit
le jour. Avec lespoir, la patience lui était
revenue.
Toute la nuit il écouta et entendit le mineur
inconnu qui continuait son oeuvre souterraine.
Le jour vint, le geôlier entra. Dantès lui dit
quen buvant la veille à même la cruche, elle
avait échappé à sa main et sétait brisée en
tombant. Le geôlier alla en grommelant chercher
une cruche neuve, sans même prendre la peine
demporter les morceaux de la vieille.
Il revint un instant après, recommanda plus
dadresse au prisonnier et sortit.
Dantès écouta avec une joie indicible le
grincement de la serrure qui, chaque fois quelle
se refermait jadis, lui serrait le coeur. Il écouta
séloigner le bruit des pas, puis, quand ce bruit se
fut éteint, il bondit vers sa couchette quil
déplaça, et, à la lueur du faible rayon de jour qui
337
pénétrait dans son cachot, put voir la besogne
inutile quil avait faite la nuit précédente, en
sadressant au corps de la pierre au lieu de
sadresser au plâtre qui entourait ses extrémités.
Lhumidité avait rendu ce plâtre friable.
Dantès vit avec un battement de coeur joyeux
que ce plâtre se détachait par fragments ; ces
fragments étaient presque des atomes, cest vrai ;
mais au bout dune demi-heure, cependant,
Dantès en avait détaché une poignée à peu près.
Un mathématicien eût pu calculer quavec deux
années à peu près de ce travail, en supposant
quon ne rencontrât point le roc, on pouvait se
creuser un passage de deux pieds carrés et de
vingt pieds de profondeur.
Le prisonnier se reprocha alors de ne pas avoir
employé à ce travail ces longues heures
successivement écoulées, toujours plus lentes, et
quil avait perdues dans lespérance, dans la
prière et dans le désespoir.
Depuis six ans à peu près quil était enfermé
dans ce cachot, quel travail, si lent quil fût,
neût-il pas achevé !
338
Et cette idée lui donna une nouvelle ardeur.
En trois jours, il parvint, avec des précautions
inouïes, à enlever tout le ciment et à mettre à nu
la pierre : la muraille était faite de moellons au
milieu desquels, pour ajouter à la solidité, avait
pris place de temps en temps, une pierre de taille.
Cétait une de ces pierres de taille quil avait
presque déchaussée, et quil sagissait maintenant
débranler dans son alvéole.
Dantès essaya avec ses ongles, mais ses ongles
étaient insuffisants pour cela.
Les morceaux de la cruche introduits dans les
intervalles se brisaient lorsque Dantès voulait
sen servir en manière de levier.
Après une heure de tentatives inutiles, Dantès
se releva, la sueur et langoisse sur le front.
Allait-il donc être arrêté ainsi dès le début, et
lui faudrait-il attendre, inerte et inutile, que son
voisin, qui de son côté se lasserait peut-être, eût
tout fait !
Alors une idée lui passa par lesprit ; il
demeura debout et souriant ; son front humide de
339
sueur se sécha tout seul.
Le geôlier apportait tous les jours la soupe de
Dantès dans une casserole de fer-blanc. Cette
casserole contenait sa soupe et celle dun second
prisonnier, car Dantès avait remarqué que cette
casserole était ou entièrement pleine, ou à moitié
vide, selon que le porte-clefs commençait la
distribution des vivres par lui ou par son
compagnon.
Cette casserole avait un manche de fer ; cétait
ce manche de fer quambitionnait Dantès et quil
eût payé, si on les lui avait demandées en
échange de dix années de sa vie.
Le geôlier versait le contenu de cette casserole
dans lassiette de Dantès. Après avoir mangé sa
soupe avec une cuiller de bois, Dantès lavait cette
assiette qui servait ainsi chaque jour.
Le soir Dantès posa son assiette à terre, à michemin
de la porte à la table ; le geôlier en
entrant mit le pied sur lassiette et la brisa en
mille morceaux.
Cette fois, il ny avait rien à dire contre
340
Dantès : il avait eu le tort de laisser son assiette à
terre, cest vrai, mais le geôlier avait eu celui de
ne pas regarder à ses pieds.
Le geôlier se contenta donc de grommeler.
Puis il regarda autour de lui dans quoi il
pouvait verser la soupe ; le mobilier de Dantès se
bornait à cette seule assiette, il ny avait pas de
choix.
« Laissez la casserole, dit Dantès, vous la
reprendrez en mapportant demain mon
déjeuner. »
Ce conseil flattait la paresse du geôlier, qui
navait pas besoin ainsi de remonter, de
redescendre et de remonter encore.
Il laissa la casserole.
Dantès frémit de joie.
Cette fois, il mangea vivement la soupe et la
viande que, selon lhabitude des prisons, on
mettait avec la soupe. Puis, après avoir attendu
une heure, pour être certain que le geôlier ne se
raviserait point, il dérangea son lit, prit sa
casserole, introduisit le bout du manche entre la
341
pierre de taille dénuée de son ciment et les
moellons voisins, et commença de faire le levier.
Une légère oscillation prouva à Dantès que la
besogne venait à bien.
En effet, au bout dune heure, la pierre était
tirée du mur, où elle faisait une excavation de
plus dun pied et demi de diamètre.
Dantès ramassa avec soin tout le plâtre, le
porta dans les angles de sa prison, gratta la terre
grisâtre avec un des fragments de sa cruche et
recouvrit le plâtre de terre.
Puis, voulant mettre à profit cette nuit où le
hasard, ou plutôt la savante combinaison quil
avait imaginée, avait remis entre ses mains un
instrument si précieux, il continua de creuser
avec acharnement.
À laube du jour, il replaça la pierre dans son
trou, repoussa son lit contre la muraille et se
coucha.
Le déjeuner consistait en un morceau de pain ;
le geôlier entra et posa ce morceau de pain sur la
table.
342
« Eh bien, vous ne mapportez pas une autre
assiette ? demanda Dantès.
Non, dit le porte-clefs ; vous êtes un brisetout,
vous avez détruit votre cruche, et vous êtes
cause que jai cassé votre assiette ; si tous les
prisonniers faisaient autant de dégâts, le
gouvernement ny pourrait pas tenir. On vous
laisse la casserole, on vous versera votre soupe
dedans ; de cette façon, vous ne casserez pas
votre ménage, peut-être. »
Dantès leva les yeux au ciel et joignit ses
mains sous sa couverture.
Ce morceau de fer qui lui restait faisait naître
dans son coeur un élan de reconnaissance plus vif
vers le ciel que ne lui avaient jamais causé, dans
sa vie passée, les plus grands biens qui lui étaient
survenus.
Seulement, il avait remarqué que, depuis quil
avait commencé à travailler, lui, le prisonnier ne
travaillait plus.
Nimporte, ce nétait pas une raison pour
cesser sa tâche ; si son voisin ne venait pas à lui,
343
cétait lui qui irait à son voisin.
Toute la journée il travailla sans relâche ; le
soir, il avait, grâce à son nouvel instrument, tiré
de la muraille plus de dix poignées de débris de
moellons, de plâtre et de ciment.
Lorsque lheure de la visite arriva, il redressa
de son mieux le manche tordu de sa casserole et
remit le récipient à sa place accoutumée. Le
porte-clefs y versa la ration ordinaire de soupe et
de viande, ou plutôt de soupe et de poisson, car
ce jour-là était un jour maigre, et trois fois par
semaine on faisait faire maigre aux prisonniers.
Çeût été encore un moyen de calculer le temps,
si depuis longtemps Dantès navait pas
abandonné ce calcul.
Puis, la soupe versée, le porte-clefs se retira.
Cette fois, Dantès voulut sassurer si son
voisin avait bien réellement cessé de travailler.
Il écouta.
Tout était silencieux comme pendant ces trois
jours où les travaux avaient été interrompus.
Dantès soupira ; il était évident que son voisin
344
se défiait de lui.
Cependant, il ne se découragea point et
continua de travailler toute la nuit ; mais après
deux ou trois heures de labeur, il rencontra un
obstacle. Le fer ne mordait plus et glissait sur une
surface plane.
Dantès toucha lobstacle avec ses mains et
reconnut quil avait atteint une poutre.
Cette poutre traversait ou plutôt barrait
entièrement le trou quavait commencé Dantès.
Maintenant, il fallait creuser dessus ou
dessous.
Le malheureux jeune homme navait point
songé à cet obstacle.
« Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! sécria-t-il, je
vous avais cependant tant prié, que jespérais que
vous maviez entendu. Mon Dieu ! après mavoir
ôté la liberté de la vie, mon Dieu ! après mavoir
ôté le calme de la mort, mon Dieu ! qui mavez
rappelé à lexistence, mon Dieu ! ayez pitié de
moi, ne me laissez pas mourir dans le désespoir !
Qui parle de Dieu et de désespoir en même
345
temps ? » articula une voix qui semblait venir de
dessous terre et qui, assourdie par lopacité,
parvenait au jeune homme avec un accent
sépulcral.
Edmond sentit se dresser ses cheveux sur sa
tête, et il recula sur ses genoux.
« Ah ! murmura-t-il, jentends parler un
homme. »
Il y avait quatre ou cinq ans quEdmond
navait entendu parler que son geôlier, et pour le
prisonnier le geôlier nest pas un homme : cest
une porte vivante ajoutée à sa porte de chêne ;
cest un barreau de chair ajouté à ses barreaux de
fer.
« Au nom du Ciel ! sécria Dantès, vous qui
avez parlé, parlez encore, quoique votre voix
mait épouvanté ; qui êtes-vous ?
Qui êtes-vous vous-même ? demanda la
voix.
Un malheureux prisonnier, reprit Dantès qui
ne faisait, lui, aucune difficulté de répondre.
De quel pays ?
346
Français.
Votre nom ?
Edmond Dantès.
Votre profession ?
Marin.
Depuis combien de temps êtes-vous ici ?
Depuis le 28 février 1815.
Votre crime ?
Je suis innocent.
Mais de quoi vous accuse-t-on ?
Davoir conspiré pour le retour de
lEmpereur.
Comment ! pour le retour de lEmpereur !
lEmpereur nest donc plus sur le trône ?
Il a abdiqué à Fontainebleau en 1814 et a été
relégué à lîle dElbe. Mais vous-même, depuis
quel temps êtes-vous donc ici, que vous ignorez
tout cela ?
Depuis 1811. »
Dantès frissonna ; cet homme avait quatre ans
347
de prison de plus que lui.
« Cest bien, ne creusez plus, dit la voix en
parlant fort vite ; seulement dites-moi à quelle
hauteur se trouve lexcavation que vous avez
faite ?
Au ras de la terre.
Comment est-elle cachée ?
Derrière mon lit.
A-t-on dérangé votre lit depuis que vous êtes
en prison ?
Jamais.
Sur quoi donne votre chambre ?
Sur un corridor.
Et le corridor ?
Aboutit à la cour.
Hélas ! murmura la voix.
Oh ! mon Dieu ! quy a-t-il donc ? sécria
Dantès.
Il y a que je me suis trompé, que
limperfection de mes dessins ma abusé, que le
348
défaut dun compas ma perdu, quune ligne
derreur sur mon plan a équivalu à quinze pieds
en réalité, et que jai pris le mur que vous creusez
pour celui de la citadelle !
Mais alors vous aboutissiez à la mer ?
Cétait ce que je voulais.
Et si vous aviez réussi !
Je me jetais à la nage, je gagnais une des îles
qui environnent le château dIf, soit lîle de
Daume, soit lîle de Tiboulen, soit même la côte,
et alors jétais sauvé.
Auriez-vous donc pu nager jusque-là ?
Dieu meût donné la force ; et maintenant
tout est perdu.
Tout ?
Oui. Rebouchez votre trou avec précaution,
ne travaillez plus, ne vous occupez de rien, et
attendez de mes nouvelles.
Qui êtes-vous au moins... dites-moi qui vous
êtes ?
Je suis... je suis... le n° 27.
349
Vous défiez-vous donc de moi ? » demanda
Dantès.
Edmond crut entendre comme un rire amer
percer la voûte et monter jusquà lui.
« Oh ! je suis bon chrétien, sécria-t-il,
devinant instinctivement que cet homme songeait
à labandonner ; je vous jure sur le Christ que je
me ferai tuer plutôt que de laisser entrevoir à vos
bourreaux et aux miens lombre de la vérité ;
mais, au nom du Ciel, ne me privez pas de votre
présence, ne me privez pas de votre voix, ou, je
vous le jure, car je suis au bout de ma force, je
me brise la tête contre la muraille, et vous aurez
ma mort à vous reprocher.
Quel âge avez-vous ? votre voix semble être
celle dun jeune homme.
Je ne sais pas mon âge, car je nai pas
mesuré le temps depuis que je suis ici. Ce que je
sais, cest que jallais avoir dix-neuf ans lorsque
jai été arrêté, le 18 février 1815.
Pas tout à fait vingt-six ans, murmura la
voix. Allons, à cet âge on nest pas encore un
350
traître.
Oh ! non ! non ! je vous le jure, répéta
Dantès. Je vous lai déjà dit et je vous le redis, je
me ferai couper en morceaux plutôt que de vous
trahir.
Vous avez bien fait de me parler ; vous avez
bien fait de me prier, car jallais former un autre
plan et méloigner de vous. Mais votre âge me
rassure, je vous rejoindrai, attendez-moi.
Quand cela ?
Il faut que je calcule nos chances ; laissezmoi
vous donner le signal.
Mais vous ne mabandonnerez pas, vous ne
me laisserez pas seul, vous viendrez à moi, ou
vous me permettrez daller à vous ? Nous fuirons
ensemble, et si nous ne pouvons fuir, nous
parlerons, vous des gens que vous aimez, moi des
gens que jaime. Vous devez aimer quelquun ?
Je suis seul au monde.
Alors vous maimerez, moi : si vous êtes
jeune, je serai votre camarade ; si vous êtes vieux
je serai votre fils. Jai un père qui doit avoir
351
soixante-dix ans, sil vit encore ; je naimais que
lui et une jeune fille quon appelait Mercédès.
Mon père ne ma pas oublié, jen suis sûr ; mais
elle, Dieu sait si elle pense encore à moi. Je vous
aimerai comme jaimais mon père.
Cest bien, dit le prisonnier, à demain. »
Ce peu de paroles furent dites avec un accent
qui convainquit Dantès ; il nen demanda pas
davantage, se releva, prit les mêmes précautions
pour les débris tirés du mur quil avait déjà
prises, et repoussa son lit contre la muraille.
Dès lors, Dantès se laissa aller tout entier à
son bonheur ; il nallait plus être seul
certainement, peut-être même allait-il être libre ;
le pis aller, sil restait prisonnier, était davoir un
compagnon ; or la captivité partagée nest plus
quune demi-captivité. Les plaintes quon met en
commun sont presque des prières ; des prières
quon fait à deux sont presque des actions de
grâces.
Toute la journée, Dantès alla et vint dans son
cachot, le coeur bondissant de joie. De temps en
temps, cette joie létouffait : il sasseyait sur son
352
lit, pressant sa poitrine avec sa main. Au moindre
bruit quil entendait dans le corridor, il bondissait
vers la porte. Une fois ou deux, cette crainte
quon le séparât de cet homme quil ne
connaissait point, et que cependant il aimait déjà
comme un ami, lui passa par le cerveau. Alors il
était décidé : au moment où le geôlier écarterait
son lit, baisserait la tête pour examiner
louverture, il lui briserait la tête avec le pavé sur
lequel était posée sa cruche.
On le condamnerait à mort, il le savait bien ;
mais nallait-il pas mourir dennui et de désespoir
au moment où ce bruit miraculeux lavait rendu à
la vie ?
Le soir le geôlier vint ; Dantès était sur son lit,
de là il lui semblait quil gardait mieux
louverture inachevée. Sans doute il regarda le
visiteur importun dun oeil étrange, car celui-ci lui
dit :
« Voyons, allez-vous redevenir encore fou ? »
Dantès ne répondit rien, il craignait que
lémotion de sa voix ne le trahît.
353
Le geôlier se retira en secouant la tête.
La nuit arrivée, Dantès crut que son voisin
profiterait du silence et de lobscurité pour
renouer la conversation avec lui, mais il se
trompait ; la nuit sécoula sans quaucun bruit
répondît à sa fiévreuse attente. Mais le
lendemain, après la visite du matin, et comme il
venait décarter son lit de la muraille, il entendit
frapper trois coups à intervalles égaux ; il se
précipita à genoux.
« Est-ce vous ? dit-il ; me voilà !
Votre geôlier est-il parti ? demanda la voix.
Oui, répondit Dantès, il ne reviendra que ce
soir, nous avons douze heures de liberté.
Je puis donc agir ? dit la voix.
Oh ! oui, oui, sans retard, à linstant même,
je vous en supplie. »
Aussitôt, la portion de terre sur laquelle
Dantès, à moitié perdu dans louverture, appuyait
ses deux mains sembla céder sous lui ; il se rejeta
en arrière, tandis quune masse de terre et de
pierres détachées se précipitait dans un trou qui
354
venait de souvrir au-dessous de louverture que
lui-même avait faite ; alors, au fond de ce trou
sombre et dont il ne pouvait mesurer la
profondeur, il vit paraître une tête, des épaules et
enfin un homme tout entier qui sortit avec assez
dagilité de lexcavation pratiquée.
355
16
Un savant italien
Dantès prit dans ses bras ce nouvel ami, si
longtemps et si impatiemment attendu, et lattira
vers sa fenêtre, afin que le peu de jour qui
pénétrait dans le cachot léclairât tout entier.
Cétait un personnage de petite taille, aux
cheveux blanchis par la peine plutôt que par
lâge, à loeil pénétrant caché sous dépais
sourcils qui grisonnaient, à la barbe encore noire
et descendant jusque sur sa poitrine : la maigreur
de son visage creusé par des rides profondes, la
ligne hardie de ses traits caractéristiques,
révélaient un homme plus habitué à exercer ses
facultés morales que ses forces physiques. Le
front du nouveau venu était couvert de sueur.
Quand à son vêtement, il était impossible den
distinguer la forme primitive, car il tombait en
356
lambeaux.
Il paraissait avoir soixante-cinq ans au moins,
quoiquune certaine vigueur dans les
mouvements annonçât quil avait moins dannées
peut-être que nen accusait une longue captivité.
Il accueillit avec une sorte de plaisir les
protestations enthousiastes du jeune homme ; son
âme glacée sembla, pour un instant, se réchauffer
et se fondre au contact de cette âme ardente. Il le
remercia de sa cordialité avec une certaine
chaleur, quoique sa déception eût été grande de
trouver un second cachot où il croyait rencontrer
la liberté.
« Voyons dabord, dit-il, sil y a moyen de
faire disparaître aux yeux de vos geôliers les
traces de mon passage. Toute notre tranquillité à
venir est dans leur ignorance de ce qui sest
passé. »
Alors il se pencha vers louverture, prit la
pierre, quil souleva facilement malgré son poids,
et la fit entrer dans le trou.
« Cette pierre a été descellée bien
357
négligemment, dit-il en hochant la tête : vous
navez donc pas doutils ?
Et vous, demanda Dantès avec étonnement,
en avez-vous donc ?
Je men suis fait quelques-uns. Excepté une
lime, jai tout ce quil me faut, ciseau, pince,
levier.
Oh ! je serais curieux de voir ces produits de
votre patience et de votre industrie, dit Dantès.
Tenez, voici dabord un ciseau. »
Et il lui montra une lame forte et aiguë
emmanchée dans un morceau de bois de hêtre.
« Avec quoi avez-vous fait cela ? dit Dantès.
Avec une des fiches de mon lit. Cest avec
cet instrument que je me suis creusé tout le
chemin qui ma conduit jusquici ; cinquante
pieds à peu près.
Cinquante pieds ! sécria Dantès avec une
espèce de terreur.
Parlez plus bas, jeune homme, parlez plus
bas ; souvent il arrive quon écoute aux portes
358
des prisonniers.
On me sait seul.
Nimporte.
Et vous dites que vous avez percé cinquante
pieds pour arriver jusquici ?
Oui, telle est à peu près la distance qui
sépare ma chambre de la vôtre ; seulement jai
mal calculé ma courbe, faute dinstrument de
géométrie pour dresser mon échelle de
proportion ; au lieu de quarante pieds dellipse, il
sen est rencontré cinquante ; je croyais, ainsi que
je vous lai dit, arriver jusquau mur extérieur,
percer ce mur et me jeter à la mer. Jai longé le
corridor, contre lequel donne votre chambre, au
lieu de passer dessous ; tout mon travail est
perdu, car ce corridor donne sur une cour pleine
de gardes.
Cest vrai, dit Dantès ; mais ce corridor ne
longe quune face de ma chambre, et ma chambre
en a quatre.
Oui, sans doute, mais en voici dabord une
dont le rocher fait la muraille ; il faudrait dix
359
années de travail à dix mineurs munis de tous
leurs outils pour percer le rocher ; cette autre doit
être adossée aux fondations de lappartement du
gouverneur ; nous tomberions dans les caves qui
ferment évidemment à la clef et nous serions
pris ; lautre face donne, attendez donc, où donne
lautre face ?
Cette face était celle où était percée la
meurtrière à travers laquelle venait le jour : cette
meurtrière, qui allait toujours en se rétrécissant
jusquau moment où elle donnait entrée au jour,
et par laquelle un enfant naurait certes pas pu
passer, était en outre garnie par trois rangs de
barreaux de fer qui pouvaient rassurer sur la
crainte dune évasion par ce moyen le geôlier le
plus soupçonneux.
Et le nouveau venu, en faisant cette question,
traîna la table au-dessous de la fenêtre.
« Montez sur cette table », dit-il à Dantès.
Dantès obéit, monta sur la table, et, devinant
les intentions de son compagnon, appuya le dos
au mur et lui présenta les deux mains.
360
Celui qui sétait donné le nom du numéro de
sa chambre, et dont Dantès ignorait encore le
véritable nom, monta alors plus lestement que
neût pu le faire présager son âge, avec une
habileté de chat ou de lézard, sur la table dabord,
puis de la table sur les mains de Dantès, puis de
ses mains sur ses épaules ; ainsi courbé en deux,
car la voûte du cachot lempêchait de se
redresser, il glissa sa tête entre le premier rang de
barreaux, et put plonger alors de haut en bas.
Un instant après, il retira vivement la tête.
« Oh ! oh ! dit-il, je men étais douté. »
Et il se laissa glisser le long du corps de
Dantès sur la table, et de la table sauta à terre.
« De quoi vous étiez-vous douté ? » demanda
le jeune homme anxieux, en sautant à son tour
auprès de lui.
Le vieux prisonnier méditait.
« Oui, dit-il, cest cela ; la quatrième face de
votre cachot donne sur une galerie extérieure,
espèce de chemin de ronde où passent les
patrouilles et où veillent des sentinelles.
361
Vous en êtes sûr ?
Jai vu le shako du soldat et le bout de son
fusil et je ne me suis retiré si vivement que de
peur quil ne maperçût moi-même.
Eh bien ? dit Dantès.
Vous voyez bien quil est impossible de fuir
par votre cachot.
Alors ? continua le jeune homme avec un
accent interrogateur.
Alors, dit le vieux prisonnier, que la volonté
de Dieu soit faite ! »
Et une teinte de profonde résignation sétendit
sur les traits du vieillard.
Dantès regarda cet homme qui renonçait ainsi
et avec tant de philosophie à une espérance
nourrie depuis si longtemps, avec un étonnement
mêlé dadmiration.
« Maintenant, voulez-vous me dire qui vous
êtes ? demanda Dantès.
Oh ! mon Dieu, oui, si cela peut encore vous
intéresser, maintenant que je ne puis plus vous
362
être bon à rien.
Vous pouvez être bon à me consoler et à me
soutenir, car vous me semblez fort parmi les
forts. »
Labbé sourit tristement.
« Je suis labbé Faria, dit-il, prisonnier depuis
1811, comme vous le savez, au château dIf ;
mais jétais depuis trois ans renfermé dans la
forteresse de Fenestrelle. En 1811, on ma
transféré du Piémont en France. Cest alors que
jai appris que la destinée, qui, à cette époque, lui
semblait soumise, avait donné un fils à Napoléon,
et que ce fils au berceau avait été nommé roi de
Rome. Jétais loin de me douter alors de ce que
vous mavez dit tout à lheure : cest que, quatre
ans plus tard, le colosse serait renversé. Qui règne
donc en France ? Est-ce Napoléon II ?
Non, cest Louis XVIII.
Louis XVIII, le frère de Louis XVI, les
décrets du ciel sont étranges et mystérieux.
Quelle a donc été lintention de la Providence en
abaissant lhomme quelle avait élevé et en
363
élevant celui quelle avait abaissé ? »
Dantès suivait des yeux cet homme qui
oubliait un instant sa propre destinée pour se
préoccuper ainsi des destinées du monde.
« Oui, oui, continua-t-il, cest comme en
Angleterre : après Charles Ier, Cromwell, après
Cromwell, Charles II, et peut-être après Jacques
II, quelque gendre, quelque parent, quelque
prince dOrange ; un stathouder qui se fera roi ; et
alors de nouvelles concessions au peuple, alors
une constitution, alors la liberté ! Vous verrez
cela, jeune homme, dit-il en se retournant vers
Dantès, et en le regardant avec des yeux brillants
et profonds, comme en devaient avoir les
prophètes. Vous êtes encore dâge à le voir, vous
verrez cela.
Oui, si je sors dici.
Ah cest juste, dit labbé Faria. Nous
sommes prisonniers ; il y a des moments où je
loublie, et où, parce que mes yeux percent les
murailles qui menferment, je me crois en liberté.
Mais pourquoi êtes-vous enfermé, vous ?
364
Moi ? parce que jai rêvé en 1807 le projet
que Napoléon a voulu réaliser en 1811 ; parce
que, comme Machiavel, au milieu de tous ces
principicules qui faisaient de lItalie un nid de
petits royaumes tyranniques et faibles, jai voulu
un grand et seul empire, compact et fort : parce
que jai cru trouver mon César Borgia dans un
niais couronné qui a fait semblant de me
comprendre pour me mieux trahir. Cétait le
projet dAlexandre VI et de Clément VII ; il
échouera toujours, puisquils lont entrepris
inutilement et que Napoléon na pu lachever ;
décidément lItalie est maudite ! »
Et le vieillard baissa la tête.
Dantès ne comprenait pas comment un homme
pouvait risquer sa vie pour de pareils intérêts ; il
est vrai que sil connaissait Napoléon pour lavoir
vu et lui avoir parlé, il ignorait complètement, en
revanche, ce que cétaient que Clément VII et
Alexandre VI.
« Nêtes-vous pas, dit Dantès, commençant à
partager lopinion de son geôlier, qui était
lopinion générale au château dIf, le prêtre que
365
lon croit... malade ?
Que lon croit fou, vous voulez dire, nest-ce
pas ?
Je nosais, dit Dantès en souriant.
Oui, oui, continua Faria avec un rire amer ;
oui, cest moi qui passe pour fou ; cest moi qui
divertis depuis si longtemps les hôtes de cette
prison, et qui réjouirais les petits enfants, sil y
avait des enfants dans le séjour de la douleur sans
espoir. »
Dantès demeura un instant immobile et muet.
« Ainsi, vous renoncez à fuir ? lui dit-il.
Je vois la fuite impossible ; cest se révolter
contre Dieu que de tenter ce que Dieu ne veut pas
qui saccomplisse.
Pourquoi vous décourager ? ce serait trop
demander aussi à la Providence que de vouloir
réussir du premier coup. Ne pouvez-vous pas
recommencer dans un autre sens ce que vous
avez fait dans celui-ci ?
Mais savez-vous ce que jai fait, pour parler
ainsi de recommencer ? Savez-vous quil ma
366
fallu quatre ans pour faire les outils que je
possède ? Savez-vous que depuis deux ans je
gratte et creuse une terre dure comme le granit ?
Savez-vous quil ma fallu déchausser des pierres
quautrefois je naurais pas cru pouvoir remuer,
que des journées tout entières se sont passées
dans ce labeur titanique et que parfois, le soir,
jétais heureux quand javais enlevé un pouce
carré de ce vieux ciment, devenu aussi dur que la
pierre elle-même ? Savez-vous, savez-vous que
pour loger toute cette terre et toutes ces pierres
que jenterrais, il ma fallu percer la voûte dun
escalier, dans le tambour duquel tous ces
décombres ont été tour à tour ensevelis, si bien
quaujourdhui le tambour est plein, et que je ne
saurais plus où mettre une poignée de poussière ?
Savez-vous, enfin, que je croyais toucher au but
de tous mes travaux, que je me sentais juste la
force daccomplir cette tâche, et que voilà que
Dieu non seulement recule ce but, mais le
transporte je ne sais où ? Ah ! je vous le dis, je
vous le répète, je ne ferai plus rien désormais
pour essayer de reconquérir ma liberté, puisque la
volonté de Dieu est quelle soit perdue à tout
367
jamais. »
Edmond baissa la tête pour ne pas avouer à cet
homme que la joie davoir un compagnon
lempêchait de compatir, comme il eût dû, à la
douleur quéprouvait le prisonnier de navoir pu
se sauver.
Labbé Faria se laissa aller sur le lit
dEdmond, et Edmond resta debout.
Le jeune homme navait jamais songé à la
fuite. Il y a de ces choses qui semblent tellement
impossibles quon na pas même lidée de les
tenter et quon les évite dinstinct. Creuser
cinquante pieds sous la terre, consacrer à cette
opération un travail de trois ans pour arriver, si
on réussit, à un précipice donnant à pic sur la
mer ; se précipiter de cinquante, de soixante, de
cent pieds peut-être, pour sécraser, en tombant,
la tête sur quelque rocher, si la balle des
sentinelles ne vous a point déjà tué auparavant ;
être obligé, si lon échappe à tous ces dangers, de
faire en nageant une lieue, cen était trop pour
quon ne se résignât point, et nous avons vu que
Dantès avait failli pousser cette résignation
368
jusquà la mort.
Mais maintenant que le jeune homme avait vu
un vieillard se cramponner à la vie avec tant
dénergie et lui donner lexemple des résolutions
désespérées, il se mit à réfléchir et à mesurer son
courage. Un autre avait tenté ce quil navait pas
même eu lidée de faire ; un autre, moins jeune,
moins fort, moins adroit que lui, sétait procuré, à
force dadresse et de patience, tous les
instruments dont il avait besoin pour cette
incroyable opération, quune mesure mal prise
avait pu seule faire échouer : un autre avait fait
tout cela, rien nétait donc impossible à Dantès :
Faria avait percé cinquante pieds, il en percerait
cent, Faria, à cinquante ans, avait mis trois ans à
son oeuvre ; il navait que la moitié de lâge de
Faria, lui, il en mettrait six ; Faria, abbé, savant,
homme dÉglise, navait pas craint de risquer la
traversée du château dIf à lîle de Daume, de
Ratonneau ou de Lemaire ; lui, Edmond le marin,
lui, Dantès le hardi plongeur, qui avait été si
souvent chercher une branche de corail au fond
de la mer, hésiterait-il donc à faire une lieue en
nageant ? que fallait-il pour faire une lieue en
369
nageant ? une heure ? Eh bien, nétait-il donc pas
resté des heures entières à la mer sans reprendre
pied sur le rivage ! Non, non, Dantès navait
besoin que dêtre encouragé par un exemple.
Tout ce quun autre a fait ou aurait pu faire,
Dantès le fera.
Le jeune homme réfléchit un instant.
« Jai trouvé ce que vous cherchiez », dit-il au
vieillard.
Faria tressaillit.
« Vous ? dit-il, et en relevant la tête dun air
qui indiquait que si Dantès disait la vérité, le
découragement de son compagnon ne serait pas
de longue durée ; vous, voyons, quavez-vous
trouvé ?
Le corridor que vous avez percé pour venir
de chez vous ici sétend dans le même sens que la
galerie extérieure, nest-ce pas ?
Oui.
Il doit nen être éloigné que dune quinzaine
de pas ?
Tout au plus.
370
Eh bien, vers le milieu du corridor nous
perçons un chemin formant comme la branche
dune croix. Cette fois, vous prenez mieux vos
mesures. Nous débouchons sur la galerie
extérieure. Nous tuons la sentinelle et nous nous
évadons. Il ne faut, pour que ce plan réussisse,
que du courage, vous en avez ; que de la vigueur,
je nen manque pas. Je ne parle pas de la
patience, vous avez fait vos preuves et je ferai les
miennes.
Un instant, répondit labbé ; vous navez pas
su, mon cher compagnon, de quelle espèce est
mon courage, et quel emploi je compte faire de
ma force. Quand à la patience, je crois avoir été
assez patient en recommençant chaque matin la
tâche de la nuit, et chaque nuit la tâche du jour.
Mais alors écoutez-moi bien, jeune homme, cest
quil me semblait que je servais Dieu, en
délivrant une de ses créatures qui, étant
innocente, navait pu être condamnée.
Eh bien, demanda Dantès, la chose nen estelle
pas au même point, et vous êtes-vous
reconnu coupable depuis que vous mavez
371
rencontré, dites ?
Non, mais je ne veux pas le devenir.
Jusquici je croyais navoir affaire quaux choses,
voilà que vous me proposez davoir affaire aux
hommes. Jai pu percer un mur et détruire un
escalier, mais je ne percerai pas une poitrine et ne
détruirai pas une existence. »
Dantès fit un léger mouvement de surprise.
« Comment, dit-il, pouvant être libre, vous
seriez retenu par un semblable scrupule ?
Mais, vous-même, dit Faria, pourquoi
navez-vous pas un soir assommé votre geôlier
avec le pied de votre table, revêtu ses habits et
essayé de fuir ?
Cest que lidée ne men est pas venue, dit
Dantès.
Cest que vous avez une telle horreur
instinctive pour un pareil crime, une telle horreur
que vous ny avez pas même songé, reprit le
vieillard ; car dans les choses simples et permises
nos appétits naturels nous avertissent que nous ne
dévions pas de la ligne de notre droit. Le tigre,
372
qui verse le sang par nature, dont cest létat, la
destination, na besoin que dune chose, cest que
son odorat lavertisse quil a une proie à sa
portée. Aussitôt, il bondit vers cette proie, tombe
dessus et la déchire. Cest son instinct, et il y
obéit. Mais lhomme, au contraire, répugne au
sang ; ce ne sont point les lois sociales qui
répugnent au meurtre, ce sont les lois
naturelles. »
Dantès resta confondu : cétait, en effet,
lexplication de ce qui sétait passé à son insu
dans son esprit ou plutôt dans son âme, car il y a
des pensées qui viennent de la tête, et dautres qui
viennent du coeur.
« Et puis, continua Faria, depuis tantôt douze
ans que je suis en prison, jai repassé dans mon
esprit toutes les évasions célèbres. Je nai vu
réussir que rarement les évasions. Les évasions
heureuses, les évasions couronnées dun plein
succès, sont les évasions méditées avec soin et
lentement préparées ; cest ainsi que le duc de
Beaufort sest échappé du château de Vincennes ;
labbé Dubuquoi du Fort-lÉvêque, et Latude de
373
la Bastille. Il y a encore celles que le hasard peut
offrir : celles-là sont les meilleures ; attendons
une occasion, croyez-moi, et si cette occasion se
présente, profitons-en.
Vous avez pu attendre, vous, dit Dantès en
soupirant ; ce long travail vous faisait une
occupation de tous les instants, et quand vous
naviez pas votre travail pour vous distraire, vous
aviez vos espérances pour vous consoler.
Puis, dit labbé, je ne moccupais point quà
cela.
Que faisiez-vous donc ?
Jécrivais ou jétudiais.
On vous donne donc du papier, des plumes,
de lencre ?
Non, dit labbé, mais je men fais.
Vous vous faites du papier, des plumes et de
lencre ? sécria Dantès.
Oui. »
Dantès regarda cet homme avec admiration ;
seulement, il avait encore peine à croire ce quil
374
disait. Faria saperçut de ce léger doute.
« Quand vous viendrez chez moi, lui dit-il, je
vous montrerai un ouvrage entier, résultat des
pensées, des recherches et des réflexions de toute
ma vie, que javais médité à lombre du Colisée à
Rome, au pied de la colonne Saint-Marc à
Venise, sur les bords de lArno à Florence, et que
je ne me doutais guère quun jour mes geôliers
me laisseraient le loisir dexécuter entre les
quatre murs du château dIf. Cest un Traité sur
la possibilité dune monarchie générale en Italie.
Ce fera un grand volume in-quarto.
Et vous lavez écrit ?
Sur deux chemises. Jai inventé une
préparation qui rend le linge lisse et uni comme
le parchemin.
Vous êtes donc chimiste.
Un peu. Jai connu Lavoisier et je suis lié
avec Cabanis.
Mais, pour un pareil ouvrage, il vous a fallu
faire des recherches historiques. Vous aviez donc
des livres ?
375
À Rome, javais à peu près cinq mille
volumes dans ma bibliothèque. À force de les lire
et de les relire, jai découvert quavec cent
cinquante ouvrages bien choisis on a, sinon le
résumé complet des connaissances humaines, du
moins tout ce quil est utile à un homme de
savoir. Jai consacré trois années de ma vie à lire
et à relire ces cent cinquante volumes, de sorte
que je les savais à peu près par coeur lorsque jai
été arrêté. Dans ma prison, avec un léger effort de
mémoire, je me les suis rappelés tout à fait. Ainsi
pourrais-je vous réciter Thucydide, Xénophon,
Plutarque, Tite-Live, Tacite, Strada, Jornandès,
Dante, Montaigne, Shakespeare, Spinosa,
Machiavel et Bossuet. Je ne vous cite que les plus
importants.
Mais vous savez donc plusieurs langues ?
Je parle cinq langues vivantes, lallemand, le
français, litalien, langlais et lespagnol ; à laide
du grec ancien je comprends le grec moderne ;
seulement je le parle mal, mais je létudie en ce
moment.
Vous létudiez ? dit Dantès.
376
Oui, je me suis fait un vocabulaire des mots
que je sais, je les ai arrangés, combinés, tournés
et retournés, de façon quils puissent me suffire
pour exprimer ma pensée. Je sais à peu près mille
mots, cest tout ce quil me faut à la rigueur,
quoiquil y en ait cent mille, je crois, dans les
dictionnaires. Seulement, je ne serai pas éloquent,
mais je me ferai comprendre à merveille et cela
me suffit. »
De plus en plus émerveillé, Edmond
commençait à trouver presque surnaturelles les
facultés de cet homme étrange ; il voulut le
trouver en défaut sur un point quelconque, il
continua :
« Mais si lon ne vous a pas donné de plumes,
dit-il, avec quoi avez-vous pu écrire ce traité si
volumineux ?
Je men suis fait dexcellentes, et que lon
préférerait aux plumes ordinaires si la matière
était connue, avec les cartilages des têtes de ces
énormes merlans que lon nous sert quelquefois
pendant les jours maigres. Aussi vois-je toujours
arriver les mercredis, les vendredis et les samedis
377
avec grand plaisir, car ils me donnent lespérance
daugmenter ma provision de plumes, et mes
travaux historiques sont, je lavoue, ma plus
douce occupation. En descendant dans le passé,
joublie le présent ; en marchant libre et
indépendant dans lhistoire, je ne me souviens
plus que je suis prisonnier.
Mais de lencre ? dit Dantès, avec quoi vous
êtes-vous fait de lencre ?
Il y avait autrefois une cheminée dans mon
cachot, dit Faria ; cette cheminée a été bouchée
quelque temps avant mon arrivée, sans doute,
mais pendant de longues années on y avait fait du
feu : tout lintérieur en est donc tapissé de suie. Je
fais dissoudre cette suie dans une portion du vin
quon me donne tous les dimanches, cela me
fournit de lencre excellente. Pour les notes
particulières, et qui ont besoin dattirer les yeux,
je me pique les doigts et jécris avec mon sang.
Et quand pourrai-je voir tout cela ? demanda
Dantès.
Quand vous voudrez, répondit Faria.
378
Oh ! tout de suite ! sécria le jeune homme.
Suivez-moi donc », dit labbé.
Et il rentra dans le corridor souterrain où il
disparut. Dantès le suivit.
379
17
La chambre de labbé
Après avoir passé en se courbant, mais
cependant avec assez de facilité, par le passage
souterrain, Dantès arriva à lextrémité opposée du
corridor qui donnait dans la chambre de labbé.
Là, le passage se rétrécissait et offrait à peine
lespace suffisant pour quun homme pût se
glisser en rampant. La chambre de labbé était
dallée ; cétait en soulevant une de ces dalles
placée dans le coin le plus obscur quil avait
commencé la laborieuse opération dont Dantès
avait vu la fin.
À peine entré et debout, le jeune homme
examina cette chambre avec grande attention. Au
premier aspect, elle ne présentait rien de
particulier.
« Bon, dit labbé, il nest que midi un quart, et
380
nous avons encore quelques heures devant
nous. »
Dantès regarda autour de lui, cherchant à
quelle horloge labbé avait pu lire lheure dune
façon si précise.
« Regardez ce rayon du jour qui vient par ma
fenêtre, dit labbé, et regardez sur le mur les
lignes que jai tracées. Grâce à ces lignes, qui
sont combinées avec le double mouvement de la
terre et lellipse quelle décrit autour du soleil, je
sais plus exactement lheure que si javais une
montre, car une montre se dérange, tandis que le
soleil et la terre ne se dérangent jamais. »
Dantès navait rien compris à cette
explication, il avait toujours cru, en voyant le
soleil se lever derrière les montagnes et se
coucher dans la Méditerranée que cétait lui qui
marchait et non la terre. Ce double mouvement
du globe quil habitait, et dont cependant il ne
sapercevait pas, lui semblait presque
impossible ; dans chacune des paroles de son
interlocuteur, il voyait des mystères de science
aussi admirables à creuser que ces mines dor et
381
de diamants quil avait visitées dans un voyage
quil avait fait presque enfant encore à Guzarate
et à Golconde.
« Voyons, dit-il à labbé, jai hâte dexaminer
vos trésors. »
Labbé alla vers la cheminée, déplaça avec le
ciseau quil tenait toujours à la main la pierre qui
formait autrefois lâtre et qui cachait une cavité
assez profonde ; cétait dans cette cavité
quétaient renfermés tous les objets dont il avait
parlé à Dantès.
« Que voulez-vous voir dabord ? lui
demanda-t-il.
Montrez-moi votre grand ouvrage sur la
royauté en Italie. »
Faria tira de larmoire précieuse trois ou
quatre rouleaux de linge tournés sur eux-mêmes,
comme des feuilles de papyrus : cétaient des
bandes de toile, larges de quatre pouces à peu
près et longues de dix-huit. Ces bandes,
numérotées, étaient couvertes dune écriture que
Dantès put lire, car elles étaient écrites dans la
382
langue maternelle de labbé, cest-à-dire en
italien, idiome quen sa qualité de Provençal
Dantès comprenait parfaitement.
« Voyez, lui dit-il, tout est là ; il y a huit jours
à peu près que jai écrit le mot fin au bas de la
soixante-huitième bande. Deux de mes chemises
et tout ce que javais de mouchoirs y sont passé ;
si jamais je redeviens libre et quil se trouve dans
toute lItalie un imprimeur qui ose mimprimer,
ma réputation est faite.
Oui, répondit Dantès, je vois bien. Et
maintenant, montrez-moi donc, je vous prie, les
plumes avec lesquelles a été écrit cet ouvrage.
Voyez », dit Faria.
Et il montra au jeune homme un petit bâton
long de six pouces, gros comme le manche dun
pinceau, au bout et autour duquel était lié par un
fil un de ces cartilages, encore taché par lencre,
dont labbé avait parlé à Dantès ; il était allongé
en bec et fendu comme une plume ordinaire.
Dantès lexamina, cherchant des yeux
linstrument avec lequel il avait pu être taillé
383
dune façon si correcte.
« Ah ! oui, dit Faria, le canif, nest-ce pas ?
Cest mon chef-doeuvre ; je lai fait, ainsi que le
couteau que voici, avec un vieux chandelier de
fer. »
Le canif coupait comme un rasoir. Quant au
couteau, il avait cet avantage quil pouvait servir
tout à la fois de couteau et de poignard.
Dantès examina ces différents objets avec la
même attention que, dans les boutiques de
curiosités de Marseille, il avait examiné parfois
ces instruments exécutés par des sauvages et
rapportés des mers du Sud par les capitaines au
long cours.
« Quant à lencre, dit Faria, vous savez
comment je procède ; je la fais à mesure que jen
ai besoin.
Maintenant, je métonne dune chose, dit
Dantès, cest que les jours vous aient suffi pour
toute cette besogne.
Javais les nuits, répondit Faria.
Les nuits ! êtes-vous donc de la nature des
384
chats et voyez-vous clair pendant la nuit ?
Non ; mais Dieu a donné à lhomme
lintelligence pour venir en aide à la pauvreté de
ses sens : je me suis procuré de la lumière.
Comment cela ?
De la viande quon mapporte je sépare la
graisse, je la fais fondre et jen tire une espèce
dhuile compacte. Tenez, voilà ma bougie. »
Et labbé montra à Dantès une espèce de
lampion, pareil à ceux qui servent dans les
illuminations publiques.
« Mais du feu ?
Voici deux cailloux et du linge brûlé.
Mais des allumettes ?
Jai feint une maladie de peau, et jai
demandé du souffre, que lon ma accordé. »
Dantès posa les objets quil tenait sur la table
et baissa la tête, écrasé sous la persévérance et la
force de cet esprit.
« Ce nest pas tout, continua Faria ; car il ne
faut pas mettre tous ses trésors dans une seule
385
cachette ; refermons celle-ci. »
Ils posèrent la dalle à sa place ; labbé sema un
peu de poussière dessus, y passa son pied pour
faire disparaître toute trace de solution de
continuité, savança vers son lit et le déplaça.
Derrière le chevet, caché par une pierre qui le
refermait avec une herméticité presque parfaite,
était un trou, et dans ce trou une échelle de corde
longue de vingt-cinq à trente pieds.
Dantès lexamina : elle était dune solidité à
toute épreuve.
« Qui vous a fourni la corde nécessaire à ce
merveilleux ouvrage ? demanda Dantès.
Dabord quelques chemises que javais, puis
les draps de mon lit que, pendant trois ans de
captivité à Fenestrelle, jai effilés. Quand on ma
transporté au château dIf, jai trouvé moyen
demporter avec moi cet effilé ; ici, jai continué
la besogne.
Mais ne sapercevait-on pas que les draps de
votre lit navaient plus dourlet ?
Je les recousais.
386
Avec quoi ?
Avec cette aiguille. »
Et labbé, ouvrant un lambeau de ses
vêtements, montra à Dantès une arête longue,
aiguë et encore enfilée, quil portait sur lui.
« Oui, continua Faria, javais dabord songé à
desceller ces barreaux et à fuir par cette fenêtre,
qui est un peu plus large que la vôtre, comme
vous voyez, et que jeusse élargie encore au
moment de mon évasion ; mais je me suis aperçu
que cette fenêtre donnait sur une cour intérieure,
et jai renoncé à mon projet comme trop
chanceux. Cependant, jai conservé léchelle pour
une circonstance imprévue, pour une de ces
évasions dont je vous parlais, et que le hasard
procure. »
Dantès tout en ayant lair dexaminer
léchelle, pensait cette fois à autre chose ; une
idée avait traversé son esprit. Cest que cet
homme, si intelligent, si ingénieux, si profond,
verrait peut-être clair dans lobscurité de son
propre malheur, où jamais lui-même navait rien
pu distinguer.
387
« À quoi songez-vous ? demanda labbé en
souriant, et prenant labsorbement de Dantès pour
une admiration portée au plus haut degré.
Je pense à une chose dabord, cest à la
somme énorme dintelligence quil vous a fallu
dépenser pour arriver au but où vous êtes
parvenu ; queussiez-vous donc fait libre ?
Rien, peut-être : ce trop-plein de mon
cerveau se fût évaporé en futilités. Il faut le
malheur pour creuser certaines mines
mystérieuses cachées dans lintelligence
humaine ; il faut la pression pour faire éclater la
poudre. La captivité a réuni sur un seul point
toutes mes facultés flottantes çà et là ; elles se
sont heurtées dans un espace étroit ; et, vous le
savez, du choc des nuages résulte lélectricité, de
lélectricité léclair, de léclair la lumière.
Non, je ne sais rien, dit Dantès, abattu par
son ignorance ; une partie des mots que vous
prononcez sont pour moi des mots vides de sens ;
vous êtes bien heureux dêtre si savant, vous ! »
Labbé sourit.
388
« Vous pensiez à deux choses, disiez-vous tout
à lheure ?
Oui.
Et vous ne mavez fait connaître que la
première ; quelle est la seconde ?
La seconde est que vous mavez raconté
votre vie, et que vous ne connaissez pas la
mienne.
Votre vie, jeune homme, est bien courte
pour renfermer des événements de quelque
importance.
Elle renferme un immense malheur, dit
Dantès ; un malheur que je nai pas mérité ; et je
voudrais, pour ne plus blasphémer Dieu comme
je lai fait quelquefois, pouvoir men prendre aux
hommes de mon malheur.
Alors, vous vous prétendez innocent du fait
quon vous impute ?
Complètement innocent, sur la tête des deux
seules personnes qui me sont chères, sur la tête de
mon père et de Mercédès.
Voyons, dit labbé en refermant sa cachette
389
et en repoussant son lit à sa place, racontez-moi
donc votre histoire. »
Dantès alors raconta ce quil appelait son
histoire, et qui se bornait à un voyage dans lInde
et à deux où trois voyages dans le Levant ; enfin,
il en arriva à sa dernière traversée, à la mort du
capitaine Leclère, au paquet remis par lui pour le
grand maréchal, à lentrevue du grand maréchal,
à la lettre remise par lui et adressée à un M.
Noirtier ; enfin à son arrivée à Marseille, à son
entrevue avec son père, à ses amours avec
Mercédès, au repas de ses fiançailles, à son
arrestation, à son interrogatoire, à sa prison
provisoire au palais de justice, enfin à sa prison
définitive au château dIf. Arrivé là, Dantès ne
savait plus rien, pas même le temps quil y était
resté prisonnier.
Le récit achevé, labbé réfléchit profondément.
« Il y a, dit-il au bout dun instant, un axiome
de droit dune grande profondeur, et qui en
revient à ce que je vous disais tout à lheure, cest
quà moins que la pensée mauvaise ne naisse
avec une organisation faussée, la nature humaine
390
répugne au crime. Cependant, la civilisation nous
a donné des besoins, des vices, des appétits
factices qui ont parfois linfluence de nous faire
étouffer nos bons instincts et qui nous conduisent
au mal. De là cette maxime : Si vous voulez
découvrir le coupable, cherchez dabord celui à
qui le crime commis peut être utile ! À qui votre
disparition pouvait-elle être utile ?
À personne, mon Dieu ! jétais si peu de
chose.
Ne répondez pas ainsi, car la réponse
manque à la fois de logique et de philosophie ;
tout est relatif, mon cher ami, depuis le roi qui
gêne son futur successeur, jusquà lemployé qui
gêne le surnuméraire : si le roi meurt, le
successeur hérite une couronne ; si lemployé
meurt, le surnuméraire hérite douze cents livres
dappointements. Ces douze cents livres
dappointements, cest sa liste civile à lui ; ils lui
sont aussi nécessaires pour vivre que les douze
millions dun roi. Chaque individu, depuis le plus
bas jusquau plus haut degré de léchelle sociale,
groupe autour de lui tout un petit monde
391
dintérêts, ayant ses tourbillons et ses atomes
crochus, comme les mondes de Descartes.
Seulement, ces mondes vont toujours
sélargissant à mesure quils montent. Cest une
spirale renversée et qui se tient sur la pointe par
un jeu déquilibre. Revenons-en donc à votre
monde à vous. Vous alliez être nommé capitaine
du Pharaon ?
Oui.
Vous alliez épouser une belle jeune fille ?
Oui.
Quelquun avait-il intérêt à ce que vous ne
devinssiez pas capitaine du Pharaon ? Quelquun
avait-il intérêt à ce que vous népousassiez pas
Mercédès ? Répondez dabord à la première
question, lordre est la clef de tous les problèmes.
Quelquun avait-il intérêt à ce que vous ne
devinssiez pas capitaine du Pharaon ?
Non ; jétais fort aimé à bord. Si les matelots
avaient pu élire un chef, je suis sûr quils
meussent élu. Un seul homme avait quelque
motif de men vouloir : javais eu, quelque temps
392
auparavant, une querelle avec lui, et je lui avais
proposé un duel quil avait refusé.
Allons donc ? Cet homme, comment se
nomma-t-il ?
Danglars.
Quétait-il à bord ?
Agent comptable.
Si vous fussiez devenu capitaine, leussiezvous
conservé dans son poste ?
Non, si la chose eût dépendu de moi, car
javais cru remarquer quelques infidélités dans
ses comptes.
Bien. Maintenant quelquun a-t-il assisté à
votre dernier entretien avec le capitaine Leclère ?
Non, nous étions seuls.
Quelquun a-t-il pu entendre votre
conversation ?
Oui, car la porte était ouverte ; et même...
attendez... oui, oui Danglars est passé juste au
moment où le capitaine Leclère me remettait le
paquet destiné au grand maréchal.
393
Bon, fit labbé, nous sommes sur la voie.
Avez-vous amené quelquun avec vous à terre
quand vous avez relâché à lîle dElbe ?
Personne.
On vous a remis une lettre ?
Oui, le grand maréchal.
Cette lettre, quen avez-vous fait ?
Je lai mise dans mon portefeuille.
Vous aviez donc votre portefeuille sur
vous ? Comment un portefeuille devant contenir
une lettre officielle pouvait-il tenir dans la poche
dun marin ?
Vous avez raison, mon portefeuille était à
bord.
Ce nest donc quà bord que vous avez
enfermé la lettre dans le portefeuille ?
Oui.
De Porto-Ferrajo à bord quavez-vous fait de
cette lettre ?
Je lai tenue à la main.
394
Quand vous êtes remonté sur le Pharaon,
chacun a donc pu voir que vous teniez une lettre ?
Oui.
Danglars comme les autres ?
Danglars comme les autres.
Maintenant, écoutez bien ; réunissez tous
vos souvenirs : vous rappelez-vous dans quels
termes était rédigée la dénonciation ?
Oh ! oui, je lai relue trois fois, et chaque
parole en est restée dans ma mémoire.
Répétez-la-moi. »
Dantès se recueillit un instant.
« La voici, dit-il, textuellement :
« M. le procureur du roi est prévenu par un
ami du trône et de la religion que le nommé
Edmond Dantès, second du navire le Pharaon,
arrivé ce matin de Smyrne, après avoir touché à
Naples et à Porto-Ferrajo, a été chargé par Murat
dun paquet pour lusurpateur, et par lusurpateur
dune lettre pour le comité bonapartiste de Paris.
« On aura la preuve de son crime en larrêtant,
395
car on retrouvera cette lettre sur lui, ou chez son
père, ou dans sa cabine à bord du Pharaon. »
Labbé haussa les épaules.
« Cest clair comme le jour, dit-il, il faut que
vous ayez eu le coeur bien naïf et bien bon pour
navoir pas deviné la chose tout dabord.
Vous croyez ? sécria Dantès. Ah ! ce serait
bien infâme !
Quelle était lécriture ordinaire de
Danglars ?
Une belle cursive.
Quelle était lécriture de la lettre anonyme ?
Une écriture renversée. »
Labbé sourit.
« Contrefaite, nest-ce pas ?
Bien hardie pour être contrefaite.
Attendez », dit-il.
Il prit sa plume, ou plutôt ce quil appelait
ainsi, la trempa dans lencre et écrivit de la main
gauche, sur un linge préparé à cet effet, les deux
396
ou trois premières lignes de la dénonciation.
Dantès recula et regarda presque avec terreur
labbé.
« Oh ! cest étonnant, sécria-t-il, comme cette
écriture ressemblait à celle-ci.
Cest que la dénonciation avait été écrite de
la main gauche. Jai observé une chose, continua
labbé.
Laquelle ?
Cest que toutes les écritures tracées de la
main droite sont variées, cest que toutes les
écritures tracées de la main gauche se
ressemblent.
Vous avez donc tout vu, tout observé ?
Continuons.
Oh ! oui, oui.
Passons à la seconde question.
Jécoute.
Quelquun avait-il intérêt à ce que vous
népousassiez pas Mercédès ?
397
Oui ! un jeune homme qui laimait.
Son nom ?
Fernand.
Cest un nom espagnol ?
Il était Catalan.
Croyez-vous que celui-ci était capable
décrire la lettre ?
Non ! celui-ci meût donné un coup de
couteau, voilà tout.
Oui, cest dans la nature espagnole : un
assassinat, oui, une lâcheté, non.
Dailleurs, continua Dantès, il ignorait tous
les détails consignés dans la dénonciation.
Vous ne les aviez donnés à personne ? Pas
même à votre maîtresse ?
Pas même à ma fiancée.
Cest Danglars.
Oh ! maintenant jen suis sûr.
Attendez... Danglars connaissait-il Fernand ?
Non... si... Je me rappelle...
398
Quoi ?
La surveille de mon mariage je les ai vu
attablés ensemble sous la tonnelle du père
Pamphile. Danglars était amical et railleur,
Fernand était pâle et troublé.
Ils étaient seuls ?
Non, ils avaient avec eux un troisième
compagnon, bien connu de moi, qui sans doute
leur avait fait faire connaissance, un tailleur
nommé Caderousse ; mais celui-ci était déjà ivre.
Attendez... attendez... Comment ne me suis-je pas
rappelé cela ? Près de la table où ils buvaient
étaient un encrier, du papier, des plumes. (Dantès
porta la main à son front.) Oh ! les infâmes ! les
infâmes !
Voulez-vous encore savoir autre chose ? dit
labbé en riant.
Oui, oui, puisque vous approfondissez, tout,
puisque vous voyez clair en toutes choses, je
veux savoir pourquoi je nai été interrogé quune
fois, pourquoi on ne ma pas donné des juges, et
comment je suis condamné sans arrêt.
399
Oh ! ceci dit labbé, cest un peu plus grave ;
la justice a des allures sombres et mystérieuses
quil est difficile de pénétrer. Ce que nous avons
fait jusquici pour vos deux amis était un jeu
denfant ; il va falloir, sur ce sujet, me donner les
indications les plus précises.
Voyons, interrogez-moi, car en vérité vous
voyez plus clair dans ma vie que moi-même.
Qui vous a interrogé ? est-ce le procureur du
roi, le substitut, le juge dinstruction ?
Cétait le substitut.
Jeune, ou vieux ?
Jeune : vingt-sept ou vingt-huit ans.
Bien ! pas corrompu encore, mais ambitieux
déjà, dit labbé. Quelles furent ses manières avec
vous ?
Douces plutôt que sévères.
Lui avez-vous tout raconté ?
Tout.
Et ses manières ont-elles changé dans le
courant de linterrogatoire ?
400
Un instant, elles ont été altérées, lorsquil
eut lu la lettre qui me compromettait ; il parut
comme accablé de mon malheur.
De votre malheur ?
Oui.
Et vous êtes bien sûr que cétait votre
malheur quil plaignait ?
Il ma donné une grande preuve de sa
sympathie, du moins.
Laquelle ?
Il a brûlé la seule pièce qui pouvait me
compromettre.
Laquelle ? la dénonciation ?
Non, la lettre.
Vous en êtes sûr ?
Cela sest passé devant moi.
Cest autre chose ; cet homme pourrait être
un plus profond scélérat que vous ne croyez.
Vous me faites frissonner, sur mon
honneur ! dit Dantès, le monde est-il donc peuplé
401
de tigres et de crocodiles ?
Oui ; seulement, les tigres et les crocodiles à
deux pieds sont plus dangereux que les autres.
Continuons, continuons.
Volontiers ; il a brûlé la lettre, dites-vous ?
Oui, en me disant : « Vous voyez, il nexiste
que cette preuve-là contre vous, et je lanéantis. »
Cette conduite est trop sublime pour être
naturelle.
Vous croyez ?
Jen suis sûr. À qui cette lettre était-elle
adressée ?
À M. Noirtier, rue Coq-Héron, n° 13, à
Paris.
Pouvez-vous présumer que votre substitut
eût quelque intérêt à ce que cette lettre disparût ?
Peut-être ; car il ma fait promettre deux ou
trois fois, dans mon intérêt, disait-il, de ne parler
à personne de cette lettre, et il ma fait jurer de ne
pas prononcer le nom qui était inscrit sur
ladresse.
402
Noirtier ? répéta labbé... Noirtier ? jai
connu un Noirtier à la cour de lancienne reine
dÉtrurie, un Noirtier qui avait été girondin sous
la révolution. Comment sappelait votre substitut,
à vous ?
De Villefort. »
Labbé éclata de rire.
Dantès le regarda avec stupéfaction.
« Quavez-vous ? dit-il.
Voyez-vous ce rayon du jour ? demanda
labbé.
Oui.
Eh bien, tout est plus clair pour moi
maintenant que ce rayon transparent et lumineux.
Pauvre enfant, pauvre jeune homme ! Et ce
magistrat a été bon pour vous ?
Oui.
Ce digne substitut a brûlé, anéanti la lettre ?
Oui.
Cet honnête pourvoyeur du bourreau vous a
fait jurer de ne jamais prononcer de nom de
403
Noirtier ?
Oui.
Ce Noirtier, pauvre aveugle que vous êtes,
savez-vous ce que cétait que ce Noirtier ?
« Ce Noirtier, cétait son père ! »
La foudre, tombée aux pieds de Dantès et lui
creusant un abîme au fond duquel souvrait
lenfer, lui eût produit un effet moins prompt,
moins électrique, moins écrasant, que ces paroles
inattendues ; il se leva, saisissant sa tête à deux
mains comme pour lempêcher déclater.
« Son père ! son père ! sécria-t-il.
Oui, son père, qui sappelle Noirtier de
Villefort », reprit labbé.
Alors une lumière fulgurante traversa le
cerveau du prisonnier, tout ce qui lui était
demeuré obscur fut à linstant même éclairé dun
jour éclatant. Ces tergiversations de Villefort
pendant linterrogatoire, cette lettre détruite, ce
serment exigé, cette voix presque suppliante du
magistrat qui, au lieu de menacer, semblait
implorer, tout lui revint à la mémoire ; il jeta un
404
cri, chancela un instant comme un homme ivre ;
puis, sélançant par louverture qui conduisait de
la cellule de labbé à la sienne :
« Oh ! dit-il, il faut que je sois seul pour
penser à tout cela. »
Et, en arrivant dans son cachot, il tomba sur
son lit, où le porte-clefs le retrouva le soir, assis,
les yeux fixes, les traits contractés, mais
immobile et muet comme une statue.
Pendant ces heures de méditation, qui sétaient
écoulées comme des secondes, il avait pris une
terrible résolution et fait un formidable serment.
Une voix tira Dantès de cette rêverie, cétait
celle de labbé Faria, qui, ayant reçu à son tour la
visite de son geôlier, venait inviter Dantès à
souper avec lui. Sa qualité de fou reconnu, et
surtout de fou divertissant, valait au vieux
prisonnier quelques privilèges, comme celui
davoir du pain un peu plus blanc et un petit
flacon de vin le dimanche. Or, on était justement
arrivé au dimanche, et labbé venait inviter son
jeune compagnon à partager son pain et son vin.
405
Dantès le suivit : toutes les lignes de son
visage sétaient remises et avaient repris leur
place accoutumée, mais avec une raideur et une
fermeté, si lon peut le dire, qui accusaient une
résolution prise. Labbé le regarda fixement.
« Je suis fâché de vous avoir aidé dans vos
recherches et de vous avoir dit ce que je vous ai
dit, fit-il.
Pourquoi cela ? demanda Dantès.
Parce que je vous ai infiltré dans le coeur un
sentiment qui ny était point : la vengeance. »
Dantès sourit.
« Parlons dautre chose », dit-il.
Labbé le regarda encore un instant et hocha
tristement la tête ; puis, comme len avait prié
Dantès, il parla dautre chose.
Le vieux prisonnier était un de ces hommes
dont la conversation, comme celle des gens qui
ont beaucoup souffert, contient des
enseignements nombreux et renferme un intérêt
soutenu ; mais elle nétait pas égoïste, et ce
malheureux ne parlait jamais de ses malheurs.
406
Dantès écoutait chacune de ses paroles avec
admiration : les unes correspondaient à des idées
quil avait déjà et à des connaissances qui étaient
du ressort de son état de marin, les autres
touchaient à des choses inconnues, et, comme ces
aurores boréales qui éclairent les navigateurs
dans les latitudes australes, montraient au jeune
homme des paysages et des horizons nouveaux,
illuminés de lueurs fantastiques. Dantès comprit
le bonheur quil y aurait pour une organisation
intelligente à suivre cet esprit élevé sur les
hauteurs morales, philosophiques ou sociales sur
lesquelles il avait lhabitude de se jouer.
« Vous devriez mapprendre un peu de ce que
vous savez, dit Dantès, ne fût-ce que pour ne pas
vous ennuyer avec moi. Il me semble maintenant
que vous devez préférer la solitude à un
compagnon sans éducation et sans portée comme
moi. Si vous consentez à ce que je vous demande,
je mengage à ne plus vous parler de fuir. »
Labbé sourit.
« Hélas ! mon enfant, dit-il, la science
humaine est bien bornée, et quand je vous aurai
407
appris les mathématiques, la physique, lhistoire
et les trois ou quatre langues vivantes que je
parle, vous saurez ce que je sais : or, toute cette
science, je serai deux ans à peine à la verser de
mon esprit dans le vôtre.
Deux ans ! dit Dantès, vous croyez que je
pourrais apprendre toutes ces choses en deux
ans ?
Dans leur application, non ; dans leurs
principes, oui : apprendre nest pas savoir ; il y a
les sachants et les savants : cest la mémoire qui
fait les uns, cest la philosophie qui fait les autres.
Mais ne peut-on apprendre la philosophie ?
La philosophie ne sapprend pas ; la
philosophie est la réunion des sciences acquises
au génie qui les applique : la philosophie, cest le
nuage éclatant sur lequel le Christ a posé le pied
pour remonter au ciel.
Voyons, dit Dantès, que mapprenez-vous
dabord ? Jai hâte de commencer, jai soif de
science.
Tout ! » dit labbé.
408
En effet, dès le soir, les deux prisonniers
arrêtèrent un plan déducation qui commença de
sexécuter le lendemain. Dantès avait une
mémoire prodigieuse, une facilité de conception
extrême : la disposition mathématique de son
esprit le rendait apte à tout comprendre par le
calcul, tandis que la poésie du marin corrigeait
tout ce que pouvait avoir de trop matériel la
démonstration réduite à la sécheresse des chiffres
ou à la rectitude des lignes ; il savait déjà,
dailleurs, litalien et un peu de romaïque, quil
avait appris dans ses voyages dOrient. Avec ces
deux langues, il comprit bientôt le mécanisme de
toutes les autres, et, au bout de six mois, il
commençait à parler lespagnol, langlais et
lallemand.
Comme il lavait dit à labbé Faria, soit que la
distraction que lui donnait létude lui tînt lieu de
liberté, soit quil fût, comme nous lavons vu
déjà, rigide observateur de sa parole, il ne parlait
plus de fuir, et les journées sécoulaient pour lui
rapides et instructives. Au bout dun an, cétait un
autre homme.
409
Quant à labbé Faria, Dantès remarqua que,
malgré la distraction que sa présence avait
apportée à sa captivité, il sassombrissait tous les
jours. Une pensée incessante et éternelle
paraissait assiéger son esprit ; il tombait dans de
profondes rêveries, soupirait involontairement, se
levait tout à coup, croisait les bras et se promenait
sombre autour de sa prison.
Un jour, il sarrêta tout à coup au milieu dun
de ces cercles cent fois répétés quil décrivait
autour de sa chambre, et sécria :
« Ah ! sil ny avait pas de sentinelle !
Il ny aura de sentinelle quautant que vous
le voudrez bien, reprit Dantès qui avait suivi sa
pensée à travers la boîte de son cerveau comme à
travers un cristal.
Ah ! je vous lai dit, reprit labbé, je répugne
à un meurtre.
Et cependant ce meurtre, sil est commis, le
sera par linstinct de notre conservation, par un
sentiment de défense personnelle.
Nimporte, je ne saurais.
410
Vous y pensez, cependant ?
Sans cesse, sans cesse, murmura labbé.
Et vous avez trouvé un moyen, nest-ce
pas ? dit vivement Dantès.
Oui, sil arrivait quon pût mettre sur la
galerie une sentinelle aveugle et sourde.
Elle sera aveugle, elle sera sourde, répondit
le jeune homme avec un accent de résolution qui
épouvanta labbé.
Non, non ! sécria-t-il ; impossible. »
Dantès voulut le retenir sur ce sujet, mais
labbé secoua la tête et refusa de répondre
davantage.
Trois mois sécoulèrent.
« Êtes-vous fort ? » demanda un jour labbé à
Dantès.
Dantès, sans répondre, prit le ciseau, le tordit
comme un fer à cheval et le redressa.
« Vous engageriez-vous à ne tuer la sentinelle
quà la dernière extrémité ?
Oui, sur lhonneur.
411
Alors, dit labbé, nous pourrons exécuter
notre dessein.
Et combien nous faudra-t-il de temps pour
lexécuter ?
Un an, au moins.
Mais nous pourrions nous mettre au travail ?
Tout de suite.
Oh ! voyez donc, nous avons perdu un an,
sécria Dantès.
Trouvez-vous que nous layons perdu ? dit
labbé.
Oh ! pardon, pardon, sécria Edmond
rougissant.
Chut ! dit labbé, lhomme nest jamais
quun homme ; et vous êtes encore un des
meilleurs que jaie connus. Tenez, voici mon
plan. »
Labbé montra alors à Dantès un dessin quil
avait tracé : cétait le plan de sa chambre, de celle
de Dantès et du corridor qui joignait lune à
lautre. Au milieu de cette galerie, il établissait un
412
boyau pareil à celui quon pratique dans les
mines. Ce boyau menait les deux prisonniers sous
la galerie où se promenait la sentinelle ; une fois
arrivés là, ils pratiquaient une large excavation,
descellaient une des dalles qui formaient le
plancher de la galerie ; la dalle, à un moment
donné, senfonçait sous le poids du soldat, qui
disparaissait englouti dans lexcavation ; Dantès
se précipitait sur lui au moment où, tout étourdi
de sa chute, il ne pouvait se défendre, le liait, le
bâillonnait, et tous deux alors, passant par une
des fenêtres de cette galerie, descendaient le long
de la muraille extérieure à laide de léchelle de
corde et se sauvaient.
Dantès battit des mains et ses yeux
étincelèrent de joie ; ce plan était si simple quil
devait réussir.
Le même jour, les mineurs se mirent à
louvrage avec dautant plus dardeur que ce
travail succédait à un long repos, et ne faisait,
selon toute probabilité, que continuer la pensée
intime et secrète de chacun deux.
Rien ne les interrompait que lheure à laquelle
413
chacun deux était forcé de rentrer chez soi pour
recevoir la visite du geôlier. Ils avaient, au reste,
pris lhabitude de distinguer, au bruit
imperceptible des pas, le moment où cet homme
descendait, et jamais ni lun ni lautre ne fut pris
à limproviste. La terre quils extrayaient de la
nouvelle galerie, et qui eût fini par combler
lancien corridor, était jetée petit à petit, et avec
des précautions inouïes, par lune ou lautre des
deux fenêtres du cachot de Dantès ou du cachot
de Faria : on la pulvérisait avec soin, et le vent de
la nuit lemportait au loin sans quelle laissât de
traces.
Plus dun an se passa à ce travail exécuté avec
un ciseau, un couteau et un levier de bois pour
tous instruments ; pendant cette année, et tout en
travaillant, Faria continuait dinstruire Dantès, lui
parlant tantôt une langue, tantôt une autre, lui
apprenant lhistoire des nations et des grands
hommes qui laissent de temps en temps derrière
eux une de ces traces lumineuses quon appelle la
gloire. Labbé, homme du monde et du grand
monde, avait en outre, dans ses manières, une
sorte de majesté mélancolique dont Dantès, grâce
414
à lesprit dassimilation dont la nature lavait
doué, sut extraire cette politesse élégante qui lui
manquait et ces façons aristocratiques que lon
nacquiert dhabitude que par le frottement des
classes élevées ou la société des hommes
supérieurs.
Au bout de quinze mois, le trou était achevé ;
lexcavation était faite sous la galerie ; on
entendait passer et repasser la sentinelle, et les
deux ouvriers, qui étaient forcés dattendre une
nuit obscure et sans lune pour rendre leur évasion
plus certaine encore, navaient plus quune
crainte : cétait de voir le sol trop hâtif
seffondrer de lui-même sous les pieds du soldat.
On obvia à cet inconvénient en plaçant une
espèce de petite poutre, quon avait trouvée dans
les fondations comme un support. Dantès était
occupé à la placer, lorsquil entendit tout à coup
labbé Faria, resté dans la chambre du jeune
homme, où il soccupait de son côté à aiguiser
une cheville destinée à maintenir léchelle de
corde, qui lappelait avec un accent de détresse.
Dantès rentra vivement, et aperçut labbé, debout
au milieu de la chambre, pâle, la sueur au front et
415
les mains crispées.
« Oh ! mon Dieu ! sécria Dantès, quy a-t-il,
et quavez-vous donc ?
Vite, vite ! dit labbé, écoutez-moi. »
Dantès regarda le visage livide de Faria, ses
yeux cernés dun cercle bleuâtre, ses lèvres
blanches, ses cheveux hérissés ; et, dépouvante,
il laissa tomber à terre le ciseau quil tenait à la
main.
« Mais quy a-t-il donc ? sécria Edmond.
Je suis perdu ! dit labbé ; écoutez-moi. Un
mal terrible, mortel peut-être, va me saisir ;
laccès arrive, je le sens : déjà jen fus atteint
lannée qui précéda mon incarcération. À ce mal
il nest quun remède, je vais vous le dire : courez
vite chez moi, levez le pied du lit ; ce pied est
creux, vous y trouverez un petit flacon à moitié
plein dune liqueur rouge, apportez-le ; ou plutôt,
non, non, je pourrais être surpris ici ; aidez-moi à
rentrer chez moi pendant que jai encore quelques
forces. Qui sait ce qui va arriver le temps que
durera laccès ?
416
Dantès, sans perdre la tête, bien que le
malheur qui le frappait fût immense, descendit
dans le corridor, traînant son malheureux
compagnon après lui, et le conduisant, avec une
peine infinie, jusquà lextrémité opposée, se
retrouva dans la chambre de labbé quil déposa
sur son lit.
« Merci, dit labbé, frissonnant de tous ses
membres comme sil sortait dune eau glacée.
Voici le mal qui vient, je vais tomber en
catalepsie ; peut-être ne ferai-je pas un
mouvement, peut-être ne jetterai-je pas une
plainte ; mais peut-être aussi jécumerai, je me
raidirai, je crierai ; tâchez que lon nentende pas
mes cris, cest limportant, car alors peut-être me
changerait-on de chambre, et nous serions
séparés à tout jamais. Quand vous me verrez
immobile, froid et mort, pour ainsi dire,
seulement à cet instant, entendez-vous bien,
desserrez-moi les dents avec le couteau, faites
couler dans ma bouche huit à dix gouttes de cette
liqueur, et peut-être reviendrai-je.
Peut-être ? sécria douloureusement Dantès.
417
À moi ! à moi ! sécria labbé, je me... je me
m... »
Laccès fut si subit et si violent que le
malheureux prisonnier ne put même achever le
mot commencé ; un nuage passa sur son front,
rapide et sombre comme les tempêtes de la mer ;
la crise dilata ses yeux, tordit sa bouche,
empourpra ses joues ; il sagita, écuma, rugit ;
mais ainsi quil lavait recommandé lui-même,
Dantès étouffa ses cris sous sa couverture. Cela
dura deux heures. Alors, plus inerte quune
masse, plus pâle et plus froid que le marbre, plus
brisé quun roseau foulé aux pieds, il tomba, se
raidit encore dans une dernière convulsion et
devint livide.
Edmond attendit que cette mort apparente eût
envahi le corps et glacé jusquau coeur ; alors il
prit le couteau, introduisit la lame entre les dents,
desserra avec une peine infinie les mâchoires
crispées, compta lune après lautre dix gouttes
de la liqueur rouge, et attendit.
Une heure sécoula sans que le vieillard fît le
moindre mouvement. Dantès craignait davoir
418
attendu trop tard, et le regardait, les deux mains
enfoncées dans ses cheveux. Enfin une légère
coloration parut sur ses joues ; ses yeux,
constamment restés ouverts et atones, reprirent
leur regard, un faible soupir séchappa de sa
bouche, il fit un mouvement.
« Sauvé ! sauvé ! » sécria Dantès.
Le malade ne pouvait point parler encore,
mais il étendit avec une anxiété visible la main
vers la porte. Dantès écouta, et entendit les pas du
geôlier : il allait être sept heures et Dantès navait
pas eu le loisir de mesurer le temps.
Le jeune homme bondit vers louverture, sy
enfonça, replaça la dalle au-dessus de sa tête, et
rentra chez lui.
Un instant après, sa porte souvrit à son tour,
et le geôlier, comme dhabitude, trouva le
prisonnier assis sur son lit.
À peine eut-il le dos tourné, à peine le bruit
des pas se fut-il perdu dans le corridor, que
Dantès, dévoré dinquiétude, reprit sans songer à
manger, le chemin quil venait de faire, et,
419
soulevant la dalle avec sa tête, et rentra dans la
chambre de labbé.
Celui-ci avait repris connaissance, mais il était
toujours étendu, inerte et sans force, sur son lit.
« Je ne comptais plus vous revoir, dit-il à
Dantès.
Pourquoi cela ? demanda le jeune homme ;
comptiez-vous donc mourir ?
Non ; mais tout est prêt pour votre fuite, et je
comptais que vous fuiriez. »
La rougeur de lindignation colora les joues de
Dantès.
« Sans vous ! sécria-t-il ; mavez-vous
véritablement cru capable de cela ?
À présent, je vois que je métais trompé, dit
le malade. Ah ! je suis bien faible, bien brisé,
bien anéanti.
Courage, vos forces reviendront », dit
Dantès, sasseyant près du lit de Faria et lui
prenant les mains.
Labbé secoua la tête.
420
« La dernière fois, dit-il, laccès dura une
demi-heure, après quoi jeus faim et me relevai
seul ; aujourdhui, je ne puis remuer ni ma jambe
ni mon bras droit ; ma tête est embarrassée, ce
qui prouve un épanchement au cerveau. La
troisième fois, jen resterai paralysé entièrement
ou je mourrai sur le coup.
Non, non, rassurez-vous, vous ne mourrez
pas ; ce troisième accès, sil vous prend, vous
trouvera libre. Nous vous sauverons comme cette
fois, et mieux que cette fois, car nous aurons tous
les secours nécessaires.
Mon ami, dit le vieillard, ne vous abusez
pas, la crise qui vient de se passer ma condamné
à une prison perpétuelle : pour fuir, il faut
pouvoir marcher.
Eh bien, nous attendrons huit jours, un mois,
deux mois, sil le faut ; dans cet intervalle, vos
forces reviendront ; tout est préparé pour notre
fuite, et nous avons la liberté den choisir lheure
et le moment. Le jour où vous vous sentirez assez
de forces pour nager, eh bien, ce jour-là, nous
mettrons notre projet à exécution.
421
Je ne nagerai plus, dit Faria, ce bras est
paralysé, non pas pour un jour, mais à jamais.
Soulevez-le vous-même, et voyez ce quil pèse. »
Le jeune homme souleva le bras, qui retomba
insensible. Il poussa un soupir.
« Vous êtes convaincu, maintenant, nest-ce
pas, Edmond ? dit Faria ; croyez-moi, je sais ce
que je dis : depuis la première attaque que jaie
eue de ce mal, je nai pas cessé dy réfléchir. Je
lattendais, car cest un héritage de famille ; mon
père est mort à la troisième crise, mon aïeul aussi.
Le médecin qui ma composé cette liqueur, et qui
nest autre que le fameux Cabanis, ma prédit le
même sort.
Le médecin se trompe, sécria Dantès ; quant
à votre paralysie, elle ne me gêne pas, je vous
prendrai sur mes épaules et je nagerai en vous
soutenant.
Enfant, dit labbé, vous êtes marin, vous êtes
nageur, vous devez par conséquent savoir quun
homme chargé dun fardeau pareil ne ferait pas
cinquante brasses dans la mer. Cessez de vous
laisser abuser par des chimères dont votre
422
excellent coeur nest pas même la dupe : je
resterai donc ici jusquà ce que sonne lheure de
ma délivrance, qui ne peut plus être maintenant
que celle de la mort. Quant à vous, fuyez, partez !
Vous êtes jeune, adroit et fort, ne vous inquiétez
pas de moi, je vous rends votre parole.
Cest bien, dit Dantès. Eh bien, alors, moi
aussi, je resterai. »
Puis, se levant et étendant une main solennelle
sur le vieillard :
« Par le sang du Christ, je jure de ne vous
quitter quà votre mort ! »
Faria considéra ce jeune homme si noble, si
simple, si élevé, et lut sur ses traits, animés par
lexpression du dévouement le plus pur, la
sincérité de son affection et la loyauté de son
serment.
« Allons dit le malade, jaccepte, merci. »
Puis, lui tendant la main :
« Vous serez peut-être récompensé de ce
dévouement si désintéressé, lui dit-il ; mais
comme je ne puis et que vous ne voulez pas
423
partir, il importe que nous bouchions le souterrain
fait sous la galerie : le soldat peut découvrir en
marchant la sonorité de lendroit miné, appeler
lattention dun inspecteur, et alors nous serions
découverts et séparés. Allez faire cette besogne,
dans laquelle je ne puis plus malheureusement
vous aider ; employez-y toute la nuit, sil le faut,
et ne revenez que demain matin après la visite du
geôlier, jaurai quelque chose dimportant à vous
dire. »
Dantès prit la main de labbé, qui le rassura
par un sourire, et sortit avec cette obéissance et ce
respect quil avait voués à son vieil ami.
424
18
Le trésor
Lorsque Dantès rentra le lendemain matin
dans la chambre de son compagnon de captivité,
il trouva Faria assis, le visage calme.
Sous le rayon qui glissait à travers létroite
fenêtre de sa cellule, il tenait ouvert dans sa main
gauche, la seule, on se le rappelle, dont lusage
lui fût resté, un morceau de papier, auquel
lhabitude dêtre roulé en un mince volume avait
imprimé la forme dun cylindre rebelle à
sétendre.
Il montra sans rien dire le papier à Dantès.
« Quest-ce cela ? demanda celui-ci.
Regardez bien, dit labbé en souriant.
Je regarde de tous mes yeux, dit Dantès, et je
ne vois rien quun papier à demi brûlé, et sur
425
lequel sont tracés des caractères gothiques avec
une encre singulière.
Ce papier, mon ami, dit Faria, est, je puis
vous tout avouer maintenant, puisque je vous ai
éprouvé, ce papier, cest mon trésor, dont à
compter daujourdhui la moitié vous
appartient. »
Une sueur froide passa sur le front de Dantès.
Jusquà ce jour, et pendant quel espace de temps !
il avait évité de parler avec Faria de ce trésor,
source de laccusation de folie qui pesait sur le
pauvre abbé ; avec sa délicatesse instinctive,
Edmond avait préféré ne pas toucher cette corde
douloureusement vibrante ; et, de son côté, Faria
sétait tu. Il avait pris le silence du vieillard pour
un retour à la raison ; aujourdhui, ces quelques
mots, échappés à Faria après une crise si pénible,
semblaient annoncer une grave rechute
daliénation mentale.
« Votre trésor ? » balbutia Dantès.
Faria sourit.
« Oui, dit-il ; en tout point vous êtes un noble
426
coeur, Edmond, et je comprends, à votre pâleur et
à votre frisson, ce qui se passe en vous en ce
moment. Non, soyez tranquille, je ne suis pas fou.
Ce trésor existe, Dantès, et sil ne ma pas été
donné de le posséder, vous le posséderez, vous :
personne na voulu mécouter ni me croire parce
quon me jugeait fou ; mais vous, qui devez
savoir que je ne le suis pas, écoutez-moi, et vous
me croirez après si vous voulez.
Hélas ! murmura Edmond en lui-même, le
voilà retombé ! ce malheur me manquait. »
Puis tout haut :
« Mon ami, dit-il à Faria, votre accès vous a
peut-être fatigué, ne voulez-vous pas prendre un
peu de repos ? Demain, si vous le désirez,
jentendrai votre histoire, mais aujourdhui je
veux vous soigner, voilà tout. Dailleurs,
continua-t-il en souriant, un trésor, est-ce bien
pressé pour nous ?
Fort pressé, Edmond ! répondit le vieillard.
Qui sait si demain, après-demain peut-être,
narrivera pas le troisième accès ? Songez que
tout serait fini alors ! Oui, cest vrai, souvent jai
427
pensé avec un amer plaisir à ces richesses, qui
feraient la fortune de dix familles, perdues pour
ces hommes qui me persécutaient : cette idée me
servait de vengeance, et je la savourais lentement
dans la nuit de mon cachot et dans le désespoir de
ma captivité. Mais à présent que jai pardonné au
monde pour lamour de vous, maintenant que je
vous vois jeune et plein davenir, maintenant que
je songe à tout ce qui peut résulter pour vous de
bonheur à la suite dune pareille révélation, je
frémis du retard, et je tremble de ne pas assurer à
un propriétaire si digne que vous lêtes la
possession de tant de richesses enfouies. »
Edmond détourna la tête en soupirant.
« Vous persistez dans votre incrédulité,
Edmond, poursuivit Faria, ma voix ne vous a
point convaincu ? Je vois quil vous faut des
preuves. Eh bien, lisez ce papier que je nai
montré à personne.
Demain, mon ami, dit Edmond répugnant à
se prêter à la folie du vieillard ; je croyais quil
était convenu que nous ne parlerions de cela que
demain.
428
Nous nen parlerons que demain, mais lisez
ce papier aujourdhui.
Ne lirritons point », pensa Edmond.
Et, prenant ce papier, dont la moitié manquait,
consumée quelle avait été sans doute par
quelque accident, il lut.
Ce trésor qui peut monter à deux
décus romains dans langle le plus él
de la seconde ouverture, lequel
déclare lui appartenir en toute pro
tier
25 avril 149
« Eh bien, dit Faria quand le jeune homme eut
fini sa lecture.
Mais répondit Dantès, je ne vois là que des
lignes tronquées, des mots sans suite ; les
caractères sont interrompus par laction du feu et
restent inintelligibles.
429
Pour vous, mon ami, qui les lisez pour la
première fois, mais pas pour moi qui ai pâli
dessus pendant bien des nuits, qui ai reconstruit
chaque phrase, complété chaque pensée.
Et vous croyez avoir trouvé ce sens
suspendu ?
Jen suis sûr, vous en jugerez vous-même ;
mais dabord écoutez lhistoire de ce papier.
Silence ! sécria Dantès... Des pas !... On
approche... je pars... Adieu ! »
Et Dantès, heureux déchapper à lhistoire et à
lexplication qui neussent pas manqué de lui
confirmer le malheur de son ami, se glissa
comme une couleuvre par létroit couloir, tandis
que Faria rendu à une sorte dactivité par la
terreur, repoussait du pied la dalle quil
recouvrait dune natte afin de cacher aux yeux la
solution de continuité quil navait pas eu le
temps de faire disparaître.
Cétait le gouverneur qui, ayant appris par le
geôlier laccident de Faria, venait sassurer par
lui-même de sa gravité.
430
Faria le reçut assis, évita tout geste
compromettant, et parvint à cacher au gouverneur
la paralysie qui avait déjà frappé de mort la
moitié de sa personne. Sa crainte était que le
gouverneur, touché de pitié pour lui, ne le voulût
mettre dans une prison plus saine et ne le séparât
ainsi de son jeune compagnon ; mais il nen fut
heureusement pas ainsi, et le gouverneur se retira
convaincu que son pauvre fou, pour lequel il
ressentait au fond du coeur une certaine affection,
nétait atteint que dune indisposition légère.
Pendant ce temps, Edmond, assis sur son lit et
la tête dans ses mains, essayait de rassembler ses
pensées ; tout était si raisonné, si grand et si
logique dans Faria depuis quil le connaissait,
quil ne pouvait comprendre cette suprême
sagesse sur tous les points alliée à la déraison sur
un seul : était-ce Faria qui se trompait sur son
trésor, était-ce tout le monde qui se trompait sur
Faria ?
Dantès resta chez lui toute la journée, nosant
retourner chez son ami. Il essayait de reculer
ainsi le moment où il acquerrait la certitude que
431
labbé était fou. Cette conviction devait être
effroyable pour lui.
Mais vers le soir, après lheure de la visite
ordinaire, Faria, ne voyant pas revenir le jeune
homme, essaya de franchir lespace qui le
séparait de lui. Edmond frissonna en entendant
les efforts douloureux que faisait le vieillard pour
se traîner : sa jambe était inerte, et il ne pouvait
plus saider de son bras. Edmond fut obligé de
lattirer à lui, car il neût jamais pu sortir seul par
létroite ouverture qui donnait dans la chambre de
Dantès.
« Me voici impitoyablement acharné à votre
poursuite, dit-il avec un sourire rayonnant de
bienveillance. Vous aviez cru pouvoir échapper à
ma magnificence, mais il nen sera rien. Écoutez
donc. »
Edmond vit quil ne pouvait reculer ; il fit
asseoir le vieillard sur son lit, et se plaça près de
lui sur son escabeau.
« Vous savez, dit labbé, que jétais le
secrétaire, le familier, lami du cardinal Spada, le
dernier des princes de ce nom. Je dois à ce digne
432
seigneur tout ce que jai goûté de bonheur en
cette vie. Il nétait pas riche bien que les richesses
de sa famille fussent proverbiales et que jaie
entendu dire souvent : Riche comme un Spada.
Mais lui, comme le bruit public, vivait sur cette
réputation dopulence. Son palais fut mon
paradis. Jinstruisis ses neveux, qui sont morts, et
lorsquil fut seul au monde, je lui rendis, par un
dévouement absolu à ses volontés, tout ce quil
avait fait pour moi depuis dix ans.
« La maison du cardinal neut bientôt plus de
secrets pour moi ; javais vu souvent
Monseigneur travailler à compulser des livres
antiques et fouiller avidement dans la poussière
des manuscrits de famille. Un jour que je lui
reprochais ses inutiles veilles et lespèce
dabattement qui les suivait, il me regarda en
souriant amèrement et mouvrit un livre qui est
lhistoire de la ville de Rome. Là, au vingtième
chapitre de la Vie du pape Alexandre VI, il y
avait les lignes suivantes, que je nai pu jamais
oublier :
« Les grandes guerres de la Romagne étaient
433
terminées. César Borgia, qui avait achevé sa
conquête, avait besoin dargent pour acheter
lItalie tout entière. Le pape avait également
besoin dargent pour en finir avec Louis XII, roi
de France, encore terrible malgré ses derniers
revers. Il sagissait donc de faire une bonne
spéculation, ce qui devenait difficile dans cette
pauvre Italie épuisée.
« Sa Sainteté eut une idée. Elle résolut de faire
deux cardinaux.
« En choisissant deux des grands personnages
de Rome, deux riches surtout, voici ce qui
revenait au Saint-Père de la spéculation : dabord
il avait à vendre les grandes charges et les
emplois magnifiques dont ces deux cardinaux
étaient en possession ; en outre, il pouvait
compter sur un prix très brillant de la vente de ces
deux chapeaux.
« Il restait une troisième part de spéculation,
qui va apparaître bientôt.
« Le pape et César Borgia trouvèrent dabord
les deux cardinaux futurs : cétait Jean
Rospigliosi, qui tenait à lui seul quatre des plus
434
hautes dignités du Saint-Siège, puis César Spada,
lun des plus nobles et des plus riches Romains.
Lun et lautre sentaient le prix dune pareille
faveur du pape. Ils étaient ambitieux. Ceux-là
trouvés, César trouva bientôt des acquéreurs pour
leurs charges.
« Il résulta que Rospigliosi et Spada payèrent
pour être cardinaux, et que huit autres payèrent
pour être ce quétaient auparavant les deux
cardinaux de création nouvelle. Il entra huit cent
mille écus dans les coffres des spéculateurs.
« Passons à la dernière partie de la
spéculation, il est temps. Le pape ayant comblé
de caresses Rospigliosi et Spada, leur ayant
conféré les insignes du cardinalat, sûr quils
avaient dû, pour acquitter la dette non fictive de
leur reconnaissance, rapprocher et réaliser leur
fortune pour se fixer à Rome, le pape et César
Borgia invitèrent à dîner ces deux cardinaux.
« Ce fut le sujet dune contestation entre le
Saint-Père et son fils : César pensait quon
pouvait user de lun de ces moyens quil tenait
toujours à la disposition de ses amis intimes,
435
savoir : dabord, de la fameuse clef avec laquelle
on priait certaines gens daller ouvrir certaine
armoire. Cette clef était garnie dune petite pointe
de fer, négligence de louvrier. Lorsquon forçait
pour ouvrir larmoire, dont la serrure était
difficile, on se piquait avec cette petite pointe, et
lon en mourait le lendemain. Il y avait aussi la
bague à tête de lion, que César passait à son doigt
lorsquil donnait de certaines poignées de main.
Le lion mordait lépiderme de ces mains
favorisées, et la morsure était mortelle au bout de
vingt-quatre heures.
« César proposa donc à son père, soit
denvoyer les cardinaux ouvrir larmoire, soit de
leur donner à chacun une cordiale poignée de
main, mais Alexandre VI lui répondit :
« Ne regardons pas à un dîner quand il sagit
de ces excellents cardinaux Spada et Rospigliosi.
Quelque chose me dit que nous regagnerons cet
argent-là. Dailleurs, vous oubliez, César, quune
indigestion se déclare tout de suite, tandis quune
piqûre ou une morsure naboutissent quaprès un
jour ou deux.
436
« César se rendit à ce raisonnement. Voilà
pourquoi les cardinaux furent invités à ce dîner.
« On dressa le couvert dans la vigne que
possédait le pape près de Saint-Pierre-ès-Liens,
charmante habitation que les cardinaux
connaissaient bien de réputation.
« Rospigliosi, tout étourdi de sa dignité
nouvelle, apprêta son estomac et sa meilleure
mine. Spada, homme prudent et qui aimait
uniquement son neveu, jeune capitaine de la plus
belle espérance, prit du papier, une plume, et fit
son testament.
« Il fit dire ensuite à ce neveu de lattendre
aux environs de la vigne, mais il paraît que le
serviteur ne le trouva pas.
« Spada connaissait la coutume des
invitations. Depuis que le christianisme,
éminemment civilisateur, avait apporté ses
progrès dans Rome, ce nétait plus un centurion
qui arrivait de la part du tyran vous dire : « César
veut que tu meures » ; mais cétait un légat a
latere, qui venait, la bouche souriante, vous dire
de la part du pape : « Sa Sainteté veut que vous
437
dîniez avec elle. »
« Spada partit vers les deux heures pour la
vigne de Saint-Pierre-ès-Liens ; le pape ly
attendait. La première figure qui frappa les yeux
de Spada fut celle de son neveu tout paré, tout
gracieux, auquel César Borgia prodiguait les
caresses. Spada pâlit ; et César, qui lui décocha
un regard plein dironie, laissa voir quil avait
tout prévu, que le piège était bien dressé.
« On dîna. Spada navait pu que demander à
son neveu : « Avez-vous reçu mon message ? »
Le neveu répondit que non et comprit
parfaitement la valeur de cette question : il était
trop tard, car il venait de boire un verre
dexcellent vin mis à part pour lui par le
sommelier du pape. Spada vit au même moment
approcher une autre bouteille dont on lui offrit
libéralement. Une heure après, un médecin les
déclarait tous deux empoisonnés par des morilles
vénéneuses, Spada mourait sur le seuil de la
vigne, le neveu expirait à sa porte en faisant un
signe que sa femme ne comprit pas.
« Aussitôt César et le pape sempressèrent
438
denvahir lhéritage, sous prétexte de rechercher
les papiers des défunts. Mais lhéritage consistait
en ceci : un morceau de papier sur lequel Spada
avait écrit :
« Je lègue à mon neveu bien-aimé mes coffres,
mes livres, parmi lesquels mon beau bréviaire à
coins dor, désirant quil garde ce souvenir de son
oncle affectionné.
« Les héritiers cherchèrent partout, admirèrent
le bréviaire, firent main basse sur les meubles et
sétonnèrent que Spada, lhomme riche, fût
effectivement le plus misérable des oncles ; de
trésors, aucun : si ce nest des trésors de science
renfermés dans la bibliothèque et les laboratoires.
« Ce fut tout. César et son père cherchèrent,
fouillèrent et espionnèrent, on ne trouva rien, ou
du moins très peu de chose : pour un millier
décus, peut-être, dorfèvrerie, et pour autant à
peu près dargent monnayé ; mais le neveu avait
eu le temps de dire en rentrant à sa femme :
« Cherchez parmi les papiers de mon oncle, il
y a un testament réel. »
439
« On chercha plus activement encore peut-être
que navaient fait les augustes héritiers. Ce fut en
vain : il resta deux palais et une vigne derrière le
Palatin. Mais à cette époque les biens
immobiliers avaient une valeur médiocre ; les
deux palais et la vigne restèrent à la famille,
comme indignes de la rapacité du pape et de son
fils.
« Les mois et les années sécoulèrent.
Alexandre VI mourut empoisonné, vous savez
par quelle méprise ; César, empoisonné en même
temps que lui, en fut quitte pour changer de peau
comme un serpent, et revêtir une nouvelle
enveloppe où le poison avait laissé des taches
pareilles à celles que lon voit sur la fourrure du
tigre ; enfin, forcé de quitter Rome, il alla se faire
tuer obscurément dans une escarmouche nocturne
et presque oubliée par lhistoire.
« Après la mort du pape, après lexil de son
fils, on sattendait généralement à voir reprendre
à la famille le train princier quelle menait du
temps du cardinal Spada ; mais il nen fut pas
ainsi. Les Spada restèrent dans une aisance
440
douteuse, un mystère éternel pesa sur cette
sombre affaire, et le bruit public fut que César,
meilleur politique que son père, avait enlevé au
pape la fortune des deux cardinaux ; je dis des
deux, parce que le cardinal Rospigliosi, qui
navait pris aucune précaution, fut dépouillé
complètement.
« Jusquà présent, interrompit Faria en
souriant, cela ne vous semble pas trop insensé,
nest-ce pas ?
Ô mon ami, dit Dantès, il me semble que je
lis, au contraire, une chronique pleine dintérêt.
Continuez, je vous prie.
Je continue :
« La famille saccoutuma à cette obscurité.
Les années sécoulèrent ; parmi les descendants
les uns furent soldats, les autres diplomates ;
ceux-ci gens dÉglise, ceux-là banquiers ; les uns
senrichirent, les autres achevèrent de se ruiner.
Jarrive au dernier de la famille, à celui-là dont je
fus le secrétaire, au comte de Spada.
« Je lavais bien souvent entendu se plaindre
441
de la disproportion de sa fortune avec son rang,
aussi lui avais-je donné le conseil de placer le peu
de biens qui lui restait en rentes viagères ; il
suivit ce conseil, et doubla ainsi son revenu.
« Le fameux bréviaire était resté dans la
famille, et cétait le comte de Spada qui le
possédait : on lavait conservé de père en fils, car
la clause bizarre du seul testament quon eût
retrouvé en avait fait une véritable relique gardée
avec une superstitieuse vénération dans la
famille ; cétait un livre enluminé des plus belles
figures gothiques, et si pesant dor, quun
domestique le portait toujours devant le cardinal
dans les jours de grande solennité.
« À la vue des papiers de toutes sortes, titres,
contrats, parchemins, quon gardait dans les
archives de la famille et qui tous venaient du
cardinal empoisonné, je me mis à mon tour,
comme vingt serviteurs, vingt intendants, vingt
secrétaires qui mavaient précédé, à compulser
les liasses formidables : malgré lactivité et la
religion de mes recherches, je ne retrouvai
absolument rien. Cependant javais lu, javais
442
même écrit une histoire exacte et presque
éphéméridique de la famille des Borgia, dans le
seul but de massurer si un supplément de fortune
était survenu à ces princes à la mort de mon
cardinal César Spada, et je ny avais remarqué
que laddition des biens du cardinal Rospigliosi,
son compagnon dinfortune.
« Jétais donc à peu près sûr que lhéritage
navait profité ni aux Borgia ni à la famille, mais
était resté sans maître, comme ces trésors des
contes arabes qui dorment au sein de la terre sous
les regards dun génie. Je fouillai, je comptai, je
supputai mille et mille fois les revenus et les
dépenses de la famille depuis trois cents ans : tout
fut inutile, je restai dans mon ignorance, et le
comte de Spada dans sa misère.
« Mon patron mourut. De sa rente en viager il
avait excepté ses papiers de famille, sa
bibliothèque, composée de cinq mille volumes, et
son fameux bréviaire. Il me légua tout cela, avec
un millier décus romains quil possédait en
argent comptant, à la condition que je ferais dire
des messes anniversaires et que je dresserais un
443
arbre généalogique et une histoire de sa maison,
ce que je fis fort exactement...
« Tranquillisez-vous, mon cher Edmond, nous
approchons de la fin.
« En 1807, un mois avant mon arrestation et
quinze jours après la mort du comte de Spada, le
25 du mois de décembre, vous allez comprendre
tout à lheure comment la date de ce jour
mémorable est restée dans mon souvenir, je
relisais pour la millième fois ces papiers que je
coordonnais, car, le palais appartenant désormais
à un étranger, jallais quitter Rome pour aller
métablir à Florence, en emportant une douzaine
de mille livres que je possédais, ma bibliothèque
et mon fameux bréviaire, lorsque, fatigué de cette
étude assidue, mal disposé par un dîner assez
lourd que javais fait, je laissai tomber ma tête sur
mes deux mains et mendormis : il était trois
heures de laprès-midi.
« Je me réveillai comme la pendule sonnait six
heures.
« Je levai la tête, jétais dans lobscurité la
plus profonde. Je sonnai pour quon mapportât
444
de la lumière, personne ne vint ; je résolus alors
de me servir moi-même. Cétait dailleurs une
habitude de philosophe quil allait me falloir
prendre. Je pris dune main une bougie toute
préparée, et de lautre je cherchai, à défaut des
allumettes absentes de leur boîte, un papier que je
comptais allumer à un dernier reste de flamme
au-dessus du foyer ; mais, craignant dans
lobscurité de prendre un papier précieux à la
place dun papier inutile, jhésitais, lorsque je me
rappelai avoir vu, dans le fameux bréviaire qui
était posé sur la table à côté de moi, un vieux
papier tout jaune par le haut, qui avait lair de
servir de signet, et qui avait traversé les siècles,
maintenu à sa place par la vénération des
héritiers. Je cherchai, en tâtonnant, cette feuille
inutile, je la trouvai, je la tordis, et, la présentant
à la flamme mourante, je lallumai.
« Mais, sous mes doigts, comme par magie, à
mesure que le feu montait, je vis des caractères
jaunâtres sortir du papier blanc et apparaître sur
la feuille ; alors la terreur me prit : je serrai dans
mes mains le papier, jétouffai le feu, jallumai
directement la bougie au foyer, je rouvris avec
445
une indicible émotion la lettre froissée, et je
reconnus quune encre mystérieuse et
sympathique avait tracé ces lettres apparentes
seulement au contact de la vive chaleur. Un peu
plus du tiers du papier avait été consumé par la
flamme : cest ce papier que vous avez lu ce
matin ; relisez-le, Dantès ; puis quand vous
laurez relu, je vous compléterai, moi, les phrases
interrompues et le sens incomplet. »
Et Faria, interrompant, offrit le papier à
Dantès qui, cette fois, relut avidement les mots
suivants tracés avec une encre rousse, pareille à
la rouille :
Cejourdhui 25 avril 1498, ay
Alexandre VI, et craignant que, non
il ne veuille hériter de moi et ne me ré
et Bentivoglio, morts empoisonnés,
mon légataire universel, que jai enf
pour lavoir visité avec moi, cest-à-dire dans
île de Monte-Cristo, tout ce que je pos
446
reries, diamants, bijoux ; que seul
peut monter à peu près à deux mil
trouvera ayant levé la vingtième roch
crique de lEst en droite ligne. Deux ouvertu
dans ces grottes : le trésor est dans langle le
plus é
lequel trésor je lui lègue et cède en tou
seul héritier.
25 avril 1498
CÉS
« Maintenant, reprit labbé, lisez cet autre
papier. »
Et il présenta à Dantès une seconde feuille
avec dautres fragments de lignes.
Dantès prit et lut :
ant été invité à dîner par Sa Sainteté
content de mavoir fait payer le chapeau,
serve le sort des cardinaux Crapara
447
je déclare à mon neveu Guido Spada,
oui dans un endroit quil connaît
les grottes de la petite
sédais de lingots, dor monnayé, de pier
je connais lexistence de ce trésor, qui
lions décus romains, et quil
e, à partir de la petite
res ont été pratiquées
loigné de la deuxième,
te propriété comme à mon
AR SPADA
Faria le suivait dun oeil ardent.
« Et maintenant, dit-il, lorsquil eut vu que
Dantès en était arrivé à la dernière ligne,
rapprochez les deux fragments, et jugez vousmême.
»
Dantès obéit ; les deux fragments rapprochés
donnaient lensemble suivant :
448
Cejourdhui 25 avril 1498, ay... ant été invité
à dîner par Sa Sainteté Alexandre VI, et
craignant que, non... content de mavoir fait
payer le chapeau, il ne veuille hériter de moi et
ne me ré... serve le sort des cardinaux Crapara et
Bentivoglio, morts empoisonnés,... je déclare à
mon neveu Guido Spada, mon légataire
universel, que jai en... foui dans un endroit quil
connaît pour lavoir visité avec moi, cest-à-dire
dans... les grottes de la petite île de Monte-
Cristo, tout ce que je pos... sédais de lingots, dor
monnayé, pierreries, diamants, bijoux ; que
seul... je connais lexistence de ce trésor qui peut
monter à peu près à deux mil... lions décus
romains, et quil trouvera ayant levé la vingtième
roch... e à partir de la petite crique de lEst en
droite ligne. Deux ouvertu... res ont été
pratiquées dans ces grottes : le trésor est dans
langle le plus é... loigné de la deuxième, lequel
trésor je lui lègue et cède en tou... te propriété,
comme à mon seul héritier.
25 avril 1498.
CÉS...AR SPADA.
449
« Eh bien, comprenez-vous enfin ? dit Faria.
Cétait la déclaration du cardinal Spada et le
testament que lon cherchait depuis si
longtemps ? dit Edmond encore incrédule.
Oui, mille fois oui.
Qui la reconstruite ainsi ?
Moi, qui, à laide du fragment restant, ai
deviné le reste en mesurant la longueur des lignes
par celle du papier et en pénétrant dans le sens
caché au moyen du sens visible, comme on se
guide dans un souterrain par un reste de lumière
qui vient den haut.
Et quavez-vous fait quand vous avez cru
avoir acquis cette conviction ?
Jai voulu partir et je suis parti à linstant
même, emportant avec moi le commencement de
mon grand travail sur lunité dun royaume
dItalie ; mais depuis longtemps la police
impériale, qui, dans ce temps, au contraire de ce
que Napoléon a voulu depuis, quand un fils lui
fut né, voulait la division des provinces, avait les
450
yeux sur moi : mon départ précipité, dont elle
était loin de deviner la cause, éveilla ses
soupçons, et au moment où je membarquais à
Piombino je fus arrêté.
« Maintenant, continua Faria en regardant
Dantès avec une expression presque paternelle,
maintenant, mon ami, vous en savez autant que
moi : si nous nous sauvons jamais ensemble, la
moitié de mon trésor est à vous ; et si je meurs ici
et que vous vous sauviez seul, il vous appartient
en totalité.
Mais, demanda Dantès hésitant, ce trésor
na-t-il pas dans ce monde quelque plus légitime
possesseur que nous ?
Mais non, rassurez-vous, la famille est
éteinte complètement ; le dernier comte de Spada,
dailleurs, ma fait son héritier ; en me léguant ce
bréviaire symbolique il ma légué ce quil
contenait ; non, non, tranquillisez-vous : si nous
mettons la main sur cette fortune, nous pourrons
en jouir sans remords.
Et vous dites que ce trésor renferme...
451
Deux millions décus romains, treize
millions à peu près de notre monnaie.
Impossible ! dit Dantès effrayé par
lénormité de la somme.
Impossible ! et pourquoi ? reprit le vieillard.
La famille Spada était une des plus vieilles et des
plus puissantes familles du quinzième siècle.
Dailleurs, dans ces temps où toute spéculation et
toute industrie étaient absentes, ces
agglomérations dor et de bijoux ne sont pas
rares, il y a encore aujourdhui des familles
romaines qui meurent de faim près dun million
en diamants et en pierreries transmis par majorat,
et auquel elles ne peuvent toucher. »
Edmond croyait rêver : il flottait entre
lincrédulité et la joie.
« Je nai gardé si longtemps le secret avec
vous, continua Faria, dabord que pour vous
éprouver, et ensuite pour vous surprendre ; si
nous nous fussions évadés avant mon accès de
catalepsie, je vous conduisais à Monte-Cristo ;
maintenant, ajouta-t-il avec un soupir, cest vous
qui my conduirez. Eh bien, Dantès, vous ne me
452
remerciez pas ?
Ce trésor vous appartient, mon ami, dit
Dantès, il appartient à vous seul, et je ny ai
aucun droit : je ne suis point votre parent.
Vous êtes mon fils, Dantès ! sécria le
vieillard, vous êtes lenfant de ma captivité ; mon
état me condamnait au célibat : Dieu vous a
envoyé à moi pour consoler à la fois lhomme qui
ne pouvait être père et le prisonnier qui ne
pouvait être libre. »
Et Faria tendit le bras qui lui restait au jeune
homme qui se jeta à son cou en pleurant.
453
19
Le troisième accès
Maintenant que ce trésor, qui avait été si
longtemps lobjet des méditations de labbé,
pouvait assurer le bonheur à venir de celui que
Faria aimait véritablement comme son fils, il
avait encore doublé de valeur à ses yeux ; tous les
jours il sappesantissait sur la quotité de ce trésor,
expliquant à Dantès tout ce quavec treize ou
quatorze millions de fortune un homme dans nos
temps modernes pouvait faire de bien à ses amis ;
et alors le visage de Dantès se rembrunissait, car
le serment de vengeance quil avait fait se
représentait à sa pensée, et il songeait, lui,
combien dans nos temps modernes aussi un
homme avec treize ou quatorze millions de
fortune pouvait faire de mal à ses ennemis.
Labbé ne connaissait pas lîle de Monte-
454
Cristo mais Dantès la connaissait : il avait
souvent passé devant cette île, située à vingt-cinq
milles de la Pianosa, entre la Corse et lîle
dElbe, et une fois même il y avait relâché. Cette
île était, avait toujours été et est encore
complètement déserte ; cest un rocher de forme
presque conique, qui semble avoir été poussé par
quelque cataclysme volcanique du fond de
labîme à la surface de la mer.
Dantès faisait le plan de lîle à Faria, et Faria
donnait des conseils à Dantès sur les moyens à
employer pour retrouver le trésor.
Mais Dantès était loin dêtre aussi
enthousiaste et surtout aussi confiant que le
vieillard. Certes, il était bien certain maintenant
que Faria nétait pas fou, et la façon dont il était
arrivé à la découverte qui avait fait croire à sa
folie redoublait encore son admiration pour lui ;
mais aussi il ne pouvait croire que ce dépôt, en
supposant quil eût existé, existât encore, et,
quand il ne regardait pas le trésor comme
chimérique, il le regardait du moins comme
absent.
455
Cependant, comme si le destin eût voulu ôter
aux prisonniers leur dernière espérance et leur
faire comprendre quils étaient condamnés à une
prison perpétuelle, un nouveau malheur les
atteignit : la galerie du bord de la mer, qui depuis
longtemps menaçait ruine, avait été reconstruite ;
on avait réparé les assises et bouché avec
dénormes quartiers de roc le trou déjà à demi
comblé par Dantès. Sans cette précaution, qui
avait été suggérée, on se le rappelle, au jeune
homme par labbé, leur malheur était bien plus
grand encore, car on découvrait leur tentative
dévasion, et on les séparait indubitablement :
une nouvelle porte, plus forte, plus inexorable
que les autres, sétait donc encore refermée sur
eux.
« Vous voyez bien, disait le jeune homme
avec une douce tristesse à Faria, que Dieu veut
môter jusquau mérite de ce que vous appelez
mon dévouement pour vous. Je vous ai promis de
rester éternellement avec vous, et je ne suis plus
libre maintenant de ne pas tenir ma promesse ; je
naurai pas plus le trésor que vous, et nous ne
sortirons dici ni lun ni lautre. Au reste, mon
456
véritable trésor, voyez-vous, mon ami, nest pas
celui qui mattendait sous les sombres roches de
Monte-Cristo, cest votre présence, cest notre
cohabitation de cinq ou six heures par jour,
malgré nos geôliers ; ce sont ces rayons
dintelligence que vous avez versés dans mon
cerveau, ces langues que vous avez implantées
dans ma mémoire et qui y poussent avec toutes
leurs ramifications philologiques. Ces sciences
diverses que vous mavez rendues si faciles par la
profondeur de la connaissance que vous en avez
et la netteté des principes où vous les avez
réduites, voilà mon trésor, ami, voilà en quoi
vous mavez fait riche et heureux. Croyez-moi et
consolez-vous, cela vaut mieux pour moi que des
tonnes dor et des caisses de diamants, ne
fussent-elles pas problématiques, comme ces
nuages que lon voit le matin flotter sur la mer,
que lon prend pour des terres fermes, et qui
sévaporent, se volatilisent et sévanouissent à
mesure quon sen approche. Vous avoir près de
moi le plus longtemps possible, écouter votre
voix éloquente orner mon esprit, retremper mon
âme, faire toute mon organisation capable de
457
grandes et terribles choses si jamais je suis libre,
les emplir si bien que le désespoir auquel jétais
prêt à me laisser aller quand je vous ai connu ny
trouve plus de place, voilà ma fortune, à moi :
celle-là nest point chimérique ; je vous la dois
bien véritable, et tous les souverains de la terre,
fussent-ils des César Borgia, ne viendraient pas à
bout de me lenlever. »
Ainsi, ce furent pour les deux infortunés, sinon
dheureux jours, du moins des jours assez
promptement écoulés que les jours qui suivirent.
Faria, qui pendant de si longues années avait
gardé le silence sur le trésor, en reparlait
maintenant à toute occasion. Comme il lavait
prévu, il était resté paralysé du bras droit et de la
jambe gauche, et avait à peu près perdu tout
espoir den jouir lui-même ; mais il rêvait
toujours pour son jeune compagnon une
délivrance ou une évasion, et il en jouissait pour
lui. De peur que la lettre ne fût un jour égarée ou
perdue, il avait forcé Dantès de lapprendre par
coeur, et Dantès la savait depuis le premier
jusquau dernier mot. Alors il avait détruit la
seconde partie, certain quon pouvait retrouver et
458
saisir la première sans en deviner le véritable
sens. Quelquefois, des heures entières se
passèrent pour Faria à donner des instructions à
Dantès, instructions qui devaient lui servir au jour
de sa liberté. Alors, une fois libre, du jour, de
lheure, du moment où il serait libre, il ne devait
plus avoir quune seule et unique pensée, gagner
Monte-Cristo par un moyen quelconque, y rester
seul sous un prétexte qui ne donnât point de
soupçons, et, une fois là, une fois seul, tâcher de
retrouver les grottes merveilleuses et fouiller
lendroit indiqué. Lendroit indiqué, on se le
rappelle, cest langle le plus éloigné de la
seconde ouverture.
En attendant, les heures passaient, sinon
rapides, du moins supportables. Faria, comme
nous lavons dit, sans avoir retrouvé lusage de sa
main et de son pied, avait reconquis toute la
netteté de son intelligence, et avait peu à peu,
outre les connaissances morales que nous avons
détaillées, appris à son jeune compagnon ce
métier patient et sublime du prisonnier, qui de
rien sait faire quelque chose. Ils soccupaient
donc éternellement, Faria de peur de se voir
459
vieillir, Dantès de peur de se rappeler son passé
presque éteint, et qui ne flottait plus au plus
profond de sa mémoire que comme une lumière
lointaine égarée dans la nuit ; tout allait ainsi,
comme dans ces existences où le malheur na rien
dérangé et qui sécoulent machinales et calmes
sous loeil de la Providence.
Mais, sous ce calme superficiel, il y avait dans
le coeur du jeune homme, et dans celui du
vieillard peut-être, bien des élans retenus, bien
des soupirs étouffés, qui se faisaient jour lorsque
Faria était resté seul et quEdmond était rentré
chez lui.
Une nuit, Edmond se réveilla en sursaut,
croyant sêtre entendu appeler.
Il ouvrit les yeux et essaya de percer les
épaisseurs de lobscurité.
Son nom, ou plutôt une voix plaintive qui
essayait darticuler son nom, arriva jusquà lui.
Il se leva sur son lit, la sueur de langoisse au
front, et écouta. Plus de doute, la plainte venait
du cachot de son compagnon.
460
« Grand Dieu ! murmura Dantès ; seraitce...
? »
Et il déplaça son lit, tira la pierre, sélança
dans le corridor et parvint à lextrémité opposée ;
la dalle était levée.
À la lueur de cette lampe informe et vacillante
dont nous avons parlé, Edmond vit le vieillard
pâle, debout encore et se cramponnant au bois de
son lit. Ses traits étaient bouleversés par ces
horribles symptômes quil connaissait déjà et qui
lavaient tant épouvanté lorsquils étaient apparus
pour la première fois.
« Eh bien, mon ami, dit Faria résigné, vous
comprenez, nest-ce pas ? et je nai besoin de
vous rien apprendre ! »
Edmond poussa un cri douloureux, et perdant
complètement la tête, il sélança vers la porte en
criant :
« Au secours ! au secours ! »
Faria eut encore la force de larrêter par le
bras.
« Silence ! dit-il, ou vous êtes perdu. Ne
461
songeons plus quà vous mon ami, à vous rendre
votre captivité supportable ou votre fuite
possible. Il vous faudrait des années pour refaire
seul tout ce que jai fait ici, et qui serait détruit à
linstant même par la connaissance que nos
surveillants auraient de notre intelligence.
Dailleurs, soyez tranquille, mon ami, le cachot
que je vais quitter ne restera pas longtemps vide :
un autre malheureux viendra prendre ma place. À
cet autre, vous apparaîtrez comme un ange
sauveur. Celui-là sera peut-être jeune, fort et
patient comme vous, celui-là pourra vous aider
dans votre fuite, tandis que je lempêchais. Vous
naurez plus une moitié de cadavre liée à vous
pour vous paralyser tous vos mouvements.
Décidément, Dieu fait enfin quelque chose pour
vous : il vous rend plus quil ne vous ôte, et il est
bien temps que je meure. »
Edmond ne put que joindre les mains et
sécrier :
« Oh ! mon ami, mon ami, taisez-vous ! »
Puis reprenant sa force un instant ébranlée par
ce coup imprévu et son courage plié par les
462
paroles du vieillard :
« Oh ! dit-il, je vous ai déjà sauvé une fois, je
vous sauverai bien une seconde ! »
Et il souleva le pied du lit et en tira le flacon
encore au tiers plein de la liqueur rouge.
« Tenez, dit-il ; il en reste encore, de ce
breuvage sauveur. Vite, vite, dites-moi ce quil
faut que je fasse cette fois ; y a-t-il des
instructions nouvelles ? Parlez, mon ami,
jécoute.
Il ny a pas despoir, répondit Faria en
secouant la tête ; mais nimporte ; Dieu veut que
lhomme quil a créé, et dans le coeur duquel il a
si profondément enraciné lamour de la vie, fasse
tout ce quil pourra pour conserver cette
existence si pénible parfois, si chère toujours.
Oh ! oui, oui, sécria Dantès, et je vous
sauverai, vous dis-je !
Eh bien, essayez donc ! le froid me gagne ;
je sens le sang qui afflue à mon cerveau ; cet
horrible tremblement qui fait claquer mes dents et
semble disjoindre mes os commence à secouer
463
tout mon corps ; dans cinq minutes le mal
éclatera, dans un quart dheure il ne restera plus
de moi quun cadavre.
Oh ! sécria Dantès le coeur navré de
douleur.
Vous ferez comme la première fois,
seulement vous nattendrez pas si longtemps.
Tous les ressorts de la vie sont bien usés à cette
heure, et la mort, continua-t-il en montrant son
bras et sa jambe paralysés, naura plus que la
moitié de la besogne à faire. Si après mavoir
versé douze gouttes dans la bouche, au lieu de
dix, vous voyez que je ne reviens pas, alors vous
verserez le reste. Maintenant, portez-moi sur mon
lit, car je ne puis plus me tenir debout. »
Edmond prit le vieillard dans ses bras et le
déposa sur le lit.
« Maintenant, ami, dit Faria, seule consolation
de ma vie misérable, vous que le ciel ma donné
un peu tard, mais enfin quil ma donné, présent
inappréciable et dont je le remercie ; au moment
de me séparer de vous pour jamais, je vous
souhaite tout le bonheur, toute la prospérité que
464
vous méritez : mon fils je vous bénis ! »
Le jeune homme se jeta à genoux, appuyant sa
tête contre le lit du vieillard.
« Mais surtout, écoutez bien ce que je vous dis
à ce moment suprême : le trésor des Spada
existe ; Dieu permet quil ny ait plus pour moi ni
distance ni obstacle. Je le vois au fond de la
seconde grotte ; mes yeux percent les
profondeurs de la terre et sont éblouis de tant de
richesses. Si vous parvenez à fuir, rappelez-vous
que le pauvre abbé que tout le monde croyait fou
ne létait pas. Courez à Monte-Cristo, profitez de
notre fortune, profitez-en, vous avez assez
souffert. »
Une secousse violente interrompit le vieillard ;
Dantès releva la tête, il vit les yeux qui
sinjectaient de rouge : on eût dit quune vague
de sang venait de monter de sa poitrine à son
front.
« Adieu ! adieu ! murmura le vieillard en
pressant convulsivement la main du jeune
homme, adieu !
465
Oh ! pas encore, pas encore ! sécria celuici
; ne nous abandonnez pas, ô mon Dieu !
secourez-le... à laide... à moi...
Silence ! silence ! murmura le moribond,
quon ne nous sépare pas si vous me sauvez !
Vous avez raison. Oh ! oui, oui, soyez
tranquille, je vous sauverai ! Dailleurs, quoique
vous souffriez beaucoup, vous paraissez souffrir
moins que la première fois.
Oh ! détrompez-vous ! je souffre moins,
parce quil y a en moi moins de force pour
souffrir. À votre âge on a foi dans la vie, cest le
privilège de la jeunesse de croire et despérer,
mais les vieillards voient plus clairement la mort.
Oh ! la voilà... elle vient... cest fini... ma vue se
perd... ma raison senfuit... Votre main,
Dantès !... adieu !... adieu ! »
Et se relevant par un dernier effort dans lequel
il rassembla toutes ses facultés :
« Monte-Cristo ! dit-il, noubliez pas Monte-
Cristo ! »
Et il retomba sur son lit.
466
La crise fut terrible : des membres tordus, des
paupières gonflées, une écume sanglante, un
corps sans mouvement, voilà ce qui resta sur ce
lit de douleur à la place de lêtre intelligent qui
sy était couché un instant auparavant.
Dantès prit la lampe, la posa au chevet du lit
sur une pierre qui faisait saillie et doù sa lueur
tremblante éclairait dun reflet étrange et
fantastique ce visage décomposé et ce corps
inerte et raidi.
Les yeux fixés, il attendit intrépidement le
moment dadministrer le remède sauveur.
Lorsquil crut le moment arrivé, il prit le
couteau, desserra les dents, qui offrirent moins de
résistance que la première fois, compta lune
après lautre dix gouttes et attendit ; la fiole
contenait le double encore à peu près de ce quil
avait versé.
Il attendit dix minutes, un quart dheure, une
demi-heure, rien ne bougea. Tremblant, les
cheveux roidis, le front glacé de sueur, il
comptait les secondes par les battements de son
coeur.
467
Alors il pensa quil était temps dessayer la
dernière épreuve : il approcha la fiole des lèvres
violettes de Faria, et, sans avoir besoin de
desserrer les mâchoires restées ouvertes, il versa
toute la liqueur quelle contenait.
Le remède produisit un effet galvanique, un
violent tremblement secoua les membres du
vieillard, ses yeux se rouvrirent effrayants à voir,
il poussa un soupir qui ressemblait à un cri, puis
tout ce corps frissonnant rentra peu à peu dans
son immobilité.
Les yeux seuls restèrent ouverts.
Une demi-heure, une heure, une heure et
demie sécoulèrent. Pendant cette heure et demie
dangoisse, Edmond, penché sur son ami, la main
appliquée à son coeur, sentit successivement ce
corps se refroidir et ce coeur éteindre son
battement de plus en plus sourd et profond.
Enfin rien ne survécut ; le dernier
frémissement du coeur cessa, la face devint livide,
les yeux restèrent ouverts, mais le regard se
ternit.
468
Il était six heures du matin, le jour
commençait à paraître, et son rayon blafard,
envahissant le cachot, faisait pâlir la lumière
mourante de la lampe. Des reflets étranges
passaient sur le visage du cadavre, lui donnant de
temps en temps des apparences de vie. Tant que
dura cette lutte du jour et de la nuit, Dantès put
douter encore ; mais dès que le jour eut vaincu, il
comprit quil était seul avec un cadavre.
Alors une terreur profonde et invincible
sempara de lui ; il nosa plus presser cette main
qui pendait hors du lit, il nosa plus arrêter ses
yeux sur ces yeux fixes et blancs quil essaya
plusieurs fois mais inutilement de fermer, et qui
se rouvraient toujours. Il éteignit la lampe, la
cacha soigneusement et senfuit, replaçant de son
mieux la dalle au-dessus de sa tête.
Dailleurs, il était temps, le geôlier allait venir.
Cette fois, il commença sa visite par Dantès ;
en sortant de son cachot, il allait passer dans celui
de Faria, auquel il portait à déjeuner et du linge.
Rien dailleurs nindiquait chez cet homme
quil eût connaissance de laccident arrivé. Il
469
sortit.
Dantès fut alors pris dune indicible
impatience de savoir ce qui allait se passer dans
le cachot de son malheureux ami ; il rentra donc
dans la galerie souterraine et arriva à temps pour
entendre les exclamations du porte-clefs, qui
appelait à laide.
Bientôt les autres porte-clefs entrèrent ; puis
on entendit ce pas lourd et régulier habituel aux
soldats, même hors de leur service. Derrière les
soldats arriva le gouverneur.
Edmond entendit le bruit du lit sur lequel on
agitait le cadavre ; il entendit la voix du
gouverneur, qui ordonnait de lui jeter de leau au
visage, et qui voyant que, malgré cette
immersion, le prisonnier ne revenait pas, envoya
chercher le médecin.
Le gouverneur sortit ; et quelques paroles de
compassion parvinrent aux oreilles de Dantès,
mêlées à des rires de moquerie.
« Allons, allons, disait lun, le fou a été
rejoindre ses trésors, bon voyage !
470
Il naura pas, avec tous ses millions, de quoi
payer son linceul, disait lautre.
Oh ! reprit une troisième voix, les linceuls
du château dIf ne coûtent pas cher.
Peut-être, dit un des premiers interlocuteurs,
comme cest un homme dÉglise, on fera
quelques frais en sa faveur.
Alors il aura les honneurs du sac. »
Edmond écoutait, ne perdait pas une parole,
mais ne comprenait pas grand-chose à tout cela.
Bientôt les voix séteignirent, et il lui sembla que
les assistants quittaient la chambre.
Cependant il nosa y rentrer : on pouvait avoir
laissé quelque porte-clefs pour garder le mort.
Il resta donc muet, immobile et retenant sa
respiration.
Au bout dune heure, à peu près, le silence
sanima dun faible bruit, qui alla croissant.
Cétait le gouverneur qui revenait, suivi du
médecin et de plusieurs officiers.
Il se fit un moment de silence : il était évident
471
que le médecin sapprochait du lit et examinait le
cadavre.
Bientôt les questions commencèrent.
Le médecin analysa le mal auquel le
prisonnier avait succombé et déclara quil était
mort.
Questions et réponses se faisaient avec une
nonchalance qui indignait Dantès ; il lui semblait
que tout le monde devait ressentir pour le pauvre
abbé une partie de laffection quil lui portait.
« Je suis fâché de ce que vous mannoncez là,
dit le gouverneur, répondant à cette certitude
manifestée par le médecin que le vieillard était
bien réellement mort ; cétait un prisonnier doux,
inoffensif, réjouissant avec sa folie et surtout
facile à surveiller.
Oh ! reprit le porte-clefs, on aurait pu ne pas
le surveiller du tout, il serait bien resté cinquante
ans ici, jen réponds, celui-là, sans essayer de
faire une seule tentative dévasion.
Cependant, reprit le gouverneur, je crois
quil serait urgent, malgré votre conviction, non
472
pas que je doute de votre science, mais pour ma
propre responsabilité, de nous assurer si le
prisonnier est bien réellement mort. »
Il se fit un instant de silence absolu pendant
lequel Dantès, toujours aux écoutes, estima que le
médecin examinait et palpait une seconde fois le
cadavre.
« Vous pouvez être tranquille, dit alors le
médecin, il est mort, cest moi qui vous en
réponds.
Vous savez, monsieur, reprit le gouverneur
en insistant, que nous ne nous contentons pas,
dans les cas pareils à celui-ci, dun simple
examen ; malgré toutes les apparences, veuillez
donc achever la besogne en remplissant les
formalités prescrites par la loi.
Que lon fasse chauffer les fers, dit le
médecin ; mais en vérité, cest une précaution
bien inutile. »
Cet ordre de chauffer les fers fit frissonner
Dantès.
On entendit des pas empressés, le grincement
473
de la porte, quelques allées et venues intérieures,
et, quelques instants après, un guichetier rentra en
disant :
« Voici le brasier avec un fer. »
Il se fit alors un silence dun instant, puis on
entendit le frémissement des chairs qui brûlaient,
et dont lodeur épaisse et nauséabonde perça le
mur même derrière lequel Dantès écoutait avec
horreur.
À cette odeur de chair humaine carbonisée, la
sueur jaillit du front du jeune homme et il crut
quil allait sévanouir.
« Vous voyez, monsieur, quil est bien mort,
dit le médecin ; cette brûlure au talon est
décisive : le pauvre fou est guéri de sa folie et
délivré de sa captivité.
Ne sappelait-il pas Faria ? demanda un des
officiers qui accompagnaient le gouverneur.
Oui, monsieur, et, à ce quil prétendait,
cétait un vieux nom ; dailleurs, il était fort
savant et assez raisonnable même sur tous les
points qui ne touchaient pas à son trésor ; mais
474
sur celui-là, il faut lavouer, il était intraitable.
Cest laffection que nous appelons la
monomanie, dit le médecin.
Vous naviez jamais eu à vous plaindre de
lui ? demanda le gouverneur au geôlier chargé
dapporter les vivres de labbé.
Jamais, monsieur le gouverneur, répondit le
geôlier, jamais, au grand jamais ! au contraire :
autrefois même il mamusait fort en me racontant
des histoires ; un jour que ma femme était malade
il ma même donné une recette qui la guérie.
Ah ! ah ! fit le médecin, jignorais que
jeusse affaire à un collègue ; jespère, monsieur
le gouverneur, ajouta-t-il en riant, que vous le
traiterez en conséquence.
Oui, oui, soyez tranquille, il sera décemment
enseveli dans le sac le plus neuf quon pourra
trouver ; êtes-vous content ?
Devons-nous accomplir cette dernière
formalité devant vous, monsieur ? demanda un
guichetier.
Sans doute, mais quon se hâte, je ne puis
475
rester dans cette chambre toute la journée »
De nouvelles allées et venues se firent
entendre ; un instant après, un bruit de toile
froissée parvint aux oreilles de Dantès, le lit cria
sur ses ressorts, un pas alourdi comme celui dun
homme qui soulève un fardeau sappesantit sur la
dalle, puis le lit cria de nouveau sous le poids
quon lui rendait.
« À ce soir, dit le gouverneur.
Y aura-t-il une messe ? demanda un des
officiers.
Impossible, répondit le gouverneur ; le
chapelain du château est venu me demander hier
un congé pour faire un petit voyage de huit jours
à Hyères, je lui ai répondu de tous mes
prisonniers pendant tout ce temps-là ; le pauvre
abbé navait quà ne pas tant se presser, et il
aurait eu son requiem.
Bah ! bah ! dit le médecin avec limpiété
familière aux gens de sa profession, il est homme
dÉglise : Dieu aura égard à létat, et ne donnera
pas à lenfer le méchant plaisir de lui envoyer un
476
prêtre. »
Un éclat de rire suivit cette mauvaise
plaisanterie.
Pendant ce temps, lopération de
lensevelissement se poursuivait.
« À ce soir ! dit le gouverneur lorsquelle fut
finie.
À quelle heure ? demanda le guichetier.
Mais vers dix ou onze heures.
Veillera-t-on le mort ?
Pour quoi faire ? On fermera le cachot
comme sil était vivant, voilà tout. »
Alors les pas séloignèrent, les voix allèrent
saffaiblissant, le bruit de la porte avec sa serrure
criarde et ses verrous grinçants se fit entendre, un
silence plus morne que celui de la solitude, le
silence de la mort, envahit tout, jusquà lâme
glacée du jeune homme.
Alors il souleva lentement la dalle avec sa tête,
et jeta un regard investigateur dans la chambre.
477
La chambre était vide : Dantès sortit de la
galerie.
478
20
Le cimetière du château dIf
Sur le lit, couché dans le sens de la longueur,
et faiblement éclairé par un jour brumeux qui
pénétrait à travers la fenêtre, on voyait un sac de
toile grossière, sous les larges plis duquel se
dessinait confusément une forme longue et raide :
cétait le dernier linceul de Faria, ce linceul qui,
au dire des guichetiers, coûtait si peu cher. Ainsi,
tout était fini. Une séparation matérielle existait
déjà entre Dantès et son vieil ami, il ne pouvait
plus voir ses yeux qui étaient restés ouverts
comme pour regarder au-delà de la mort, il ne
pouvait plus serrer cette main industrieuse qui
avait soulevé pour lui le voile qui couvrait les
choses cachées. Faria, lutile, le bon compagnon
auquel il sétait habitué avec tant de force,
nexistait plus que dans son souvenir. Alors il
479
sassit au chevet de ce lit terrible, et se plongea
dans une sombre et amère mélancolie.
Seul ! il était redevenu seul ! il était retombé
dans le silence, il se retrouvait en face du néant !
Seul, plus même la vue, plus même la voix du
seul être humain qui lattachait encore à la terre !
Ne valait-il pas mieux comme Faria, sen aller
demander à Dieu lénigme de la vie, au risque de
passer par la porte lugubre des souffrances !
Lidée du suicide, chassée par son ami, écartée
par sa présence, revint alors se dresser comme un
fantôme près du cadavre de Faria.
« Si je pouvais mourir, dit-il, jirais où il va, et
je le retrouverais certainement. Mais comment
mourir ? Cest bien facile, ajouta-t-il en riant ; je
vais rester ici, je me jetterai sur le premier qui va
entrer, je létranglerai et lon me guillotinera. »
Mais, comme il arrive que, dans les grandes
douleurs comme dans les grandes tempêtes,
labîme se trouve entre deux cimes de flots,
Dantès recula à lidée de cette mort infamante, et
passa précipitamment de ce désespoir à une soif
480
ardente de vie et de liberté.
« Mourir ! oh ! non, sécria-t-il, ce nest pas la
peine davoir tant vécu, davoir tant souffert,
pour mourir maintenant ! Mourir, cétait bon
quand jen avais pris la résolution, autrefois, il y
a des années ; mais maintenant ce serait
véritablement trop aider à ma misérable destinée.
Non, je veux vivre, je veux lutter jusquau bout ;
non, je veux reconquérir ce bonheur quon ma
enlevé ! Avant que je meure, joubliais que jai
mes bourreaux à punir, et peut-être bien aussi, qui
sait ? quelques amis à récompenser. Mais à
présent on va moublier ici, et je ne sortirai de
mon cachot que comme Faria. »
Mais à cette parole, Edmond resta immobile,
les yeux fixes, comme un homme frappé dune
idée subite, mais que cette idée épouvante ; tout à
coup il se leva, porta la main à son front comme
sil avait le vertige, fit deux ou trois tours dans la
chambre et revint sarrêter devant le lit...
« Oh ! oh ! murmura-t-il, qui menvoie cette
pensée ? est-ce vous, mon Dieu ? Puisquil ny a
que les morts qui sortent librement dici, prenons
481
la place des morts. »
Et sans perdre le temps de revenir sur cette
décision, comme pour ne pas donner à la pensée
le temps de détruire cette résolution désespérée, il
se pencha vers le sac hideux, louvrit avec le
couteau que Faria avait fait, retira le cadavre du
sac, lemporta chez lui, le coucha dans son lit, le
coiffa du lambeau de linge dont il avait lhabitude
de se coiffer lui-même, le couvrit de sa
couverture, baisa une dernière fois ce front glacé,
essaya de refermer ces yeux rebelles, qui
continuaient de rester ouverts, effrayants par
labsence de la pensée, tourna la tête le long du
mur afin que le geôlier, en apportant son repas du
soir, crût quil était couché, comme cétait
souvent son habitude, rentra dans la galerie, tira
le lit contre la muraille, rentra dans lautre
chambre, prit dans larmoire laiguille, le fil, jeta
ses haillons pour quon sentît bien sous la toile
les chairs nues, se glissa dans le sac éventré, se
plaça dans la situation où était le cadavre, et
referma la couture en dedans.
On aurait pu entendre battre son coeur si par
482
malheur on fût entré en ce moment.
Dantès aurait bien pu attendre après la visite
du soir, mais il avait peur que dici là le
gouverneur ne changeât de résolution et quon
nenlevât le cadavre.
Alors sa dernière espérance était perdue.
En tout cas, maintenant son plan était arrêté.
Voici ce quil comptait faire.
Si pendant le trajet les fossoyeurs
reconnaissaient quils portaient un vivant au lieu
de porter un mort, Dantès ne leur donnait pas le
temps de se reconnaître ; dun vigoureux coup de
couteau il ouvrait le sac depuis le haut jusquen
bas, profitait de leur terreur et séchappait ; sils
voulaient larrêter, il jouait du couteau.
Sils le conduisaient jusquau cimetière et le
déposaient dans une fosse, il se laissait couvrir de
terre ; puis, comme cétait la nuit, à peine les
fossoyeurs avaient-ils le dos tourné, quil
souvrait un passage à travers la terre molle et
senfuyait : il espérait que le poids ne serait pas
trop grand pour quil pût le soulever.
483
Sil se trompait, si au contraire la terre était
trop pesante, il mourait étouffé, et, tant mieux !
tout était fini.
Dantès navait pas mangé depuis la veille,
mais il navait pas songé à la faim le matin, et il
ny songeait pas encore. Sa position était trop
précaire pour lui laisser le temps darrêter sa
pensée sur aucune autre idée.
Le premier danger que courait Dantès, cétait
que le geôlier, en lui apportant son souper de sept
heures, saperçût de la substitution opérée ;
heureusement, vingt fois, soit par misanthropie,
soit par fatigue, Dantès avait reçu le geôlier
couché ; et dans ce cas, dordinaire, cet homme
déposait son pain et sa soupe sur la table et se
retirait sans lui parler.
Mais, cette fois, le geôlier pouvait déroger à
ses habitudes de mutisme, parler à Dantès, et
voyant que Dantès ne lui répondait point,
sapprocher du lit et tout découvrir.
Lorsque sept heures du soir approchèrent, les
angoisses de Dantès commencèrent
véritablement. Sa main, appuyée sur son coeur,
484
essayait den comprimer les battements, tandis
que de lautre il essuyait la sueur de son front qui
ruisselait le long de ses tempes. De temps en
temps des frissons lui couraient par tout le corps
et lui serraient le coeur comme dans un étau glacé.
Alors, il croyait quil allait mourir. Les heures
sécoulèrent sans amener aucun mouvement dans
le château, et Dantès comprit quil avait échappé
à ce premier danger ; cétait dun bon augure.
Enfin, vers lheure fixée par le gouverneur, des
pas se firent entendre dans lescalier. Edmond
comprit que le moment était venu ; il rappela tout
son courage, retenant son haleine ; heureux sil
eût pu retenir en même temps et comme elle les
pulsations précipitées de ses artères.
On sarrêta à la porte, le pas était double.
Dantès devina que cétaient les deux fossoyeurs
qui le venaient chercher. Ce soupçon se changea
en certitude, quand il entendit le bruit quils
faisaient en déposant la civière.
La porte souvrit, une lumière voilée parvint
aux yeux de Dantès. Au travers de la toile qui le
couvrait, il vit deux ombres sapprocher de son
485
lit. Une troisième à la porte, tenait un falot à la
main. Chacun des deux hommes, qui sétaient
approchés du lit, saisit le sac par une de ses
extrémités.
« Cest quil est encore lourd, pour un vieillard
si maigre ! dit lun deux en le soulevant par la
tête.
On dit que chaque année ajoute une demilivre
au poids des os, dit lautre en le prenant par
les pieds.
As-tu fait ton noeud ? demanda le premier.
Je serais bien bête de nous charger dun
poids inutile, dit le second, je le ferai là-bas.
Tu as raison ; partons alors. »
« Pourquoi ce noeud ? » se demanda Dantès.
On transporta le prétendu mort du lit sur la
civière. Edmond se raidissait pour mieux jouer
son rôle de trépassé. On le posa sur la civière ; et
le cortège, éclairé par lhomme au falot, qui
marchait devant, monta lescalier.
Tout à coup, lair frais et âpre de la nuit
linonda. Dantès reconnut le mistral. Ce fut une
486
sensation subite, pleine à la fois de délices et
dangoisses.
Les porteurs firent une vingtaine de pas, puis
ils sarrêtèrent et déposèrent la civière sur le sol.
Un des porteurs séloigna, et Dantès entendit
ses souliers retentir sur les dalles.
« Où suis-je donc ? » se demanda-t-il.
« Sais-tu quil nest pas léger du tout ! » dit
celui qui était resté près de Dantès en sasseyant
sur le bord de la civière.
Le premier sentiment de Dantès avait été de
séchapper, heureusement il se retint.
« Éclaire-moi donc, animal, dit celui des deux
porteurs qui sétait éloigné, ou je ne trouverai
jamais ce que je cherche. »
Lhomme au falot obéit à linjonction,
quoique, comme on la vu, elle fût faite en termes
peu convenables.
« Que cherche-t-il donc ? se demanda Dantès.
Une bêche sans doute. »
Une exclamation de satisfaction indiqua que le
487
fossoyeur avait trouvé ce quil cherchait.
« Enfin, dit lautre, ce nest pas sans peine.
Oui, répondit-il, mais il naura rien perdu
pour attendre. »
À ces mots, il se rapprocha dEdmond, qui
entendit déposer près de lui un corps lourd et
retentissant ; au même moment, une corde
entoura ses pieds dune vive et douloureuse
pression.
« Eh bien, le noeud est-il fait ? demanda celui
des fossoyeurs qui était resté inactif.
Et bien fait, dit lautre ; je ten réponds.
En ce cas, en route. »
Et la civière soulevée reprit son chemin.
On fit cinquante pas à peu près, puis on
sarrêta pour ouvrir une porte, puis on se remit en
route. Le bruit des flots se brisant contre les
rochers sur lesquels est bâti le château arrivait
plus distinctement à loreille de Dantès à mesure
que lon avança.
« Mauvais temps ! dit un des porteurs, il ne
488
fera pas bon dêtre en mer cette nuit.
Oui, labbé court grand risque dêtre
mouillé », dit lautre et ils éclatèrent de rire.
Dantès ne comprit pas très bien la plaisanterie
mais ses cheveux ne sen dressèrent pas moins
sur sa tête.
« Bon, nous voilà arrivés ! reprit le premier.
Plus loin, plus loin, dit lautre, tu sais bien
que le dernier est resté en route, brisé sur les
rochers, et que le gouverneur nous a dit le
lendemain que nous étions des fainéants. »
On fit encore quatre ou cinq pas en montant
toujours, puis Dantès sentit quon le prenait par la
tête et par les pieds et quon le balançait.
« Une, dirent les fossoyeurs.
Deux.
Trois ! »
En même temps, Dantès se sentit lancé, en
effet, dans un vide énorme, traversant les airs
comme un oiseau blessé, tombant, tombant
toujours avec une épouvante qui lui glaçait le
489
coeur. Quoique tiré en bas par quelque chose de
pesant qui précipitait son vol rapide, il lui sembla
que cette chute durait un siècle. Enfin, avec un
bruit épouvantable, il entra comme une flèche
dans une eau glacée qui lui fit pousser un cri,
étouffé à linstant même par limmersion.
Dantès avait été lancé dans la mer, au fond de
laquelle lentraînait un boulet de trente-six
attaché à ses pieds.
La mer est le cimetière du château dIf.
490
21
Lîle de Tiboulen
Dantès étourdi, presque suffoqué, eut
cependant la présence desprit de retenir son
haleine, et, comme sa main droite, ainsi que nous
lavons dit, préparé quil était à toutes les
chances, tenait son couteau tout ouvert, il éventra
rapidement le sac, sortit le bras, puis la tête ; mais
alors, malgré ses mouvements pour soulever le
boulet, il continua de se sentir entraîné ; alors il
se cambra, cherchant la corde qui liait ses jambes,
et, par un effort suprême, il la trancha
précisément au moment où il suffoquait ; alors,
donnant un vigoureux coup de pied, il remonta
libre à la surface de la mer, tandis que le boulet
entraînait dans ses profondeurs inconnues le tissu
grossier qui avait failli devenir son linceul.
Dantès ne prit que le temps de respirer, et
491
replongea une seconde fois ; car la première
précaution quil devait prendre était déviter les
regards.
Lorsquil reparut pour la seconde fois, il était
déjà à cinquante pas au moins du lieu de sa
chute ; il vit au-dessus de sa tête un ciel noir et
tempétueux, à la surface duquel le vent balayait
quelques nuages rapides, découvrant parfois un
petit coin dazur rehaussé dune étoile ; devant lui
sétendait la plaine sombre et mugissante, dont
les vagues commençaient à bouillonner comme à
lapproche dune tempête, tandis que, derrière lui,
plus noir que la mer, plus noir que le ciel,
montait, comme un fantôme menaçant, le géant
de granit, dont la pointe sombre semblait un bras
étendu pour ressaisir sa proie ; sur la roche la plus
haute était un falot éclairant deux ombres.
Il lui sembla que ces deux ombres se
penchaient sur la mer avec inquiétude ; en effet,
ces étranges fossoyeurs devaient avoir entendu le
cri quil avait jeté en traversant lespace. Dantès
plongea donc de nouveau, et fit un trajet assez
long entre deux eaux ; cette manoeuvre lui était
492
jadis familière, et attirait dordinaire autour de
lui, dans lanse du Pharo, de nombreux
admirateurs, lesquels lavaient proclamé bien
souvent le plus habile nageur de Marseille.
Lorsquil revint à la surface de la mer, le falot
avait disparu.
Il fallait sorienter : de toutes les îles qui
entourent le château dIf, Ratonneau et Pomègue
sont les plus proches ; mais Ratonneau et
Pomègue sont habitées ; il en est ainsi de la petite
île de Daume ; lîle la plus sûre était donc celle
de Tiboulen ou de Lemaire ; les îles de Tiboulen
et de Lemaire sont à une lieue du château dIf.
Dantès ne résolut pas moins de gagner une de
ces deux îles ; mais comment trouver ces îles au
milieu de la nuit qui sépaississait à chaque
instant autour de lui !
En ce moment, il vit briller comme une étoile
le phare de Planier.
En se dirigeant droit sur ce phare, il laissait
lîle de Tiboulen un peu à gauche ; en appuyant
un peu à gauche, il devait donc rencontrer cette
493
île sur son chemin.
Mais, nous lavons dit, il y avait une lieue au
moins du château dIf à cette île.
Souvent, dans la prison, Faria répétait au jeune
homme, en le voyant abattu et paresseux :
« Dantès, ne vous laissez pas aller à cet
amollissement ; vous vous noierez, si vous
essayez de vous enfuir, et que vos forces naient
pas été entretenues »
Sous londe lourde et amère, cette parole était
venue tinter aux oreilles de Dantès ; il avait eu
hâte de remonter alors et de fendre les lames pour
voir si, effectivement, il navait pas perdu de ses
forces ; il vit avec joie que son inaction forcée ne
lui avait rien ôté de sa puissance et de son agilité,
et sentit quil était toujours maître de lélément
où, tout enfant, il sétait joué.
Dailleurs la peur, cette rapide persécutrice,
doublait la vigueur de Dantès ; il écoutait, penché
sur la cime des flots, si aucune rumeur narrivait
jusquà lui. Chaque fois quil sélevait à
lextrémité dune vague, son rapide regard
494
embrassait lhorizon visible et essayait de plonger
dans lépaisse obscurité ; chaque flot un peu plus
élevé que les autres flots lui semblait une barque
à sa poursuite, et alors il redoublait defforts, qui
léloignaient sans doute, mais dont la répétition
devait promptement user ses forces.
Il nageait cependant, et déjà le château terrible
sétait un peu fondu dans la vapeur nocturne : il
ne le distinguait pas mais il le sentait toujours.
Une heure sécoula pendant laquelle Dantès,
exalté par le sentiment de la liberté qui avait
envahi toute sa personne, continua de fendre les
flots dans la direction quil sétait faite.
« Voyons, se disait-il, voilà bientôt une heure
que je nage, mais comme le vent mest contraire
jai dû perdre un quart de ma rapidité ; cependant,
à moins que je ne me sois trompé de ligne, je ne
dois pas être loin de Tiboulen maintenant... Mais,
si je métais trompé ! »
Un frisson passa par tout le corps du nageur, il
essaya de faire un instant la planche pour se
reposer ; mais la mer devenait de plus en plus
forte, et il comprit bientôt que ce moyen de
495
soulagement, sur lequel il avait compté, était
impossible.
« Eh bien, dit-il, soit, jirai jusquau bout,
jusquà ce que mes bras se lassent, jusquà ce que
les crampes envahissent mon corps, et alors je
coulerai à fond ! »
Et il se mit à nager avec la force et limpulsion
du désespoir.
Tout à coup, il lui sembla que le ciel, déjà si
obscur, sassombrissait encore, quun nuage
épais, lourd, compact, sabaissait vers lui ; en
même temps, il sentit une violente douleur au
genou : limagination, avec son incalculable
vitesse, lui dit alors que cétait le choc dune
balle, et quil allait immédiatement entendre
lexplosion du coup de fusil ; mais lexplosion ne
retentit pas. Dantès allongea la main et sentit une
résistance, il retira son autre jambe à lui et toucha
la terre ; il vit alors quel était lobjet quil avait
pris pour un nuage.
À vingt pas de lui sélevait une masse de
rochers bizarres quon prendrait pour un foyer
immense pétrifié au moment de sa plus ardente
496
combustion : cétait lîle de Tiboulen.
Dantès se releva, fit quelques pas en avant, et
sétendit, en remerciant Dieu, sur ces pointes de
granit, qui lui semblèrent à cette heure plus
douces que ne lui avait jamais paru le lit le plus
doux.
Puis, malgré le vent, malgré la tempête,
malgré la pluie qui commençait à tomber, brisé
de fatigue quil était, il sendormit de ce délicieux
sommeil de lhomme chez lequel le corps
sengourdit, mais dont lâme veille avec la
conscience dun bonheur inespéré.
Au bout dune heure, Edmond se réveilla sous
le grondement dun immense coup de tonnerre :
la tempête était déchaînée dans lespace et battait
lair de son vol éclatant ; de temps en temps un
éclair descendait du ciel comme un serpent de
feu, éclairant les flots et les nuages qui roulaient
au-devant les uns des autres comme les vagues
dun immense chaos.
Dantès, avec son coup doeil de marin, ne
sétait pas trompé : il avait abordé à la première
des deux îles, qui est effectivement celle de
497
Tiboulen. Il la savait nue, découverte et noffrant
pas le moindre asile ; mais quand la tempête
serait calmée il se remettrait à la mer et gagnerait
à la nage lîle Lemaire, aussi aride, mais plus
large, et par conséquent plus hospitalière.
Une roche qui surplombait offrit un abri
momentané à Dantès, il sy réfugia, et presque au
même instant la tempête éclata dans toute sa
fureur.
Edmond sentait trembler la roche sous laquelle
il sabritait ; les vagues, se brisant contre la base
de la gigantesque pyramide, rejaillissaient jusquà
lui ; tout en sûreté quil était, il était au milieu de
ce bruit profond, au milieu de ces éblouissements
fulgurants, pris dune espèce de vertige : il lui
semblait que lîle tremblait sous lui, et dun
moment à lautre allait, comme un vaisseau à
lancre, briser son câble, et lentraîner au milieu
de limmense tourbillon.
Il se rappela alors que, depuis vingt-quatre
heures, il navait pas mangé : il avait faim, il
avait soif.
Dantès étendit les mains et la tête, et but leau
498
de la tempête dans le creux dun rocher.
Comme il se relevait, un éclair qui semblait
ouvrir le ciel jusquau pied du trône éblouissant
de Dieu illumina lespace ; à la lueur de cet
éclair, entre lîle Lemaire et le cap Croisille, à un
quart de lieue de lui, Dantès vit apparaître,
comme un spectre glissant du haut dune vague
dans un abîme, un petit bâtiment pêcheur emporté
à la fois par lorage et par le flot ; une seconde
après, à la cime dune autre vague, le fantôme
reparut, sapprochant avec une effroyable
rapidité. Dantès voulut crier, chercha quelque
lambeau de linge à agiter en lair pour leur faire
voir quils se perdaient, mais ils le voyaient bien
eux-mêmes. À la lueur dun autre éclair, le jeune
homme vit quatre hommes cramponnés aux mâts
et aux étais ; un cinquième se tenait à la barre du
gouvernail brisé. Ces hommes quil voyait le
virent aussi sans doute, car des cris désespérés,
emportés par la rafale sifflante, arrivèrent à son
oreille. Au-dessus du mât, tordu comme un
roseau, claquait en lair, à coups précipités, une
voile en lambeaux ; tout à coup les liens qui la
retenaient encore se rompirent, et elle disparut,
499
emportée dans les sombres profondeurs du ciel,
pareille à ces grands oiseaux blancs qui se
dessinent sur les nuages noirs.
En même temps, un craquement effrayant se
fit entendre, des cris dagonie arrivèrent jusquà
Dantès. Cramponné comme un sphinx à son
rocher, doù il plongeait sur labîme, un nouvel
éclair lui montra le petit bâtiment brisé, et, parmi
les débris, des têtes aux visages désespérés, des
bras étendus vers le ciel.
Puis tout rentra dans la nuit, le terrible
spectacle avait eu la durée de léclair.
Dantès se précipita sur la pente glissante des
rochers, au risque de rouler lui-même dans la
mer ; il regarda, il écouta, mais il nentendit et ne
vit plus rien : plus de cris, plus defforts
humains ; la tempête seule, cette grande chose de
Dieu, continuait de rugir avec les vents et
décumer avec les flots.
Peu à peu, le vent sabattit ; le ciel roula vers
loccident de gros nuages gris et pour ainsi dire
déteints par lorage ; lazur reparut avec les
étoiles plus scintillantes que jamais ; bientôt, vers
500
lest, une longue bande rougeâtre dessina à
lhorizon des ondulations dun bleu-noir ; les
flots bondirent, une subite lueur courut sur leurs
cimes et changea leurs cimes écumeuses en
crinières dor.
Cétait le jour.
Dantès resta immobile et muet devant ce grand
spectacle, comme sil le voyait pour la première
fois. En effet, depuis le temps quil était au
château dIf, il avait oublié. Il se retourna vers la
forteresse interrogeant à la fois dun long regard
circulaire la terre et la mer.
Le sombre bâtiment sortait du sein des vagues
avec cette imposante majesté des choses
immobiles, qui semblent à la fois surveiller et
commander.
Il pouvait être cinq heures du matin ; la mer
continuait de se calmer.
« Dans deux ou trois heures, se dit Edmond, le
porte-clefs va entrer dans ma chambre, trouvera
le cadavre de mon pauvre ami, le reconnaîtra, me
cherchera vainement et donnera lalarme. Alors
501
on trouvera le trou, la galerie ; on interrogera ces
hommes qui mont lancé à la mer et qui ont dû
entendre le cri que jai poussé. Aussitôt, des
barques remplies de soldats armés courront après
le malheureux fugitif quon sait bien ne pas être
loin. Le canon avertira toute la côte quil ne faut
point donner asile à un homme quon rencontrera,
nu et affamé. Les espions et les alguazils de
Marseille seront avertis et battront la côte, tandis
que le gouverneur du château dIf fera battre la
mer. Alors, traqué sur leau, cerné sur la terre,
que deviendrai-je ? Jai faim, jai froid, jai lâché
jusquau couteau sauveur qui me gênait pour
nager ; je suis à la merci du premier paysan qui
voudra gagner vingt francs en me livrant ; je nai
plus ni force, ni idée, ni résolution. Ô mon Dieu !
mon Dieu ! voyez si jai assez souffert, et si vous
pouvez faire pour moi plus que je ne puis faire
moi-même. »
Au moment où Edmond, dans une espèce de
délire occasionné par lépuisement de sa force et
le vide de son cerveau, prononçait, anxieusement
tourné vers le château dIf, cette prière ardente, il
vit apparaître, à la pointe de lîle de Pomègue,
502
dessinant sa voile latine à lhorizon, et pareil à
une mouette qui vole en rasant le flot, un petit
bâtiment que loeil dun marin pouvait seul
reconnaître pour une tartane génoise sur la ligne
encore à demi obscure de la mer. Elle venait du
port de Marseille et gagnait le large en poussant
lécume étincelante devant la proue aiguë qui
ouvrait une route plus facile à ses flancs rebondis.
« Oh ! sécria Edmond, dire que dans une
demi-heure jaurais rejoint ce navire si je ne
craignais pas dêtre questionné, reconnu pour un
fugitif et reconduit à Marseille ! Que faire ? que
dire ? quelle fable inventer dont ils puissent être
la dupe ? Ces gens sont tous des contrebandiers,
des demi-pirates. Sous prétexte de faire le
cabotage, ils écument les côtes ; ils aimeront
mieux me vendre que de faire une bonne action
stérile.
« Attendons.
« Mais attendre est chose impossible : je
meurs de faim ; dans quelques heures, le peu de
forces qui me reste sera évanoui : dailleurs
lheure de la visite approche ; léveil nest pas
503
encore donné, peut-être ne se doutera-t-on de
rien : je puis me faire passer pour un des matelots
de ce petit bâtiment qui sest brisé cette nuit.
Cette fable ne manquera point de vraisemblance ;
nul ne viendra pour me contredire, ils sont bien
engloutis tous. Allons. »
Et, tout en disant ces mots, Dantès tourna les
yeux vers lendroit où le petit navire sétait brisé,
et tressaillit. À larête dun rocher était resté
accroché le bonnet phrygien dun des matelots
naufragés, et tout près de là flottaient quelques
débris de la carène, solives inertes que la mer
poussait et repoussait contre la base de lîle,
quelles battaient comme dimpuissants béliers.
En un instant, la résolution de Dantès fut
prise ; il se remit à la mer, nagea vers le bonnet,
sen couvrit la tête, saisit une des solives et se
dirigea pour couper la ligne que devait suivre le
bâtiment.
« Maintenant, je suis sauvé », murmura-t-il.
Et cette conviction lui rendit ses forces.
Bientôt, il aperçut la tartane, qui, ayant le vent
504
presque debout, courait des bordées entre le
château dIf et la tour de Planier. Un instant,
Dantès craignit quau lieu de serrer la côte le petit
bâtiment ne gagnât le large, comme il eût fait par
exemple si sa destination eût été pour la Corse ou
la Sardaigne : mais, à la façon dont il
manoeuvrait, le nageur reconnut bientôt quil
désirait passer, comme cest lhabitude des
bâtiments qui vont en Italie, entre lîle de Jaros et
lîle de Calaseraigne.
Cependant, le navire et le nageur approchaient
insensiblement lun de lautre ; dans une de ses
bordées, le petit bâtiment vint même à un quart
de lieue à peu près de Dantès. Il se souleva alors
sur les flots, agitant son bonnet en signe de
détresse ; mais personne ne le vit sur le bâtiment,
qui vira le bord et recommença une nouvelle
bordée. Dantès songea à appeler ; mais il mesura
de loeil la distance et comprit que sa voix
narriverait point jusquau navire, emportée et
couverte quelle serait auparavant par la brise de
la mer et le bruit des flots.
Cest alors quil se félicita de cette précaution
505
quil avait prise de sétendre sur une solive.
Affaibli comme il était, peut-être neût-il pas pu
se soutenir sur la mer jusquà ce quil eût rejoint
la tartane ; et, à coup sûr, si la tartane, ce qui était
possible, passait sans le voir, il neût pas pu
regagner la côte.
Dantès, quoiquil fût à peu près certain de la
route que suivait le bâtiment, laccompagna des
yeux avec une certaine anxiété, jusquau moment
où il lui vit faire son abattée et revenir à lui.
Alors il savança à sa rencontre ; mais avant
quils se fussent joints, le bâtiment commença à
virer de bord.
Aussitôt Dantès, par un effort suprême, se leva
presque debout sur leau, agitant son bonnet, et
jetant un de ces cris lamentables comme en
poussent les marins en détresse, et qui semblent
la plainte de quelque génie de la mer.
Cette fois, on le vit et on lentendit. La tartane
interrompit sa manoeuvre et tourna le cap de son
côté. En même temps, il vit quon se préparait à
mettre une chaloupe à la mer.
506
Un instant après, la chaloupe, montée par deux
hommes, se dirigea de son côté, battant la mer de
son double aviron. Dantès alors laissa glisser la
solive dont il pensait navoir plus besoin, et
nagea vigoureusement pour épargner la moitié du
chemin à ceux qui venaient à lui.
Cependant, le nageur avait compté sur des
forces presque absentes ; ce fut alors quil sentit
de quelle utilité lui avait été ce morceau de bois
qui flottait déjà, inerte, à cent pas de lui. Ses bras
commençaient à se roidir, ses jambes avaient
perdu leur flexibilité ; ses mouvements
devenaient durs et saccadés, sa poitrine était
haletante.
Il poussa un grand cri, les deux rameurs
redoublèrent dénergie, et lun deux lui cria en
italien :
« Courage ! »
Le mot lui arriva au moment où une vague,
quil navait plus la force de surmonter, passait
au-dessus de sa tête et le couvrait décume.
Il reparut battant la mer de ces mouvements
507
inégaux et désespérés dun homme qui se noie,
poussa un troisième cri, et se sentit enfoncer dans
la mer comme sil eût eu encore au pied le boulet
mortel.
Leau passa par-dessus sa tête, et à travers
leau, il vit le ciel livide avec des taches noires.
Un violent effort le ramena à la surface de la
mer. Il lui sembla alors quon le saisissait par les
cheveux ; puis il ne vit plus rien, il nentendit
plus rien ; il était évanoui.
Lorsquil rouvrit les yeux, Dantès se retrouva
sur le pont de la tartane, qui continuait son
chemin ; son premier regard fut pour voir quelle
direction elle suivait : on continuait de séloigner
du château dIf.
Dantès était tellement épuisé, que
lexclamation de joie quil fit fut prise pour un
soupir de douleur.
Comme nous lavons dit, il était couché sur le
pont : un matelot lui frottait les membres avec
une couverture de laine ; un autre, quil reconnut
pour celui qui lui avait crié : « Courage ! » lui
508
introduisait lorifice dune gourde dans la
bouche ; un troisième, vieux marin, qui était à la
fois le pilote et le patron, le regardait avec le
sentiment de pitié égoïste quéprouvent en
général les hommes pour un malheur auquel ils
ont échappé la veille et qui peut les atteindre le
lendemain.
Quelques gouttes de rhum, que contenait la
gourde, ranimèrent le coeur défaillant du jeune
homme, tandis que les frictions que le matelot, à
genoux devant lui, continuait dopérer avec de la
laine rendaient lélasticité à ses membres.
« Qui êtes-vous ? demanda en mauvais
français le patron.
Je suis, répondit Dantès en mauvais italien,
un matelot maltais ; nous venions de Syracuse,
nous étions chargés de vin et de panoline. Le
grain de cette nuit nous a surpris au cap Morgiou,
et nous avons été brisés contre ces rochers que
vous voyez là-bas.
Doù venez-vous ?
De ces rochers où javais eu le bonheur de
509
me cramponner, tandis que notre pauvre capitaine
sy brisait la tête. Nos trois autres compagnons se
sont noyés. Je crois que je suis le seul qui reste
vivant ; jai aperçu votre navire, et, craignant
davoir longtemps à attendre sur cette île isolée et
déserte, je me suis hasardé sur un débris de notre
bâtiment pour essayer de venir jusquà vous.
Merci, continua Dantès, vous mavez sauvé la
vie ; jétais perdu quand lun de vos matelots ma
saisi par les cheveux.
Cest moi, dit un matelot à la figure franche
et ouverte, encadrée de longs favoris noirs ; et il
était temps, vous couliez.
Oui, dit Dantès en lui tendant la main, oui,
mon ami, et je vous remercie une seconde fois.
Ma foi ! dit le marin, jhésitais presque ;
avec votre barbe de six pouces de long et vos
cheveux dun pied, vous aviez plus lair dun
brigand que dun honnête homme. »
Dantès se rappela effectivement que depuis
quil était au château dIf, il ne sétait pas coupé
les cheveux, et ne sétait point fait la barbe.
510
« Oui, dit-il, cest un voeu que javais fait à
Notre-Dame del Pie de la Grotta, dans un
moment de danger, dêtre dix ans sans couper
mes cheveux ni ma barbe. Cest aujourdhui
lexpiration de mon voeu, et jai failli me noyer
pour mon anniversaire.
Maintenant, quallons-nous faire de vous ?
demanda le patron.
Hélas ! répondit Dantès, ce que vous
voudrez : la felouque que je montais est perdue,
le capitaine est mort ; comme vous le voyez, jai
échappé au même sort, mais absolument nu :
heureusement, je suis assez bon matelot ; jetezmoi
dans le premier port où vous relâcherez, et je
trouverai toujours de lemploi sur un bâtiment
marchand.
Vous connaissez la Méditerranée ?
Jy navigue depuis mon enfance.
Vous savez les bons mouillages ?
Il y a peu de ports, même des plus difficiles,
dans lesquels je ne puisse entrer ou dont je ne
puisse sortir les yeux fermés.
511
Eh bien, dites donc, patron, demanda le
matelot qui avait crié courage à Dantès, si le
camarade dit vrai, qui empêche quil reste avec
nous ?
Oui, sil dit vrai, dit le patron dun air de
doute, mais dans létat où est le pauvre diable, on
promet beaucoup, quitte à tenir ce que lon peut.
Je tiendrai plus que je nai promis, dit
Dantès.
Oh ! oh ! fit le patron en riant, nous verrons
cela.
Quand vous voudrez, reprit Dantès en se
relevant. Où allez-vous ?
À Livourne.
Eh bien, alors, au lieu de courir des bordées
qui vous font perdre un temps précieux, pourquoi
ne serrez-vous pas tout simplement le vent au
plus près ?
Parce que nous irions donner droit sur lîle
de Rion.
Vous en passerez à plus de vingt brasses.
512
Prenez donc le gouvernail, dit le patron, et
que nous jugions de votre science. »
Le jeune homme alla sasseoir au gouvernail,
sassura par une légère pression que le bâtiment
était obéissant ; et, voyant que, sans être de
première finesse, il ne se refusait pas :
« Aux bras et aux boulines ! » dit-il.
Les quatre matelots qui formaient léquipage
coururent à leur poste, tandis que le patron les
regardait faire.
« Halez ! » continua Dantès.
Les matelots obéirent avec assez de précision.
« Et maintenant, amarrez bien ! »
Cet ordre fut exécuté comme les deux
premiers, et le petit bâtiment, au lieu de continuer
de courir des bordées, commença de savancer
vers lîle de Rion, près de laquelle il passa,
comme lavait prédit Dantès, en la laissant, par
tribord, à une vingtaine de brasses.
« Bravo ! dit le patron.
Bravo ! » répétèrent les matelots.
513
Et tous regardaient, émerveillés, cet homme
dont le regard avait retrouvé une intelligence et le
corps une vigueur quon était loin de soupçonner
en lui.
« Vous voyez, dit Dantès en quittant la barre,
que je pourrai vous être de quelque utilité,
pendant la traversée du moins. Si vous ne voulez
pas de moi à Livourne, eh bien, vous me laisserez
là ; et, sur mes premiers mois de solde, je vous
rembourserai ma nourriture jusque-là et les habits
que vous allez me prêter.
Cest bien, cest bien, dit le patron ; nous
pourrons nous arranger si vous êtes raisonnable.
Un homme vaut un homme, dit Dantès ; ce
que vous donnez aux camarades, vous me le
donnerez, et tout sera dit.
Ce nest pas juste, dit le matelot qui avait
tiré Dantès de la mer, car vous en savez plus que
nous.
De quoi diable te mêles-tu ? Cela te regardet-
il, Jacopo ? dit le patron ; chacun est libre de
sengager pour la somme qui lui convient.
514
Cest juste, dit Jacopo ; cétait une simple
observation que je faisais.
Eh bien, tu ferais bien mieux encore de
prêter à ce brave garçon, qui est tout nu, un
pantalon et une vareuse, si toutefois tu en as de
rechange.
Non, dit Jacopo, mais jai une chemise et un
pantalon.
Cest tout ce quil me faut, dit Dantès ;
merci, mon ami. »
Jacopo se laissa glisser par lécoutille, et
remonta un instant après avec les deux vêtements,
que Dantès revêtit avec un indicible bonheur.
« Maintenant, vous faut-il encore autre chose ?
demanda le patron.
Un morceau de pain et une seconde gorgée
de cet excellent rhum dont jai déjà goûté ; car il
y a bien longtemps que je nai rien pris. »
En effet, il y avait quarante heures à peu près.
On apporta à Dantès un morceau de pain, et
Jacopo lui présenta la gourde.
515
« La barre à bâbord ! » cria le capitaine en se
retournant vers le timonier.
Dantès jeta un coup doeil du même côté en
portant la gourde à sa bouche, mais la gourde
resta à moitié chemin.
« Tiens ! demanda le patron, que se passe-t-il
donc au château dIf ? »
En effet, un petit nuage blanc, nuage qui avait
attiré lattention de Dantès, venait dapparaître,
couronnant les créneaux du bastion sud du
château dIf.
Une seconde après, le bruit dune explosion
lointaine vint mourir à bord de la tartane.
Les matelots levèrent la tête en se regardant
les uns les autres.
« Que veut dire cela ? demanda le patron.
Il se sera sauvé quelque prisonnier cette nuit,
dit Dantès, et lon tire le canon dalarme. »
Le patron jeta un regard sur le jeune homme,
qui, en disant ces paroles, avait porté la gourde à
sa bouche ; mais il le vit savourer la liqueur
quelle contenait avec tant de calme et de
516
satisfaction, que, sil eut eu un soupçon
quelconque, ce soupçon ne fit que traverser son
esprit et mourut aussitôt.
« Voilà du rhum qui est diablement fort, fit
Dantès, essuyant avec la manche de sa chemise
son front ruisselant de sueur.
En tout cas, murmura le patron en le
regardant, si cest lui, tant mieux ; car jai fait là
lacquisition dun fier homme. »
Sous le prétexte quil était fatigué, Dantès
demanda alors à sasseoir au gouvernail. Le
timonier, enchanté dêtre relayé dans ses
fonctions, consulta de loeil le patron, qui lui fit
de la tête signe quil pouvait remettre la barre à
son nouveau compagnon.
Dantès ainsi placé put rester les yeux fixés du
côté de Marseille.
« Quel quantième du mois tenons-nous ?
demanda Dantès à Jacopo, qui était venu
sasseoir auprès de lui, en perdant de vue le
château dIf.
Le 28 février, répondit celui-ci.
517
De quelle année ? demanda encore Dantès.
Comment, de quelle année ! Vous demandez
de quelle année ?
Oui, reprit le jeune homme, je vous demande
de quelle année.
Vous avez oublié lannée où nous sommes ?
Que voulez-vous ! Jai eu si grande peur
cette nuit, dit en riant Dantès, que jai failli en
perdre lesprit ; si bien que ma mémoire en est
demeurée toute troublée : je vous demande donc
le 28 de février de quelle année nous sommes ?
De lannée 1829 », dit Jacopo.
Il y avait quatorze ans, jour pour jour, que
Dantès avait été arrêté.
Il était entré à dix-neuf ans au château dIf, il
en sortait à trente-trois ans.
Un douloureux sourire passa sur ses lèvres ; il
se demanda ce quétait devenue Mercédès
pendant ce temps où elle avait dû le croire mort.
Puis un éclair de haine salluma dans ses yeux
en songeant à ces trois hommes auxquels il devait
518
une si longue et si cruelle captivité.
Et il renouvela contre Danglars, Fernand et
Villefort ce serment dimplacable vengeance
quil avait déjà prononcé dans sa prison.
Et ce serment nétait plus une vaine menace,
car, à cette heure, le plus fin voilier de la
Méditerranée neût certes pu rattraper la petite
tartane qui cinglait à pleines voiles vers Livourne.
519
22
Les contrebandiers
Dantès navait point encore passé un jour à
bord, quil avait déjà reconnu à qui il avait
affaire. Sans avoir jamais été à lécole de labbé
Faria, le digne patron de la Jeune-Amélie, cétait
le nom de la tartane génoise, savait à peu près
toutes les langues qui se parlent autour de ce
grand lac quon appelle la Méditerranée ; depuis
larabe jusquau provençal ; cela lui donnait, en
lui épargnant les interprètes, gens toujours
ennuyeux et parfois indiscrets, de grandes
facilités de communication, soit avec les navires
quil rencontrait en mer, soit avec les petites
barques quil relevait le long des côtes, soit enfin
avec les gens sans nom, sans patrie, sans état
apparent, comme il y en a toujours sur les dalles
des quais qui avoisinent les ports de mer, et qui
520
vivent de ces ressources mystérieuses et cachées
quil faut bien croire leur venir en ligne directe de
la Providence, puisquils nont aucun moyen
dexistence visible à loeil nu : on devine que
Dantès était à bord dun bâtiment contrebandier.
Aussi le patron avait-il reçu Dantès à bord
avec une certaine défiance : il était fort connu de
tous les douaniers de la côte, et, comme cétait
entre ces messieurs et lui un échange de ruses
plus adroites les unes que les autres, il avait pensé
dabord que Dantès était un émissaire de dame
gabelle, qui employait cet ingénieux moyen de
pénétrer quelques-uns des secrets du métier. Mais
la manière brillante dont Dantès sétait tiré de
lépreuve quand il avait orienté au plus près
lavait entièrement convaincu ; puis ensuite,
quand il avait vu cette légère fumée flotter
comme un panache au-dessus du bastion du
château dIf, et quil avait entendu ce bruit
lointain de lexplosion, il avait eu un instant
lidée quil venait de recevoir à bord celui à qui,
comme pour les entrées et les sorties des rois, on
accordait les honneurs du canon ; cela linquiétait
moins déjà, il faut le dire, que si le nouveau venu
521
était un douanier ; mais cette seconde supposition
avait bientôt disparu comme la première à la vue
de la parfaite tranquillité de sa recrue.
Edmond eut donc lavantage de savoir ce
quétait son patron sans que son patron pût savoir
ce quil était ; de quelque côté que lattaquassent
le vieux marin ou ses camarades, il tint bon et ne
fit aucun aveu : donnant force détails sur Naples
et sur Malte, quil connaissait comme Marseille,
et maintenant, avec une fermeté qui faisait
honneur à sa mémoire, sa première narration. Ce
fut donc le Génois, tout subtil quil était, qui se
laissa duper par Edmond, en faveur duquel
parlaient sa douceur, son expérience nautique et
surtout la plus savante dissimulation.
Et puis, peut-être le Génois était-il comme ces
gens desprit qui ne savent jamais que ce quils
doivent savoir, et qui ne croient que ce quils ont
intérêt à croire.
Ce fut donc dans cette situation réciproque que
lon arriva à Livourne.
Edmond devait tenter là une nouvelle
épreuve : cétait de savoir sil se reconnaîtrait lui-
522
même, depuis quatorze ans quil ne sétait vu ; il
avait conservé une idée assez précise de ce
quétait le jeune homme, il allait voir ce quil
était devenu homme. Aux yeux de ses camarades,
son voeu était accompli : vingt fois déjà, il avait
relâché à Livourne, il connaissait un barbier rue
Saint-Ferdinand. Il entra chez lui pour se faire
couper la barbe et les cheveux.
Le barbier regarda avec étonnement cet
homme à la longue chevelure et à la barbe
épaisse et noire, qui ressemblait à une de ces
belles têtes du Titien. Ce nétait point encore la
mode à cette époque-là que lon portât la barbe et
les cheveux si développés : aujourdhui un
barbier sétonnerait seulement quun homme
doué de si grands avantages physiques consentît à
sen priver.
Le barbier livournais se mit à la besogne sans
observation.
Lorsque lopération fut terminée, lorsque
Edmond sentit son menton entièrement rasé,
lorsque ses cheveux furent réduits à la longueur
ordinaire, il demanda un miroir et se regarda.
523
Il avait alors trente-trois ans, comme nous
lavons dit, et ces quatorze années de prison
avaient pour ainsi dire apporté un grand
changement moral dans sa figure.
Dantès était entré au château dIf avec ce
visage rond, riant et épanoui du jeune homme
heureux, à qui les premiers pas dans la vie ont été
faciles, et qui compte sur lavenir comme sur la
déduction naturelle du passé : tout cela était bien
changé.
Sa figure ovale sétait allongée, sa bouche
rieuse avait pris ces lignes fermes et arrêtées qui
indiquent la résolution ; ses sourcils sétaient
arqués sous une ride unique, pensive ; ses yeux
sétaient empreints dune profonde tristesse, du
fond de laquelle jaillissaient de temps en temps
de sombres éclairs, de la misanthropie et de la
haine ; son teint, éloigné si longtemps de la
lumière du jour et des rayons du soleil, avait pris
cette couleur mate qui fait, quand leur visage est
encadré dans des cheveux noirs, la beauté
aristocratique des hommes du Nord ; cette
science profonde quil avait acquise avait, en
524
outre, reflété sur tout son visage une auréole
dintelligente sécurité ; en outre, il avait, quoique
naturellement dune taille assez haute, acquis
cette vigueur trapue dun corps toujours
concentrant ses forces en lui.
À lélégance des formes nerveuses et grêles
avait succédé la solidité des formes arrondies et
musculeuses. Quant à sa voix, les prières, les
sanglots et les imprécations lavaient changée,
tantôt en un timbre dune douceur étrange, tantôt
en une accentuation rude et presque rauque.
En outre, sans cesse dans un demi-jour et dans
lobscurité, ses yeux avaient acquis cette
singulière faculté de distinguer les objets pendant
la nuit, comme font ceux de lhyène et du loup.
Edmond sourit en se voyant : il était
impossible que son meilleur ami, si toutefois il
lui restait un ami, le reconnût ; il ne se
reconnaissait même pas lui-même.
Le patron de la Jeune-Amélie, qui tenait
beaucoup à garder parmi ses gens un homme de
la valeur dEdmond, lui avait proposé quelques
avances sur sa part de bénéfices futurs, et
525
Edmond avait accepté ; son premier soin, en
sortant de chez le barbier qui venait dopérer chez
lui cette première métamorphose, fut donc
dentrer dans un magasin et dacheter un
vêtement complet de matelot : ce vêtement,
comme on le sait, est fort simple : il se compose
dun pantalon blanc, dune chemise rayée et dun
bonnet phrygien.
Cest sous ce costume, en rapportant à Jacopo
la chemise et le pantalon quil lui avait prêtés,
quEdmond reparut devant le patron de la Jeune-
Amélie, auquel il fut obligé de répéter son
histoire. Le patron ne voulait pas reconnaître dans
ce matelot coquet et élégant lhomme à la barbe
épaisse, aux cheveux mêlés dalgues et au corps
trempé deau de mer, quil avait recueilli nu et
mourant sur le pont de son navire.
Entraîné par sa bonne mine, il renouvela donc
à Dantès ses propositions dengagement ; mais
Dantès, qui avait ses projets, ne les voulut
accepter que pour trois mois.
Au reste, cétait un équipage fort actif que
celui de la Jeune-Amélie, et soumis aux ordres
526
dun patron qui avait pris lhabitude de ne pas
perdre son temps. À peine était-il depuis huit
jours à Livourne, que les flancs rebondis du
navire étaient remplis de mousselines peintes, de
cotons prohibés, de poudre anglaise et de tabac
sur lequel la régie avait oublié de mettre son
cachet. Il sagissait de faire sortir tout cela de
Livourne, port franc, et de débarquer sur le rivage
de la Corse, doù certains spéculateurs se
chargeaient de faire passer la cargaison en
France.
On partit ; Edmond fendit de nouveau cette
mer azurée, premier horizon de sa jeunesse, quil
avait revu si souvent dans les rêves de sa prison.
Il laissa à sa droite la Gorgone, à sa gauche la
Pianosa, et savança vers la patrie de Paoli et de
Napoléon.
Le lendemain, en montant sur le pont, ce quil
faisait toujours dassez bonne heure, le patron
trouva Dantès appuyé à la muraille du bâtiment et
regardant avec une expression étrange un
entassement de rochers granitiques que le soleil
levant inondait dune lumière rosée : cétait lîle
527
de Monte-Cristo.
La Jeune-Amélie la laissa à trois quarts de
lieue à peu près à tribord et continua son chemin
vers la Corse.
Dantès songeait, tout en longeant cette île au
nom si retentissant pour lui, quil naurait quà
sauter à la mer et que dans une demi-heure il
serait sur cette terre promise. Mais là que ferait-il,
sans instruments pour découvrir son trésor, sans
armes pour le défendre ? Dailleurs, que diraient
les matelots ? que penserait le patron ? Il fallait
attendre.
Heureusement, Dantès savait attendre : il avait
attendu quatorze ans sa liberté ; il pouvait bien,
maintenant quil était libre, attendre six mois ou
un an la richesse.
Neût-il pas accepté la liberté sans la richesse
si on la lui eût proposée ?
Dailleurs cette richesse nétait-elle pas toute
chimérique ? Née dans le cerveau malade du
pauvre abbé Faria, nétait-elle pas morte avec
lui ?
528
Il est vrai que cette lettre du cardinal Spada
était étrangement précise.
Et Dantès répétait dun bout à lautre dans sa
mémoire cette lettre, dont il navait pas oublié un
mot.
Le soir vint ; Edmond vit lîle passer par
toutes les teintes que le crépuscule amène avec
lui, et se perdre pour tout le monde dans
lobscurité ; mais lui, avec son regard habitué à
lobscurité de la prison, il continua sans doute de
la voir, car il demeura le dernier sur le pont.
Le lendemain, on se réveilla à la hauteur
dAleria. Tout le jour on courut des bordées, le
soir des feux sallumèrent sur la côte. À la
disposition de ces feux on reconnut sans doute
quon pouvait débarquer, car un fanal monta au
lieu de pavillon à la corne du petit bâtiment, et
lon sapprocha à portée de fusil du rivage.
Dantès avait remarqué, pour ces circonstances
solennelles sans doute, que le patron de la Jeune-
Amélie avait monté sur pivot, en approchant de la
terre, deux petites couleuvrines, pareilles à des
fusils de rempart, qui, sans faire grand bruit,
529
pouvaient envoyer une jolie balle de quatre à la
livre à mille pas.
Mais, pour ce soir-là, la précaution fut
superflue ; tout se passa le plus doucement et le
plus poliment du monde. Quatre chaloupes
sapprochèrent à petit bruit du bâtiment, qui, sans
doute pour leur faire honneur, mit sa propre
chaloupe à la mer ; tant il y a que les cinq
chaloupes sescrimèrent si bien, quà deux heures
du matin tout le chargement était passé du bord
de la Jeune-Amélie sur la terre ferme.
La nuit même, tant le patron de la Jeune-
Amélie était un homme dordre, la répartition de
la prime fut faite : chaque homme eut cent livres
toscanes de part, cest-à-dire à peu près quatrevingts
francs de notre monnaie.
Mais lexpédition nétait pas finie ; on mit le
cap sur la Sardaigne. Il sagissait daller
recharger le bâtiment quon venait de décharger.
La seconde opération se fit aussi
heureusement que la première ; la Jeune-Amélie
était en veine de bonheur.
530
La nouvelle cargaison était pour le duché de
Lucques. Elle se composait presque entièrement
de cigares de La Havane, de vin de Xérès et de
Malaga.
Là on eut maille à partir avec la gabelle, cette
éternelle ennemie du patron de la Jeune-Amélie.
Un douanier resta sur le carreau, et deux matelots
furent blessés. Dantès était un de ces deux
matelots ; une balle lui avait traversé les chairs de
lépaule gauche.
Dantès était presque heureux de cette
escarmouche et presque content de cette
blessure ; elles lui avaient, ces rudes institutrices,
appris à lui-même de quel oeil il regardait le
danger et de quel coeur il supportait la souffrance.
Il avait regardé le danger en riant, et en recevant
le coup il avait dit comme le philosophe grec :
« Douleur, tu nes pas un mal. »
En outre, il avait examiné le douanier blessé à
mort, et, soit chaleur du sang dans laction, soit
refroidissement des sentiments humains, cette
vue ne lui avait produit quune légère impression.
Dantès était sur la voie quil voulait parcourir, et
531
marchait au but quil voulait atteindre : son coeur
était en train de se pétrifier dans sa poitrine.
Au reste, Jacopo, qui, en le voyant tomber,
lavait cru mort, sétait précipité sur lui, lavait
relevé, et enfin, une fois relevé, lavait soigné en
excellent camarade.
Ce monde nétait donc pas si bon que le voyait
le docteur Pangloss ; mais il nétait donc pas non
plus si méchant que le voyait Dantès, puisque cet
homme, qui navait rien à attendre de son
compagnon que dhériter sa part de primes,
éprouvait une si vive affliction de le voir tué ?
Heureusement, nous lavons dit, Edmond
nétait que blessé. Grâce à certaines herbes
cueillies à certaines époques et vendues aux
contrebandiers par de vieilles femmes sardes, la
blessure se referma bien vite. Edmond voulut
tenter alors Jacopo ; il lui offrit, en échange des
soins quil en avait reçus, sa part des primes,
mais Jacopo refusa avec indignation.
Il était résulté de cette espèce de dévouement
sympathique que Jacopo avait voué à Edmond du
premier moment où il lavait vu, quEdmond
532
accordait à Jacopo une certaine somme
daffection. Mais Jacopo nen demandait pas
davantage : il avait deviné instinctivement chez
Edmond cette suprême supériorité à sa position,
supériorité quEdmond était parvenu à cacher aux
autres. Et de ce peu que lui accordait Edmond, le
brave marin était content.
Aussi, pendant les longues journées de bord,
quand le navire courant avec sécurité sur cette
mer dazur navait besoin, grâce au vent
favorable qui gonflait ses voiles, que du secours
du timonier, Edmond, une carte marine à la main,
se faisait instituteur avec Jacopo, comme le
pauvre abbé Faria sétait fait instituteur avec lui.
Il lui montrait le gisement des côtes, lui
expliquait les variations de la boussole, lui
apprenait à lire dans ce grand livre ouvert audessus
de nos têtes, quon appelle le ciel, et où
Dieu a écrit sur lazur avec des lettres de diamant.
Et quand Jacopo lui demandait :
« À quoi bon apprendre toutes ces choses à un
pauvre matelot comme moi ? »
Edmond répondait :
533
« Qui sait ? tu seras peut-être un jour capitaine
de bâtiment : ton compatriote Bonaparte est bien
devenu empereur ! »
Nous avons oublié de dire que Jacopo était
Corse.
Deux mois et demi sétaient déjà écoulés dans
ces courses successives. Edmond était devenu
aussi habile caboteur quil était autrefois hardi
marin ; il avait lié connaissance avec tous les
contrebandiers de la côte : il avait appris tous les
signes maçonniques à laide desquels ces demipirates
se reconnaissent entre eux.
Il avait passé et repassé vingt fois devant son
île de Monte-Cristo, mais dans tout cela il navait
pas une seule fois trouvé loccasion dy
débarquer.
Il avait donc pris une résolution :
Cétait, aussitôt que son engagement avec le
patron de la Jeune-Amélie aurait pris fin, de louer
une petite barque pour son propre compte
(Dantès le pouvait, car dans ses différentes
courses il avait amassé une centaine de piastres),
534
et, sous un prétexte quelconque de se rendre à
lîle de Monte-Cristo.
Là, il ferait en toute liberté ses recherches.
Non pas en toute liberté, car il serait, sans
aucun doute, espionné par ceux qui lauraient
conduit.
Mais dans ce monde il faut bien risquer
quelque chose.
La prison avait rendu Edmond prudent, et il
aurait bien voulu ne rien risquer.
Mais il avait beau chercher dans son
imagination, si féconde quelle fût, il ne trouvait
pas dautres moyens darriver à lîle tant
souhaitée que de sy faire conduire.
Dantès flottait dans cette hésitation, lorsque le
patron, qui avait mis une grande confiance en lui,
et qui avait grande envie de le garder à son
service, le prit un soir par le bras et lemmena
dans une taverne de la via del Oglio, dans
laquelle avait lhabitude de se réunir ce quil y a
de mieux en contrebandiers à Livourne.
Cétait là que se traitaient dhabitude les
535
affaires de la côte. Déjà deux ou trois fois Dantès
était entré dans cette Bourse maritime ; et en
voyant ces hardis écumeurs que fournit tout un
littoral de deux mille lieues de tour à peu près, il
sétait demandé de quelle puissance ne
disposerait pas un homme qui arriverait à donner
limpulsion de sa volonté à tous ces fils réunis ou
divergents.
Cette fois, il était question dune grande
affaire : il sagissait dun bâtiment chargé de tapis
turcs, détoffes du Levant et de Cachemire ; il
fallait trouver un terrain neutre où léchange pût
se faire, puis tenter de jeter ces objets sur les
côtes de France.
La prime était énorme si lon réussissait, il
sagissait de cinquante à soixante piastres par
homme.
Le patron de la Jeune-Amélie proposa comme
lieu de débarquement lîle de Monte-Cristo,
laquelle, étant complètement déserte et nayant ni
soldats ni douaniers, semble avoir été placée au
milieu de la mer du temps de lOlympe païen par
Mercure, ce dieu des commerçants et des voleurs,
536
classes que nous avons faites séparées, sinon
distinctes, et que lAntiquité, à ce quil paraît,
rangeait dans la même catégorie.
À ce nom de Monte-Cristo, Dantès tressaillit
de joie : il se leva pour cacher son émotion et fit
un tour dans la taverne enfumée où tous les
idiomes du monde connu venaient se fondre dans
la langue franque.
Lorsquil se rapprocha des deux
interlocuteurs, il était décidé que lon relâcherait
à Monte-Cristo et que lon partirait pour cette
expédition dès la nuit suivante.
Edmond, consulté, fut davis que lîle offrait
toutes les sécurités possibles, et que les grandes
entreprises pour réussir, avaient besoin dêtre
menées vite.
Rien ne fut donc changé au programme arrêté.
Il fut convenu que lon appareillerait le
lendemain soir, et que lon tâcherait, la mer étant
belle et le vent favorable, de se trouver le
surlendemain soir dans les eaux de lîle neutre.
537
23
Lîle de Monte-Cristo
Enfin Dantès, par un de ces bonheurs
inespérés qui arrivent parfois à ceux sur lesquels
la rigueur du sort sest longtemps lassée, Dantès
allait arriver à son but par un moyen simple et
naturel, et mettre le pied dans lîle sans inspirer à
personne aucun soupçon.
Une nuit le séparait seulement de ce départ
tant attendu.
Cette nuit fut une des plus fiévreuses que
passa Dantès. Pendant cette nuit, toutes les
chances bonnes et mauvaises se présentèrent tour
à tour à son esprit : sil fermait les yeux, il voyait
la lettre du cardinal Spada écrite en caractères
flamboyants sur la muraille ; sil sendormait un
instant, les rêves le plus insensés venaient
tourbillonner dans son cerveau. Il descendait dans
538
les grottes aux pavés démeraudes, aux parois de
rubis, aux stalactites de diamants. Les perles
tombaient goutte à goutte comme filtre
dordinaire leau souterraine.
Edmond, ravi, émerveillé, remplissait ses
poches de pierreries ; puis il revenait au jour, et
ces pierreries sétaient changées en simples
cailloux. Alors il essayait de rentrer dans ces
grottes merveilleuses, entrevues seulement ; mais
le chemin se tordait en spirales infinies : lentrée
était redevenue invisible. Il cherchait inutilement
dans sa mémoire fatiguée ce mot magique et
mystérieux qui ouvrait pour le pêcheur arabe les
cavernes splendides dAli-Baba. Tout était
inutile ; le trésor disparu était redevenu la
propriété des génies de la terre, auxquels il avait
eu un instant lespoir de lenlever.
Le jour vint presque aussi fébrile que lavait
été la nuit ; mais il amena la logique à laide de
limagination, et Dantès put arrêter un plan
jusqualors vague et flottant dans son cerveau.
Le soir vint, et avec le soir les préparatifs du
départ. Ces préparatifs étaient un moyen pour
539
Dantès de cacher son agitation. Peu à peu, il avait
pris cette autorité sur ses compagnons, de
commander comme sil était le maître du
bâtiment ; et comme ses ordres étaient toujours
clairs, précis et faciles à exécuter, ses
compagnons lui obéissaient non seulement avec
promptitude, mais encore avec plaisir.
Le vieux marin le laissait faire : lui aussi avait
reconnu la supériorité de Dantès sur ses autres
matelots et sur lui-même. Il voyait dans le jeune
homme son successeur naturel, et il regrettait de
navoir pas une fille pour enchaîner Edmond par
cette haute alliance.
À sept heures du soir tout fut prêt ; à sept
heures dix minutes on doublait le phare, juste au
moment où le phare sallumait.
La mer était calme, avec un vent frais venant
du sud-est ; on naviguait sous un ciel dazur, où
Dieu allumait aussi tour à tour ses phares, dont
chacun est un monde. Dantès déclara que tout le
monde pouvait se coucher et quil se chargeait du
gouvernail.
Quand le Maltais (cest ainsi que lon appelait
540
Dantès) avait fait une pareille déclaration, cela
suffisait, et chacun sen allait coucher tranquille.
Cela arrivait quelquefois : Dantès, rejeté de la
solitude dans le monde, éprouvait de temps en
temps dimpérieux besoins de solitude. Or, quelle
solitude à la fois plus immense et plus poétique
que celle dun bâtiment qui flotte isolé sur la mer,
pendant lobscurité de la nuit, dans le silence de
limmensité et sous le regard du Seigneur ?
Cette fois, la solitude fut peuplée de ses
pensées, la nuit éclairée par ses illusions, le
silence animé par ses promesses.
Quand le patron se réveilla, le navire marchait
sous toutes voiles : il ny avait pas un lambeau de
toile qui ne fût gonflé par le vent ; on faisait plus
de deux lieues et demie à lheure.
Lîle de Monte-Cristo grandissait à lhorizon.
Edmond rendit le bâtiment à son maître et alla
sétendre à son tour dans son hamac : mais,
malgré sa nuit dinsomnie, il ne put fermer loeil
un seul instant.
Deux heures après, il remonta sur le pont ; le
541
bâtiment était en train de doubler lîle dElbe. On
était à la hauteur de Mareciana et au-dessus de
lîle plate et verte de la Pianosa. On voyait
sélancer dans lazur du ciel le sommet
flamboyant de Monte-Cristo.
Dantès ordonna au timonier de mettre la barre
à bâbord, afin de laisser la Pianosa à droite ; il
avait calculé que cette manoeuvre devrait
raccourcir la route de deux ou trois noeuds.
Vers cinq heures du soir, on eut la vue
complète de lîle. On en apercevait les moindres
détails, grâce à cette limpidité atmosphérique qui
est particulière à la lumière que versent les rayons
du soleil à son déclin.
Edmond dévorait des yeux cette masse de
rochers qui passait par toutes les couleurs
crépusculaires, depuis le rose vif jusquau bleu
foncé ; de temps en temps, des bouffées ardentes
lui montaient au visage ; son front sempourprait,
un nuage pourpre passait devant ses yeux.
Jamais joueur dont toute la fortune est en jeu
neut, sur un coup de dés, les angoisses que
ressentait Edmond dans ses paroxysmes
542
despérance.
La nuit vint : à dix heures du soir on aborda ;
la Jeune-Amélie était la première au rendez-vous.
Dantès, malgré son empire ordinaire sur luimême,
ne put se contenir : il sauta le premier sur
le rivage ; sil leût osé comme Brutus, il eût
baisé la terre.
Il faisait nuit close ; mais à onze heures la lune
se leva du milieu de la mer, dont elle argenta
chaque frémissement ; puis ses rayons, à mesure
quelle se leva, commencèrent à se jouer, en
blanches cascades de lumière, sur les roches
entassées de cet autre Pélion.
Lîle était familière à léquipage de la Jeune-
Amélie : cétait une de ses stations ordinaires.
Quant à Dantès, il lavait reconnue à chacun de
ses voyages dans le Levant, mais jamais il ny
était descendu.
Il interrogea Jacopo.
« Où allons-nous passer la nuit ? demanda-t-il.
Mais à bord de la tartane, répondit le marin.
Ne serions-nous pas mieux dans les grottes ?
543
Dans quelles grottes ?
Mais dans les grottes de lîle.
Je ne connais pas de grottes », dit Jacopo.
Une sueur froide passa sur le front de Dantès.
« Il ny a pas de grottes à Monte-Cristo ?
demanda-t-il.
Non. »
Dantès demeura un instant étourdi ; puis il
songea que ces grottes pouvaient avoir été
comblées depuis par un accident quelconque, ou
même bouchées, pour plus grandes précautions,
par le cardinal Spada.
Le tout, dans ce cas, était donc de retrouver
cette ouverture perdue. Il était inutile de la
chercher pendant la nuit. Dantès remit donc
linvestigation au lendemain. Dailleurs, un
signal arboré à une demi-lieue en mer, et auquel
la Jeune-Amélie répondit aussitôt par un signal
pareil, indiqua que le moment était venu de se
mettre à la besogne.
Le bâtiment retardataire, rassuré par le signal
qui devait faire connaître au dernier arrivé quil y
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avait toute sécurité à saboucher, apparut bientôt
blanc et silencieux comme un fantôme, et vint
jeter lancre à une encablure du rivage.
Aussitôt le transport commença.
Dantès songeait, tout en travaillant, au hourra
de joie que dun seul mot il pourrait provoquer
parmi tous ces hommes sil disait tout haut
lincessante pensée qui bourdonnait tout bas à
son oreille et à son coeur. Mais, tout au contraire
de révéler le magnifique secret, il craignait den
avoir déjà trop dit et davoir, par ses allées et
venues, ses demandes répétées, ses observations
minutieuses et sa préoccupation continuelle,
éveillé les soupçons. Heureusement, pour cette
circonstance du moins, que chez lui un passé bien
douloureux reflétait sur son visage une tristesse
indélébile, et que les lueurs de gaieté entrevues
sous ce nuage nétaient réellement que des
éclairs.
Personne ne se doutait donc de rien, et lorsque
le lendemain, en prenant un fusil, du plomb et de
la poudre, Dantès manifesta le désir daller tuer
quelquune de ces nombreuses chèvres sauvages
545
que lon voyait sauter de rocher en rocher, on
nattribua cette excursion de Dantès quà lamour
de la chasse ou au désir de la solitude. Il ny eut
que Jacopo qui insista pour le suivre. Dantès ne
voulut pas sy opposer, craignant par cette
répugnance à être accompagné dinspirer
quelques soupçons. Mais à peine eut-il fait un
quart de lieue, quayant trouvé loccasion de tirer
et de tuer un chevreau, il envoya Jacopo le porter
à ses compagnons, les invitant à le faire cuire et à
lui donner lorsquil serait cuit, le signal den
manger sa part en tirant un coup de fusil ;
quelques fruits secs et un fiasco de vin de Monte-
Pulciano devaient compléter lordonnance du
repas.
Dantès continua son chemin en se retournant
de temps en temps. Arrivé au sommet dune
roche, il vit à mille pieds au-dessous de lui ses
compagnons que venait de rejoindre Jacopo et
qui soccupaient déjà activement des apprêts du
déjeuner, augmenté, grâce à ladresse dEdmond,
dune pièce capitale.
Edmond les regarda un instant avec ce sourire
546
doux et triste de lhomme supérieur.
« Dans deux heures, dit-il, ces gens-là
repartiront, riches de cinquante piastres, pour
aller, en risquant leur vie, essayer den gagner
cinquante autres ; puis reviendront, riches de six
cents livres, dilapider ce trésor dans une ville
quelconque, avec la fierté des sultans et la
confiance des nababs. Aujourdhui, lespérance
fait que je méprise leur richesse, qui me paraît la
plus profonde misère ; demain, la déception fera
peut-être que je serai forcé de regarder cette
profonde misère comme le suprême bonheur...
Oh ! non, sécria Edmond, cela ne sera pas ; le
savant, linfaillible Faria ne se serait pas trompé
sur cette seule chose. Dailleurs autant vaudrait
mourir que de continuer de mener cette vie
misérable et inférieure. »
Ainsi Dantès, qui, il y a trois mois, naspirait
quà la liberté, navait déjà plus assez de la liberté
et aspirait à la richesse ; la faute nen était pas à
Dantès, mais à Dieu, qui, en bornant la puissance
de lhomme, lui a fait des désirs infinis !
Cependant par une route perdue entre deux
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murailles de roches, suivant un sentier creusé par
le torrent et que, selon toute probabilité, jamais
pied humain navait foulé, Dantès sétait
approché de lendroit où il supposait que les
grottes avaient dû exister. Tout en suivant le
rivage de la mer et en examinant les moindres
objets avec une attention sérieuse, il crut
remarquer sur certains rochers des entailles
creusées par la main de lhomme.
Le temps, qui jette sur toute chose physique
son manteau de mousse, comme sur les choses
morales son manteau doubli, semblait avoir
respecté ces signes tracés avec une certaine
régularité, et dans le but probablement dindiquer
une trace ; de temps en temps cependant, ces
signes disparaissaient sous des touffes de myrtes,
qui sépanouissaient en gros bouquets chargés de
fleurs, ou sous des lichens parasites. Il fallait
alors quEdmond écartât les branches ou soulevât
les mousses pour retrouver les signes indicateurs
qui le conduisaient dans cet autre labyrinthe. Ces
signes avaient, au reste, donné bon espoir à
Edmond. Pourquoi ne serait-ce pas le cardinal qui
les aurait tracés pour quils pussent, en cas dune
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catastrophe quil navait pas pu prévoir si
complète, servir de guide à son neveu ? Ce lieu
solitaire était bien celui qui convenait à un
homme qui voulait enfouir un trésor. Seulement,
ces signes infidèles navaient-ils pas attiré
dautres yeux que ceux pour lesquels ils étaient
tracés, et lîle aux sombres merveilles avait-elle
fidèlement gardé son magnifique secret ?
Cependant, à soixante pas du port à peu près,
il sembla à Edmond, toujours caché à ses
compagnons par les accidents du terrain, que les
entailles sarrêtaient ; seulement, elles
naboutissaient à aucune grotte. Un gros rocher
rond posé sur une base solide était le seul but
auquel elles semblassent conduire. Edmond pensa
quau lieu dêtre arrivé à la fin, il nétait peutêtre,
tout au contraire, quau commencement ; il
prit en conséquence le contre-pied et retourna sur
ses pas.
Pendant ce temps, ses compagnons préparaient
le déjeuner, allaient puiser de leau, à la source,
transportaient le pain et les fruits à terre et
faisaient cuire le chevreau. Juste au moment où
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ils le tiraient de sa broche improvisée, ils
aperçurent Edmond qui, léger et hardi comme un
chamois, sautait de rocher en rocher : ils tirèrent
un coup de fusil pour lui donner le signal. Le
chasseur changea aussitôt de direction, et revint
tout courant à eux. Mais au moment où tous le
suivaient des yeux dans lespèce de vol quil
exécutait, taxant son adresse de témérité, comme
pour donner raison à leurs craintes, le pied
manqua à Edmond ; on le vit chanceler à la cime
dun rocher, pousser un cri et disparaître.
Tous bondirent dun seul élan, car tous
aimaient Edmond, malgré sa supériorité ;
cependant, ce fut Jacopo qui arriva le premier.
Il trouva Edmond étendu sanglant et presque
sans connaissance : il avait dû rouler dune
hauteur de douze ou quinze pieds. On lui
introduisit dans la bouche quelques gouttes de
rhum, et ce remède qui avait déjà eu tant
defficacité sur lui, produisit le même effet que la
première fois.
Edmond rouvrit les yeux, se plaignit de
souffrir une vive douleur au genou, une grande
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pesanteur à la tête et des élancements
insupportables dans les reins. On voulut le
transporter jusquau rivage ; mais lorsquon le
toucha, quoique ce fût Jacopo qui dirigeât
lopération, il déclara en gémissant quil ne se
sentait point la force de supporter le transport.
On comprend quil ne fut point question de
déjeuner pour Dantès ; mais il exigea que ses
camarades, qui navaient pas les mêmes raisons
que lui pour faire diète, retournassent à leur
poste. Quant à lui, il prétendit quil navait besoin
que dun peu de repos, et quà leur retour ils le
trouveraient soulagé.
Les marins ne se firent pas trop prier : les
marins avaient faim, lodeur du chevreau arrivait
jusquà eux et lon nest point cérémonieux entre
loups de mer.
Une heure après, ils revinrent. Tout ce
quEdmond avait pu faire, cétait de se traîner
pendant un espace dune dizaine de pas pour
sappuyer à une roche moussue.
Mais, loin de se calmer, les douleurs de
Dantès avaient semblé croître en violence. Le
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vieux patron, qui était forcé de partir dans la
matinée pour aller déposer son chargement sur
les frontières du Piémont et de la France, entre
Nice et Fréjus, insista pour que Dantès essayât de
se lever. Dantès fit des efforts surhumains pour se
rendre à cette invitation mais à chaque effort, il
retombait plaintif et pâlissant.
« Il a les reins cassés, dit tout bas le patron :
nimporte ! cest un bon compagnon, et il ne faut
pas labandonner ; tâchons de le transporter
jusquà la tartane. »
Mais Dantès déclara quil aimait mieux mourir
où il était que de supporter les douleurs atroces
que lui occasionnerait le mouvement, si faible
quil fût.
« Eh bien, dit le patron, advienne que pourra,
mais il ne sera pas dit que nous avons laissé sans
secours un brave compagnon comme vous. Nous
ne partirons que ce soir. »
Cette proposition étonna fort les matelots,
quoique aucun deux ne la combattît, au
contraire. Le patron était un homme si rigide, que
cétait la première fois quon le voyait renoncer à
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une entreprise, ou même retarder son exécution.
Aussi Dantès ne voulut-il pas souffrir quon fit
en sa faveur une si grave infraction aux règles de
la discipline établie à bord.
« Non, dit-il au patron, jai été un maladroit, et
il est juste que je porte la peine de ma
maladresse. Laissez-moi une petite provision de
biscuit, un fusil, de la poudre et des balles pour
tuer des chevreaux, ou même pour me défendre,
et une pioche pour me construire, si vous tardiez
trop à me venir prendre, une espèce de maison.
Mais tu mourras de faim, dit le patron.
Jaime mieux cela, répondit Edmond, que de
souffrir les douleurs inouïes quun seul
mouvement me fait endurer. »
Le patron se retournait du côté du bâtiment,
qui se balançait avec un commencement
dappareillage dans le petit port, prêt à reprendre
la mer dès que sa toilette serait achevée.
« Que veux-tu donc que nous fassions,
Maltais, dit-il, nous ne pouvons tabandonner
ainsi, et nous ne pouvons rester, cependant ?
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Partez, partez ! sécria Dantès.
Nous serons au moins huit jours absents, dit
le patron, et encore faudra-t-il que nous nous
détournions de notre route pour te venir prendre.
Écoutez, dit Dantès : si dici deux ou trois
jours, vous rencontrez quelque bâtiment pêcheur
ou autre qui vienne dans ces parages,
recommandez-moi à lui, je donnerai vingt-cinq
piastres pour mon retour à Livourne. Si vous nen
trouvez pas, revenez. »
Le patron secoua la tête.
« Écoutez, patron Baldi, il y a un moyen de
tout concilier, dit Jacopo ; partez ; moi, je resterai
avec le blessé pour le soigner.
Et tu renonceras à ta part de partage, dit
Edmond, pour rester avec moi ?
Oui, dit Jacopo, et sans regret.
Allons, tu es un brave garçon, Jacopo, dit
Edmond, Dieu te récompensera de ta bonne
volonté ; mais je nai besoin de personne, merci :
un jour ou deux de repos me remettront et
jespère trouver dans ces rochers certaines herbes
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excellentes contre les contusions. »
Et un sourire étrange passa sur les lèvres de
Dantès ; il serra la main de Jacopo avec effusion,
mais il demeura inébranlable dans sa résolution
de rester, et de rester seul.
Les contrebandiers laissèrent à Edmond ce
quil demandait et séloignèrent non sans se
retourner plusieurs fois, lui faisant à chaque fois
quils détournaient tous les signes dun cordial
adieu, auquel Edmond répondait de la main
seulement, comme sil ne pouvait remuer le reste
du corps.
Puis, lorsquils eurent disparu :
« Cest étrange, murmura Dantès en riant, que
ce soit parmi de pareils hommes que lon trouve
des preuves damitié et des actes de
dévouement. »
Alors il se traîna avec précaution jusquau
sommet dun rocher qui lui dérobait laspect de la
mer, et de là il vit la tartane achever son
appareillage, lever lancre, se balancer
gracieusement comme une mouette qui va
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prendre son vol, et partir.
Au bout dune heure, elle avait complètement
disparu : du moins, de lendroit où était demeuré
le blessé, il était impossible de la voir.
Alors Dantès se releva, plus souple et plus
léger quun des chevreaux qui bondissaient parmi
les myrtes et les lentisques sur ces rochers
sauvages, prit son fusil dune main, sa pioche de
lautre, et courut à cette roche à laquelle
aboutissaient les entailles quil avait remarquées
sur les rochers.
« Et maintenant, sécria-t-il en se rappelant
cette histoire du pêcheur arabe que lui avait
racontée Faria, maintenant, Sésame, ouvre-toi ! »
FIN DU TOME PREMIER
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Cet ouvrage est le 113e publié
dans la collection À tous les vents
par la Bibliothèque électronique du Québec.
La Bibliothèque électronique du Québec
est la propriété exclusive de
Jean-Yves Dupuis.
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